On la croyait passée de mode, son image à jamais imprégnée du charme délicieusement suranné de Marlene Dietrich, de Rita Hayworth et des autres icônes du cinéma d’avant et d’après-guerre. Et voilà que sa silhouette sulfureuse, tout en jambes fuselées, en gorges déployées et en £illades mystérieuses, embrase à nouveau les imaginations. L’heure de la revanche aurait-elle sonné pour la femme fatale ? La pub, la mode et les magazines féminins l’ont en tout cas arrachée au purgatoire où l’avait jetée une révolution sexuelle en froid avec les attributs glamour de la féminité.

On voit même de jeunes créatrices, la vingtaine ou la trentaine à peine consommée, se plonger à nouveau avec gourmandise dans son univers vénéneux. Parmi elles, Aurore Jean et le duo du label Shampoo & Conditioner. Subjuguées par son sex-appeal, sa sophistication étudiée et ce mélange détonnant d’ingénuité espiègle et d’intelligence calculatrice, ces fringantes Bruxelloises revisitent à corp perdu la garde-robe et les codes esthétiques de la vamp. Sans complexe et sans dogmatisme. Les aiguilles de leurs talons solidement plantés dans le xxie siècle, elles ne se contentent pas de  » copier-coller  » les artifices en vogue dans les années 1950. Elles les accommodent à leur sauce… piquante, histoire de bien montrer qu’elles ne sont pas prisonnières d’une nostalgie révérencieuse. Si elles aiment les corsets, elles n’apprécient guère, en revanche, de voir leur créativité corsetée…

Hymne au glamour

L’humour tient d’ailleurs une place prépondérante dans leur travail. Elles revendiquent haut et fort un droit à l’autodérision. Teinté de fétichisme et d’imagerie pin-up pour Mademoiselle Jean, adepte à ses heures perdues de performances gentiment gore, saupoudré de romantisme, de gothique chic et d’univers burtonien pour les  » s£urs  » Shampoo (en réalité Aude De Wolf et Vanessa Vukicevic). Un regard décalé qui montre qu’elles ont digéré les appréhensions névrotiques de leurs aînées. Elles peuvent se jucher sur des escarpins vertigineux (les quittent-elles seulement, Vanessa affirmant, un sourire en coin, que sa partenaire aurait très bien pu accoucher en hauts talons…), se glisser dans des robes scandaleusement sensuelles sans pour autant se sentir rabaissées au rang d’objet sexuel ou de faire-valoir de  » môsieur « . Leur audace résonne donc comme un hymne à la féminité décomplexée, dé-mar-chan-di-sée.  » Les femmes se sont tellement battues pour l’égalité des sexes qu’elles ont oublié qu’elles étaient des femmes « , ironise l’intrépide Aurore Jean. Pour qui légèreté et naïveté ne vont pas – plus – forcément de pair… Une profession de foi iconoclaste qu’entonnaient déjà toutes les  » Gilda  » d’hier. Et dont le refrain voluptueux retentira le samedi 17 juin prochain. A l’initiative de Weekend et de Dirty Dancing, ces 2+1 agents provocateurs défileront ensemble au Mirano Continental, à Bruxelles, pour une soirée qui s’annonce très hot couture (1). Machos impénitents s’abstenir…

Trois hirondelles bruxelloises – elles préféreraient sans doute l’étiquette chauve-souris pour son aura mystérieuse… – qui font apparemment le printemps. Un peu partout, la femme fatale exhale en effet son parfum capiteux. Ici, c’est Etam qui fait appel à la pulpeuse Fifi Chachnil pour une collection de lingerie très Fifties mêlant vichy, dentelles et rubans roses. Là, c’est Dior qui met en scène une Charlize Theron à la stature très wellesienne (époque  » The Lady from Shanghai « ) pour son parfum J’Adore. Là encore, ce sont les talons qui n’en finissent pas de défier les lois de l’apesanteur (les escarpins Pigalle flirtent avec les 12 centimètres…).

La fin justifie les moyens

Et que dire de tous ces clones de Poison Ivy (un personnage de Comics américain à la plastique avantageuse, mais animé de funestes desseins, créé en 1966 par Robert Kanigher) qui défilent tous crocs dehors sur les podiums ? Sentant le vent tourner, la plupart des créateurs ont en effet pris soin de glisser l’une ou l’autre silhouette de femme fatale dans leurs collections estivales. C’est notamment le cas de Sonia Rykiel, de Chanel (un must pour les accros de la femme à double tranchant), de Giorgio Armani ou de Versace.

Sur la scène artistique aussi, le mythe fait des ravages. Le succès médiatique d’une Dita Von Teese, strip-teaseuse chic et choc qui cultive avec brio son image Martini dry, témoigne également de cet engouement pour une féminité exacerbée mais pas du tout mièvre. Même le cinéma français, pourtant peu enclin à la frivolité, se la joue rétro-glamour. Dans  » Quatre étoiles « , le dernier film de Christian Vincent, Isabelle Carré campe une flamboyante arnaqueuse dans la veine des héroïnes de polars américains de l’époque. Auxquelles elle emprunte d’ailleurs également quelques tics vestimentaires : foulard Hermès noué sur la tête, lunettes de soleil XXL et robes cintrées comme l’écorce d’un tronc d’arbre. Dans la même veine, on pourrait également citer le  » Femme fatale  » de Brian De Palma (2002), qui met lui aussi en scène une héroïne à la fois diabolique et terriblement fragile.

Encore faut-il s’entendre sur le sens à donner à l’expression  » femme fatale « . Marilyn Monroe en était-elle une ? Non. Elle n’a bien sûr pas fait mystère de son anatomie, mais elle n’était pas animée de l’esprit de revanche ni de cette froide assurance que l’on retrouve d’ordinaire chez les héritières de Theda Bara (la première femme fatale moderne, apparue dans le film  » A Fool There Was  » en 1915). Marilyn ne pouvait résister aux hommes qui se montraient un tant soit peu prévenants avec elle, alors que le propre d’une femme fatale est, au contraire, d’user de son pouvoir de séduction pour mettre au pas, sans état d’âme – ou si peu -, les hommes qui peuvent l’aider à concrétiser ses ambitions. On parlera donc plutôt de femme-enfant dans le cas de l’inoubliable interprète de  » Certains l’aiment chaud  » (1959).  » La femme fatale séduit, sans se  » donner « , résume la féministe Christine Bard. Elle est souvent caractérisée physiquement comme une femme ultraféminine et moralement comme une femme à la psychologie virile.  » Norma Jean Baker avait l’un mais pas l’autre.

Le côté obscur de la force

Voilà pour l’esprit. Qui peut revêtir des formes très diverses. Il n’y a qu’à voir la différence de tonalité entre l’extravagance ludique d’Aurore Jean, nourrie de culture populaire, voire underground – elle admire Betty Page, les films de John Waters et avoue un penchant pour le kitsch -, et la sobriété à double fond de ses coreligionnaires de Shampoo.  » A double fond  » car à bien y regarder, chaque élément de la boutique de la rue des Chartreux, même le plus innocent en apparence comme une petite robe de tennis, recèle l’un ou l’autre détail qui va le rendre furieusement sexy. D’autant plus sexy d’ailleurs qu’il prend le contrepied des convenances, des normes, des conformismes.  » On aime les femmes un peu animales, un peu dangereuses « , confient en ch£ur Aude De Wolf et Vanessa Vukicevic.

Que Mademoiselle Jean et le tandem de Shampoo évoluent dans des univers esthétiques distincts ne les empêche donc pas de vouer le même culte à la femme émancipée, indépendante et volontiers séductrice. Car ce qui compte pour obtenir cette créature envoûtante, que certains voient comme l’alter ego féminin de Don Juan, c’est bien ce mélange de sensualité et de force de caractère. Ensemble, ils forment sa matrice, sa carte génétique. Après, qu’elle soit blonde ou brune… C’est juste une question de sensibilité et de tempérament.  » Pour moi, déclarait ainsi à  » L’Express  » l’actrice Jeanne Balibar (2), les vraies femmes fatales, ce ne sont pas les Marlene Dietrich, ces personnages qui intriguent et dont on peut décrire le destin en termes de morale, mais les héroïnes légères comme Louise Brooks dans  » Loulou  » (1929) ou Jeanne Moreau dans  » Jules et Jim  » (1962), des forces qui sont toujours dans l’instant et qui, du coup, rendent le monde instable.  »

Certes, mais n’oublions pas que cette ombre maléfique, obscure et indéchiffrable fait partie du patrimoine de la femme fatale. Et ce depuis la nuit des temps. Car, contrairement à une idée reçue, la vamp n’est pas le fruit défendu de la modernité. Elle a pour ainsi dire toujours existé. On la retrouve déjà dans les récits bibliques et mythologiques sous les traits de Circé, Médée, Cléopâtre, Judith, Dalila ou Salomé. Autant de femmes qui vont utiliser leurs charmes irrésistibles pour étancher leur soif de vengeance ou de justice. Avec déjà une proie de prédilection : l’homme.

Tombé dans l’oubli au Moyen Age (encore que, les sorcières étaient à l’origine gratifiées d’atours flatteurs), cet archétype féminin devait resurgir à la fin du xixe siècle sous les pinceaux des peintres symbolistes comme Félicien Rops, Gustave Moreau ou Fernand Khnopff, tous fascinés par la cohabitation dans le même corps du beau et du mal. L’occasion également d’illustrer de façon théâtrale, symbolique, le changement en train de s’opérer dans les rapports hommes-femmes à la suite de la découverte de l’inconscient par Sigmund Freund. En tant qu’objet du désir, épine dorsale de la psyché, la femme devient l’instrument de la perte de l’homme, lequel est dès lors dépeint comme un martyr de cet auxiliaire du diable.

L’objet du désir

Cette réputation sulfureuse restera ancrée dans l’inconscient collectif, et brûlera plus tard des kilomètres de pellicule.  » Icône et fétiche de ce glamour, écrit l’historien Antoine de Baecque dans le troisième tome de l’  » Histoire du corps  » (Seuil), voici la femme fatale, telle que sculptée par Hollywood, entraînant par sa beauté, par le désir de vie et de mort qu’elle inspire, les hommes vers la source divine, mais, plus souvent encore, vers le mal et le malheur.  » Après les vestales aperçues dans les westerns, place donc aux garces, aux harpies, chez qui la passion de l’argent (souvent un paravent pour se débarrasser de l’emprise masculine) annihile à la fois l’épouse et la mère.

Leur magnétisme érotique connaîtra des avatars divers. A la vamp  » classique  » de la Grande Guerre – regard fascinant, jeu emprunté, sensualité orientaliste (songeons à l’ensorcelante Mata Hari) et amours empoisonnés – succéderont les  » produits  » hollywoodiens, plus formatés, comme Jean Harlow ou Harlean Carpentier. Toujours aussi tentatrices, ces viragos distillent leur poison dans la réalité de l’époque, là où leurs prédécesseurs privilégiaient l’évasion et les contes. Leur jusqu’au-boutisme et leur esprit manipulateur mâtinés de grâce feront les délices du cinéma noir. Censure oblige, on assistera dans les années 1930 à une uniformisation et à une neutralisation des affects et des désirs censés ronger le c£ur des Cruella. La femme fatale apparaît du coup moins mélancolique et plus séductrice. Moins fatale et plus sublimée, plus transparente aussi. C’est l’ère des stars. Qui annonce l’ultime mutation de la vamp, désormais plus sucrée que salée, la pin-up girl,  » conçue aux mesures des désirs conformistes des braves soldats yankees du second conflit mondial « , commente l’historien Antoine de Baecque. On est donc passé en quelques années de la femme-démon, exotique et sophistiquée, rejetée à la fois par les hommes qu’elle dompte et humilie et par les femmes qu’elle caricature, à la fille joufflue et fessue… La silhouette de Marilyn Monroe, séductrice en diable mais aux ongles limés, se profile à l’horizon. On change alors de registre. Mais le ver est dans le fruit. Profitant du vaste chantier identitaire en cours (qui va jusqu’à remettre en question le principe même de l’identité sexuelle) et de la tendance à recycler à tout va les étendards du passé, la voilà qui revient tourmenter les hommes – et les femmes dociles – et pimenter la cuisine des sentiments. Simple gesticulation ou lame de fond ? Le mystère reste entier…

Carnet d’adresses en page 80. (1) Plus de détails dans notre édition du 9 juin prochain. Internet : www.dirtydancing.be

(2)  » L’Express  » du 18/09/2003.

Laurent Raphaël

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