A 25 ans, le Belge d’origine italienne Daniele Controversio vient d’être nommé créateur pour la Femme chez DieselStyleLab. Portrait d’un surdoué de la mode qui n’a pas sa langue en poche.

En italien, le mot  » controversio  » ne veut absolument rien dire. Pourtant, à une lettre près (un petit a à la place du o final), la  » controverse  » prend forme, installant un climat qui sied délicieusement à Daniele Controversio, 25 ans seulement et déjà créateur attitré des silhouettes féminines de la marque pointue DieselStyleLab.  » Je remercie tous ceux qui ont essayé de me casser, assène d’emblée le jeune homme déterminé. Notamment mes professeurs qui ne m’ont jamais considéré comme le brillant étudiant de La Cambre. Je sais que ma grande gueule et mon arrogance peuvent être perçus comme de la mégalomanie et j’aime jouer avec cela. Mais, au fond de moi, je sais aussi que j’ai beaucoup d’humilité car tout ce que j’ai vécu jusqu’à présent ne peut que me rendre humble. La différence, c’est que moi, j’ose. D’ailleurs, je suis persuadé qu’un jour, on écrira un livre sur moi.  »

Le décor est planté. Daniele Controversio a une haute opinion de lui-même. A tort ou à raison ? La seconde hypothèse semble être la bonne, même si la polémique risque de perdurer encore et encore. Car ce créateur talentueux a la controverse dans le sang, héritée d’un grand-père qui fut jadis enfant abandonné sur un trottoir de Sicile, d’où ce patronyme allégorique trouvé par les autorités locales.  » Je tiens à ce nom unique plus que tout et jamais je ne le vendrai « , clame Daniele pour mieux dénoncer ces quelques grands couturiers qui ont un jour uni leur destin au portefeuille d’un financier, au risque de perdre l’utilisation de leur propre nom.

Pour le jeune homme, le sens de la famille est sacré car il doit à cette famille d’avoir précisément forgé ses premiers désirs de mode. Originaire de la région de Morlanwelz, Daniele Controversio a grandi modestement au milieu de cinq frères et s£urs élevés par des parents italiens venus décrocher un travail en Belgique.  » Mon père a toujours espéré retourner rapidement en Sicile, avoue le créateur. C’est pour cette raison que, pendant huit ans, j’ai suivi à la fois les cours de l’école officielle et les cours de l’école italienne. Préserver cette culture était essentiel aux yeux de mon père et d’ailleurs, chaque été, nous allions en vacances en Sicile chez ma grand-mère qui était couturière. Je crois que j’ai été sensibilisé par son travail, d’autant plus que ma s£ur aînée, qui a dix-sept ans de plus que moi, était aussi couturière à l’époque. Bref, tout au long de l’année, j’étais en contact permanent avec des bouts de tissus que l’on assemblait, sans savoir ce qu’était réellement le stylisme.  »

Malgré les rêves siciliens du père, la famille Controversio poursuit sa destinée en Belgique. Daniele nourrit très tôt son désir d’indépendance et, dès l’âge de 13 ans, il suit une formation de tailleur avant de travailler le week-end comme vendeur dans une boutique de prêt-à-porter. Le virus de la mode le gagne progressivement, sous le regard moqueur de ses condisciples de classe et au grand désespoir du patriarche qui le voyait plutôt électricien. Mais l’adolescent a du caractère et ne se laisse pas démonter. Attiré par l’esthétique en général et le vêtement en particulier, il se fixe La Cambre comme objectif scolaire, même s’il redoute à l’époque l’examen d’entrée. Il le réussit pourtant du premier coup et fait donc partie des vingt heureux élus sur la soixantaine de candidats présents (en dernière année, ils ne seront finalement que trois diplômés !) Son parcours du combattant débute alors sur les chapeaux de roue :  » J’ai toujours comparé mon passage à La Cambre à un service militaire, précise Daniele. Comme je suis un peu rebelle, j’ai toujours été le cauchemar ou le rêve û c’est selon û des professeurs. Forcément, j’ai eu beaucoup de problèmes relationnels parce que j’ai toujours voulu être indépendant contrairement aux autres étudiants. Je n’ai jamais eu peur de transgresser les conseils des profs et surtout d’apprendre par moi-même. D’ailleurs, on n’apprend pas vraiment la mode à La Cambre. On apprend plutôt à se gérer soi-même et, dans ce cadre-là, les profs jouent davantage un rôle de psychanalyste.  »

Au fil de ses études de stylisme, Daniele n’hésite pas à ruer dans les brancards. En troisième année, il rafle quelque prix qui suscitent la jalousie et alimentent la controverse à son sujet. Sa  » grande gueule  » fait des vagues à un point tel qu’il songe sérieusement à quitter La Cambre en dernière année. A l’époque (de septembre 2001 à janvier 2002), il effectue un stage prolongé d’assistant chez Alexander McQueen, entre Paris et Londres, et rate donc quatre mois de cours. L’expérience est enrichissante, mais le retour dans le carcan scolaire ne se fait pas sans heurts. La tension est grande, mais Daniele s’accroche, fidèle à sa conception de la création vestimentaire.  » J’ai toujours eu tendance à m’isoler dans une bulle, poursuit-il, parce que je n’avais pas les moyens, contrairement à d’autres, de me faire aider par une couturière. J’ai toujours tout fait moi-même dans un travail qui était obsessionnel, à la limite de l’autisme. A ce titre-là, La Cambre m’a endurci : je suis entré avec une carapace ; j’en suis ressorti avec une armure.  »

Etincelante, sa collection de fin d’études lui vaut les honneurs d’un jury international. Sous la bannière  » Ironia della moda / Procession intime pour un cortège prodigieux « , ses silhouettes subtiles jonglent avec les masques des grands noms de la mode, dans une atmosphère en trompe-l’£il forcément surréaliste.  » Le thème était très risqué, se souvient Daniele, parce que je crachais un peu dans la soupe. En fait, il s’agissait d’une critique du monde de la mode dans lequel je voulais entrer. C’était un peu malsain, même si je voulais davantage faire part de mon angoisse à travers ce clin d’£il.  » Verdict : grande distinction pour cette collection animée d’un sens aigu de la construction et de la finition, située quelque part entre le film  » Freaks  » et l’univers pictural de James Ensor.

Malgré cette sortie en beauté réalisée en juin dernier, Daniele Controversio est, à ce moment, face à un grand point d’interrogation professionnel. Que faire : lancer sa propre ligne ou espérer décrocher un poste au sein d’une grande maison ? L’attente sera de courte durée car, quelques semaines plus tard, le 13 juillet 2002 très exactement, le jeune diplômé de La Cambre décroche le Premier Prix de la  » Collection de l’année  » au prestigieux concours international  » ITS#ONE  » de Trieste (Italie), face à 32 autres candidats (présélectionnés sur 460 dossiers venus de 42 pays !) Son  » Ironia della moda  » a, une fois de plus, fait mouche auprès d’un jury de prestige séduit à l’unanimité, parmi lequel on trouve, entre autres, Isabella Blow, créatrice de mode et, surtout, découvreuse de talents tels que Alexander McQueen et Hussein Chalayan. Lorsque cette Britannique excentrique et adulée déclare à la presse avoir dormi avec l’une des jupes créée par Daniele, inutile de dire que le buzz est lancé…

Idéalement placé sous les feux médiatiques, le lauréat de  » ITS#ONE  » se voit alors de plus en plus courtisé. Plusieurs grandes maisons l’approchent, les propositions fusent et Daniele examine la situation avec le plus grand flegme.  » A cet instant, on m’a même proposé d’être représenté par un grand bureau de presse parisien et de lancer très vite ma propre marque, se souvient Daniele. Le problème, c’est qu’on ne me donnait pas les moyens d’assurer le suivi de production. Alors, à quoi bon ? Je n’ai pas envie de me retrouver dans la peau de tous ces jeunes créateurs qui sont bien vus par la presse, mais qui mangent des hamburgers tous les jours parce qu’ils n’arrivent pas à payer leur facture d’électricité.  » Provocation ou lucidité ? Le jeune homme aime jeter des pavés dans la mare.

Finalement, en janvier dernier, Daniele Controversio finit par accepter l’alléchante proposition de Renzo Rosso, PDG de Diesel ( lire aussi l’interview de l’homme d’affaires dans Weekend Le Vif/L’Express du 28 février dernier), qui lui confie les rênes créatifs des silhouettes féminines de la marque DieselStyleLab pour une durée de deux ans.

Le challenge est osé : à 25 ans à peine, le créateur se retrouve donc à la tête d’une équipe de 5 personnes, dans un bureau de style situé dans les environs de Venise. Ironie du sort : le fiston rentre, avant le père, au pays des ancêtres…  » Cela aurait été un suicide de refuser un tel contrat alors que je viens de terminer mes études, reconnaît aujourd’hui Daniele. Il faut aussi préciser que Renzo Rosso est non seulement le patron de Diesel, mais aussi l’actionnaire majoritaire d’autres marques prestigieuses comme Martin Margiela, Vivienne Westwood et Lagerfeld Gallery. Mon choix est stratégique et je n’ai pas peur de le dire. J’en ai discuté clairement avec Renzo Rosso et il se pourrait donc que, dans deux ans, si tout se passe bien, Diesel m’offre l’opportunité de lancer ma propre ligne avec un vrai défilé et une vraie politique de distribution.  »

Même s’il déclare avoir mis son travail personnel entre parenthèses pour deux années consacrées désormais à DieselStyleLab, Daniele Controversio fera toutefois un petit écart pour présenter une nouvelle collection en son nom en juillet prochain à Trieste, dans le cadre de  » ITS#TWO « , l’édition 2003 du concours  » ITS# « . Il s’agira d’un défilé  » honorifique  » pour le lauréat de la première édition, mais qui aura tout de même son importance, vu le nombre de personnalités  » fashion  » présentes à cette occasion. Impatient, Daniele est déjà à pied d’£uvre et construit tout doucement ses silhouettes qui reposeront à la fois sur les films  » The Others  » de Alejandro Amenabar et  » Roma  » de Federico Fellini.

Cela dit, DieselStyleLab reste la priorité absolue du créateur avec, en ligne de mire, une première collection pour l’été 2004 déjà fort attendue.  » Aujourd’hui, tout le monde me dit que j’ai de la chance d’avoir décroché ce contrat, conclut Daniele. Mais moi, je dis non ! La chance, c’est le Lotto ! En ce qui me concerne, rien n’est dû au hasard. Mon parcours n’a pas été évident même si, avec le recul, il peut sembler  » logique « . Moi, j’ai dû me battre lorsque j’étais enfant, adolescent et étudiant pour imposer mes désirs. Et puis, j’ai sacrifié cinq ans de ma vie pour mes études. Ce sacrifice s’est répercuté à tous les niveaux : mes amis, ma santé, mes relations sentimentales… Alors, quand on me dit  » Tu as de la chance d’avoir ce que tu as « , je tique, même si je ne regrette rien.  » Nietzsche aurait apprécié, lui qui écrit un jour :  » Ce qui ne te tue pas te rend plus fort « …

Frédéric Brébant

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