Artiste caméléon, John Malkovich ne se contente plus de ses casquettes de comédien, de producteur et de metteur en scène. Depuis peu, il signe également une ligne de vêtements masculins aux accents délicieusement nonchalants. Rencontre exclusive à Milan.

Carnet d’adresses en page 122.

John Malkovich, créateur de mode. Non, il ne s’agit pas d’un rôle de composition pour le théâtre, ni même le sujet principal d’un de ses prochains films. A 50 ans tout ronds, le comédien américain surprend une fois de plus son auditoire en s’investissant corps et âme dans sa propre ligne de vêtements. Caprice de star ? Pas vraiment. Curieux de nature, John Malkovich aime rappeler qu’il fût jadis costumier en coulisses et qu’il cultive une passion réelle pour les tissus anciens depuis longtemps déjà. De là à se lancer personnellement dans la création de mode masculine, il y a un fossé que le magnifique Valmont des  » Liaisons dangereuses  » de Stephen Frears a fini par franchir avec une certaine jubilation. De façon très confidentielle d’abord ; d’une manière un peu plus insistante ces derniers mois.

Le geste posé, le regard irrésistiblement perçant, John Malkovich nous a reçu récemment à Milan où il présentait sa toute dernière collection dédiée à l’été 2005. Un événement pointu et réservé à quelques privilégiés où la fibre du metteur en scène s’est joyeusement révélée : sur le podium, point de bellâtres défilant comme des automates, mais des hommes  » normaux  » s’adonnant à la pratique d’un art martial dans des tenues de ville dessinées par l’acteur. En contrebas de la scène : l’auteur de cette drôle de chorégraphie vestimentaire distillant ses remarques à l’aide d’un micro fixé au visage. Décalé, harmonieux, subtil.

Quelques heures plus tôt, John Malkovich nous entretenait de sa vision de la mode en général et de ses motivations textiles en particulier dans un français (presque) parfait. Compte rendu d’un tête-à-tête captivant placé sous le signe de l’éthique et de l’élégance.

Weekend Le Vif/L’Express : Quelle a été la motivation première de la création de votre propre ligne de vêtements ? Etait-ce l’envie de vous constituer votre garde-robe idéale ?

John Malkovich : Pas nécessairement. Je ne peux pas dire que j’ai créé ma propre marque parce que je ne trouvais pas les vêtements dont je rêvais en magasin. C’est plutôt l’expérience de travailler dans un autre métier qui m’a motivé. C’est l’envie d’apprendre des choses que je ne connais pas. J’ai déjà fait un peu de peinture, un peu de musique, alors pourquoi pas la mode ( sourire) ? En fait, j’ai toujours été intéressé par les vêtements. J’aime observer les gens et surtout déceler la signification que peuvent avoir leurs vêtements. Ce sont de bons indices de leur personnalité. J’aime aussi beaucoup les tissus. D’ailleurs, je collectionne des tissus anciens depuis très longtemps déjà. Et puis, j’ai commencé ma carrière au théâtre comme costumier. Donc, l’envie de créer ma propre ligne de vêtements est la suite logique de tous ces facteurs. Cette envie est venue de manière tout à fait naturelle…

Vous n’avez donc rien à voir avec toutes ces vedettes qui lancent aujourd’hui leur propre marque dans un but manifestement commercial…

En ce qui me concerne, ce n’est pas vraiment une démarche commerciale. Cela fait trois ans que j’ai commencé cette ligne de vêtements et je n’ai pas encore gagné un seul cent ! En fait, ça m’est égal…

Est-ce donc pour la beauté du geste ?

Oui, c’est pour la beauté du geste, mais aussi pour l’expérience. Et je dois avouer que ce métier de créateur de vêtements me plaît. J’aime dessiner les choses, penser et réfléchir. J’aime voir la façon dont évolue le vêtement : un centimètre de plus ici, un centimètre de moins là… Et puis, j’aime surtout choisir les tissus. Ça me plaît !

Mais cette expérience de créateur de mode correspond-elle à vos attentes initiales ? En clair : n’avez-vous aucun regret de vous être lancé dans cette aventure ?

Des regrets ? Oui, bien sûr ! Dans la mode, comme dans tous les autres métiers au monde, il n’y a rien d’autre que des problèmes ! Au théâtre, j’ai eu beaucoup de problèmes et le cinéma n’est qu’un monde de problèmes insupportables. C’est la vie ! On ne peut pas faire autrement. Mais de temps en temps, les choses se passent très bien, avec une joie et une poésie incroyablement touchantes. Dans la mode, il y a aussi des problèmes et ils sont multiples : pourquoi le tissu commandé n’est-il jamais arrivé ? Pourquoi y a-t-il du retard dans la fabrication des vêtements ? Pourquoi se sont-ils trompés de couleur ? Pourquoi est-ce du rose et pas du rouge pâle ? Mais bon, cela n’arrive pas tous les jours ( sourire)…

Comment définiriez-vous l’esprit de vos vêtements à quelqu’un qui ne les a jamais vus ?

J’ai l’habitude d’utiliser une image. Je dis souvent qu’il s’agit d’un banquier suisse qui a été renvoyé de sa boîte et qui est parti faire du surf dans la Californie des années 1960 !

Pourrait-on parler d’un style  » casual chic « , voire nomade chic ?

Oui, ce n’est pas mal comme définition. D’ailleurs, je porte souvent moi-même des choses un peu  » homme d’affaires soi-disant toqué  » ! Dans les vêtements que je crée, il y a aussi ce côté homme d’affaires qui a raté le succès. Un type un peu désabusé, un peu dandy aussi.

Justement, à propos de dandy, le Britannique Beau Brummell a dit un jour :  » La véritable élégance consiste à ne pas se faire remarquer « …

Pas mal ! Cela colle bien à mon style de vêtements. C’est vrai qu’il y a trop de  » trop  » dans le monde actuel. C’est d’ailleurs pour cela que l’on a créé l’expression  » fashion victim « . Personnellement, je n’ai pas envie de suivre la mode parce que, aujourd’hui, tout le monde porte des uniformes. On a l’uniforme de l’homme d’affaires de Wall Street, l’uniforme antiglobaliste, l’uniforme professeur, l’uniforme étudiant… Moi, je n’ai pas envie de tomber dans ce travers-là. Je veux faire autre chose, des vêtements plus intemporels. Mais j’avoue que ma collection est très difficile à définir. La meilleure chose à faire est de la voir !

Les étiquettes de vos créations portent votre nom, mais votre ligne de vêtements s’appelle pourtant  » Uncle Kimono  » ( » L’oncle Kimono « ). D’où vient ce nom ?

J’ai eu une maison à Los Angeles il y a très longtemps. Un jour, un maçon qui travaillait chez moi m’a donné une vieille boîte trouvée dans une maison qu’il était en train de rénover. Il s’agissait d’une petite boîte en plomb qui contenait des milliers de négatifs photo. Après les avoir examinés, j’ai supposé qu’il s’agissait du travail d’un photographe japonais ou d’un Américain qui vivait au Japon. Sur ces négatifs, il y avait surtout des hommes, des jeunes Japonais bien habillés, très élégants. J’ai toujours pensé qu’il s’agissait d’une bande d’homosexuels. Il y avait aussi quelques femmes nues, très jolies. La période allait, visiblement, des années 1920 aux années 1950. Avec un ami qui est malheureusement mort du sida l’année dernière, on a utilisé ces négatifs pour réaliser des lampions. Lorsqu’il est tombé sur l’un de ces négatifs où figurait un jeune monsieur moustachu en kimono, il a dit :  » Uncle Kimono !  » J’ai adoré cette expression et j’ai décidé de l’utiliser ensuite pour mes vêtements, d’autant plus qu’on a commencé à les fabriquer au Japon ( NDLR : aujourd’hui, le fameux négatif de  » Uncle Kimono  » figure sur les étiquettes de prix de chaque vêtement et sur le site Internet du créateur www.johnmalkovichcollection.com).

Vos créations vestimentaires sont plutôt élitistes. Le réseau de boutiques est très limité et les prix ne sont pas vraiment démocratiques. Pourquoi ce choix restreint de la part d’un comédien qui est pourtant habitué à toucher un large public ?

Ce n’est pas vraiment un choix. Avec mon associé, on a commencé en douceur, de façon sélective, avec une douzaine de points de vente très ciblés. Mais l’idée est d’évoluer un jour vers une distribution plus élargie et de vendre aussi les vêtements via Internet. Quant au prix, on n’a encore moins le choix. Moi, j’aimerais bien faire quelque chose de plus accessible, mais alors, pour être compétitif, il faut jouer dans la même cour que certaines grandes compagnies qui sous-paient leurs travailleurs et moi, je n’ai pas envie de faire ça. Quand vous achetez un pantalon à 30 euros en Europe, cela veut dire forcément qu’une personne en Chine, en Inde ou au Guatemala a été exploitée et n’a peut-être reçu que 50 cents pour une journée de travail. Moi, je ne veux pas que les gens soient exploités. Ça me fait mal. Ce n’est pas mon truc. Je pars du principe que si vous avez de l’argent pour vous acheter une chemise ou un costume de grande qualité, il va de soi qu’une partie de cet argent revienne aux personnes qui ont passé du temps à confectionner ces vêtements. Elles doivent être rémunérées de manière équitable. Et donc les vêtements sont a fortiori plus chers. Je comprends votre question, mais comme je vous le disais : il y a toujours des problèmes, en mode comme ailleurs ( sourire).

A quand une boutique en nom propre ?

On a beaucoup de projets. On procède par étape et une boutique John Malkovich fait partie des projets. On y pense. Elle pourrait s’installer à Londres ou à New York, mais en attendant, on vise d’abord à être davantage distribué au sein de grandes enseignes. Il faut que ça bouge, mais on n’a pas envie d’aller trop vite. En revanche, ce qui est certain, c’est que l’on envisage de redistribuer 10 % des profits à quelques théâtres en difficulté.

La notion de plaisir est-elle différente entre le fait de jouer la comédie et celui de créer des vêtements ?

Que je fasse une pièce de maille ou un film sur Proust, le plaisir est le même, parce que le plaisir, pour moi, consiste à faire quelque chose de bien. C’est la possibilité d’avoir quelque chose de bien fait. Alors, cette notion du travail bien fait peut être proche de l’idée que vous aviez au départ, avant de commencer précisément ce travail, mais elle peut également changer énormément en cours. Mais l’important est que l’on se dise à la fin :  » Ok, ce n’est pas mal finalement « . C’est ça le plaisir pour moi. Cela dit, même si le travail est en définitive mal fait, on doit se dire que l’on a essayé et que l’on apprend la leçon. On est humain et on essaie de faire des progrès. Cette idée fait également partie de la notion de plaisir dans tous les boulots que je fais.

Mais le fait de créer des vêtements n’est-il pas finalement plus  » concret  » que le fait de jouer la comédie ?

Oui, vous avez tout à fait raison. J’ai fait une centaine de pièces de théâtre. Elles existent toujours dans ma tête. Ces souvenirs m’appartiennent et appartiennent aussi aux gens qui les ont vues. Mais ces pièces restent très éphémères et cette idée me plaît. A l’inverse, les vêtements sont quelque chose de très concret. Ils accompagnent physiquement les gens qui les achètent et cette idée ne me déplaît pas non plus ( rires) ! Le cinéma est entre les deux. Il est beaucoup moins éphémère que le théâtre, mais moins concret aussi qu’un vêtement : un film existe, on peut l’acheter en vidéo, le regarder quand on veut chez soi, mais il accompagne moins, en quelque sorte, l’individu. Tout cela est très complémentaire, finalement !

Qu’est-ce qui vous fait avancer dans la création vestimentaire ? Quelles sont vos sources d’inspiration ?

Ça peut être tout. Cela peut être quelqu’un que je croise dans la rue. Je ne vais pas seulement me dire :  » Oh, j’aime bien ce truc !  » C’est plutôt quelqu’un qui me fait réfléchir pour une raison ou une autre. Cela peut être aussi des photos, de la musique, des pochettes de disques des années 1940, 1950 et 1960, et évidemment certains films. Par exemple, si je me trouve sur le plateau de tournage d’un film consacré à Proust, cela peut m’influencer. Bon, je ne vais pas copier des vêtements d’époque ou recréer exactement un costume qui m’a plu, mais une idée peut se dégager d’un vêtement et influencer ensuite ma recherche créative. Ce qui me plaît surtout, c’est de pouvoir observer le travail d’une costumière imaginative sur un tournage. J’étudie les détails, j’examine les coutures… C’est passionnant ! Et puis, je dessine aussi très souvent. Où que j’aille, j’emporte toujours mes crayons avec moi. Bon, je ne dessine pas tous les jours, sauf lorsque je suis en tournage. Là, il y a beaucoup de temps morts.

A propos de cinéma, Federico Fellini a dit un jour :  » Tout art est autobiographique « . Si on part de l’hypothèse que la mode est un art, votre ligne de vêtements raconte-t-elle l’histoire de votre vie ?

Oui, bien sûr ! Parce que je n’ai rien d’autre que ma vie. Tout se retrouve dans mes vêtements : le temps passé, le temps retrouvé et, pour continuer avec Proust, la recherche du temps perdu ( sourire). Il y aussi les endroits que j’ai visités, les lieux où j’ai habité…

Donc, une personne qui vous connaît très bien pourrait dire :  » Cette pièce-là reflète tel moment de sa vie !  »

Oui, bien sûr. Enfin, j’imagine. Ce sont des indices.

Je suppose que, désormais, vous ne vous habillez plus qu’en John Malkovich…

Non ! En fait, je m’habille très peu en John Malkovich…

C’est paradoxal ! L’idée est de créer tout de même des vêtements qui vous plaisent vraiment…

Mais je suis comme ça ! Bien sûr, il m’arrive de porter mes propres créations, mais j’ai aussi mes habitudes. J’achète principalement mes vêtements chez Marcel Lassance, une petite boutique à Paris. Ce sont des choses très simples, très sobres, mais pas austères. C’est une habitude. J’ai du mal à m’y soustraire.

Aimez-vous les créateurs belges ?

J’aime beaucoup Dries Van Noten et Martin Margiela. Il m’est arrivé de porter leurs vêtements.

En tant que créateur de mode, que répondez-vous finalement aux gens qui affirment de manière péremptoire que la mode est futile et superficielle ?

( Silence) Oui et alors ? En fin de compte, quelles sont les choses qui ne sont pas futiles ou corrompues ? Moi, aujourd’hui, je fais ce métier, je l’aime et je comprends évidemment la mode. Je me trompe peut-être, mais je crois qu’il y a une véritable relation entre le soin que les gens apportent à leur apparence et leur personnalité. La mode, ce n’est pas seulement un défilé de top models. La mode influence aussi les gens et leur comportement. Et puis, on peut dire exactement la même chose avec le design, l’architecture et d’autres disciplines ! A quoi ça sert d’avoir une belle maison ? Pourtant, lorsque l’on se trouve dans un espace personnel que l’on aime et dans lequel on se sent bien, cela donne du plaisir. C’est déjà ça, non ?

Propos recueillis par Frédéric Brébant

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