C’est la nouvelle compagne des dandys. Débarrassée de ses oripeaux idéologiques, la barbe fait un come-back ébouriffant. Et en profite pour redorer la toison de la masculinité.

La nature reprend ses droits. Après un détour par la case métrosexuel, les hommes se réconcilient avec leur virilité. Et du même coup aussi avec leur pilosité. Les barbes, apprivoisées ou hirsutes, bourgeonnent comme les fleurs sur une chemise de hippie. On se croirait à la grande époque de Woodstock, la subversion en moins. Car s’il était hier un symbole de la révolte contre le conformisme rasoir, le tapis de poils qui grignote aujourd’hui les mentons des dandys fait avant tout figure d’accessoire de mode. Une sorte de brevet – 100 % bio – de branchitude décontractée…

Les idées contestataires qui les accompagnent ne sont pourtant jamais loin. Simplement, dans une société qui a fait de la récupération systématique son fonds de commerce, elles ont perdu de leur substance et de leur pouvoir de nuisance. Reste donc l’emballage, l’enveloppe, le costume.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si cette déferlante pileuse coïncide avec la résurrection du rock et du folk. Les nouvelles idoles de la chanson ont assigné à résidence peignes et rasoirs pour mieux se glisser dans la peau de leurs illustres aînés. Et entonner à peu de chose près le même couplet. Puisque, à l’évidence,  » non, non, rien n’a changé  » depuis les années 1970. La preuve : la guerre du Vietnam se poursuit en Irak et on continue d’ériger des murs entre les peuples. Le rêve d’un monde meilleur entrevu sur les cendres du communisme s’est évaporé…

Barbe à papa

Devendra Banhart connaît la chanson. Songwriter adulé, cet Américain nonchalant perpétue l’image de l’artiste charismatique dont les mots sont capables de percer le blindage des chars comme des esprits obtus. Cheveux en cascade, barbe à la Barry Gibb – le plus velu des Bee Gees -, tenues labellisées Fair Trade et verbe poétique, cet héritier spirituel de Bob Dylan surfe avec talent sur le besoin d’authenticité qu’éprouvent des gens coincés entre un présent déboussolé et un futur aux accents d’apocalypse environnementale. Ses récits teintés de nostalgie réveillent chez les plus âgés la sève ramollie de la révolte, chez les plus jeunes des émois spirituels et l’espoir de lendemains qui chantent.

Dans son sillage, une flopée d’artistes a adopté le même lamento. Et bien sûr le même look échevelé. Songeons notamment au Norvégien Thomas Dybdahl. Sa gueule d’ange hérissée d’un duvet au tracé savamment étudié colle parfaitement à ses mélopées fiévreuses puisées aux sources de la country, du jazz et du folk. Dans le registre pop, lui aussi très en vogue, la barbe sert également de porte-voix esthétique. Comme chez Sean Lennon, le fils de Yoko Ono et John Lennon.  » Friendly Fire « , son nouvel album, distille un romantisme suave qui l’inscrit dans la lignée de son légendaire paternel. Dont il a également épousé, en le modernisant, le look baba cool. Ses grandes lunettes rondes et sa barbe, courte mais envahissante, ne trompent pas.

Epiphénomène ? Pas du tout. Un coup d’£il aux films à l’affiche confirme le pronostic : barbes et barbichettes font de plus en plus d’adeptes. La musique, en revisitant ses classiques, a donné le tempo, le reste de la machine culturelle se contentant de lui emboîter le pas. Dans le nouveau film de Christophe Honoré,  » Dans Paris « , Romain Duris cache sa dépression derrière une touffe épaisse comme un tapis en mohair. Même topo, mais en version poivre et sel cette fois, pour l’excellent Jean-Pierre Darroussin dans  » Le Pressentiment « , une comédie douce-amère mêlant satire et contemplation. Un scénario qui cartonne également aux Etats-Unis. Dans  » Syriana « , George Clooney campait un agent secret très velu. A l’image de Keanu Reeves, le héros en 3D du nouveau  » A Scanner Darkly « , l’adaptation cinématographique de l’£uvre de Philip K. Dick. Sans compter tous ceux qui portent le bouc à la ville comme à l’écran, à commencer par les chouchous de ces dames, Johnny Depp et Leonardo DiCaprio. On pourrait encore citer les personnages masculins de  » Lost « , la série télévisée à succès du moment. Bien sûr, ils incarnent des naufragés, ce qui suppose un certain dénuement. Mais on peut parier que si la tignasse exubérante n’était pas pile-poil dans l’air du temps, les scénaristes auraient trouvé une astuce pour les approvisionner en lames de rasoir…

La mode toujours au poil

Plus significatif, parce qu’elle est la courroie de transmission des tendances émergentes vers le grand public, la mode succombe elle aussi au charme d’une esthétique moins efféminée. Sans pour autant refermer le dossier androgyne, les deux courants étant appelés à voguer de conserve. Libre à chacun de faire son shopping cosmétique. Unisexe un jour, viril le lendemain, etc.

A bien y regarder, les créateurs n’ont d’ailleurs pas de leçon à recevoir en matière capillaire. Moins pour des raisons idéologiques que pour se peaufiner un look clairement identifiable, nombre d’entre eux ont laissé les poils leur manger une partie du visage. Chez Yves Saint Laurent, on peut même parler de tradition maison. Hier avec le fondateur de la griffe, aujourd’hui avec son successeur, l’élégant et barbu Stefano Pilati. Gianfranco Ferré lui aussi ne sort jamais sans son collier au relief millimétré. Et la relève est assurée. Christopher Bailey (Burberry), Kris Van Assche, le tandem Viktor & Rolf et surtout Walter Van Beirendonck ont fait de leur barbe un élément distinctif de leur identité visuelle.

Signe des temps, pas mal de mannequins qui ont défilé à Milan et Paris pour les collections de cet hiver semblaient fâchés avec leur rasoir. Chez Dolce & Gabbana, Kris Van Assche, Roberto Cavalli, Versace, Emporio Armani ou Rykiel Homme, des paillassons coupés au cordeau dépassaient des cols de chemise. Rien à voir cependant avec les débordements anarchiques des  » barbes à babas « . Les pelages sont ici finement ciselés et soigneusement dessinés. Comme dans les publicités des marques qui font leur  » shaving out  » – sur le mode du coming out – : Marc Jacobs, Yves Saint Laurent, Tommy Hilfiger, H&M (avec le joueur italien Maldini) ou encore Masatomo. N’empêche, chiche ou généreuse, la barbe retrouve du… poil de la bête. Du coup, des adeptes de longue date des massifs broussailleux comme le chef Pierre Gagnaire ou le patron de Nike, Phil Knight, doivent se sentir rajeunir.

Une barbe peut en cacher une autre

Un peu par nostalgie, un peu pour ressembler à ces héros maudits que sont Bukowski, Ginsberg ou Morrison, un peu en réaction à la féminisation à marche forcée de la société, de plus en plus d’hommes reviennent à des standards capillaires plus  » nature « . Le geste est tout sauf innocent.  » L’apparition des premiers poils de moustache ou de barbe annonce la fin de l’enfance et virilise le visage, faisait observer récemment dans « Le Monde » le psychanalyste Francis Hofstein. On les garde ou on les rase mais ils confirment la différence des sexes.  » Leur rôle ne s’arrête pas là.  » On peut laisser pousser une barbe qui affirme sa maturité, précise encore le psychanalyste, qui met de la distance avec les autres, a un effet d’affiche, de défense, permet de jouer avec sa forme, son étendue, manière ludique de changer de tête, hors de toute implication religieuse.  » La précision a son importance quand on voit comment elle est investie de sacré dans les pays musulmans mais aussi en Inde.

Ce qui démontre a posteriori sa grande souplesse. Longue et surmontée d’un crâne rasé ou encadrée de papillotes, elle se fait radicale, doctrinaire comme chez les salafistes ou chez les juifs orthodoxes. Sophistiquée et court vêtue, elle diffuse au contraire une aura chevaleresque et romantique. A la manière de Bartabas ou de Jaime Hayon, l’étoile montante du design qui vient de signer un seau à champagne rococo pour Piper-Heidsieck.

Toutes les combinaisons sont possibles. Et toutes les interprétations aussi. En ce sens, on pourrait presque comparer la barbe au maquillage. A la fois ornement et coquetterie, elle souligne, dissimule ou atténue. Selon une enquête menée dans l’Hexagone en janvier dernier, 27 % des Français privilégient au quotidien un rasage dessiné ou esthétique, et 32 % accommodent leur pilosité au gré de leurs humeurs. Plus de tabous donc. Ni dans un sens ni dans l’autre. S’épiler le torse n’est plus réservé aux gays. Comme se laisser pousser un taillis entre les oreilles ne signifie pas automatiquement qu’on a rejoint les rangs écolo. Gare aux raccourcis donc. Au risque de mettre tous les barbus dans le même sac. Au nez et à la… barbe de leurs propriétaires.

Laurent Raphaël

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