Huit heures pour parcourir 200 kilomètres : c’est une occasion unique de se laisser transporter au fil des splendeurs de sept vallées suisses. Bienvenue à bord du Glacier Express pour un périple hors du temps.

Dans la cabine de la locomotive, une plaque rivetée enjoint au conducteur de ne pas dépasser les 65 kilomètres à l’heure. Aucun risque. Le petit train rouge, pimpant comme un jouet d’enfant, va doucement. Eh, dites, ce n’est pas une course ! Juste une promenade ferroviaire, une flânerie comme ça, de gares minuscules en arrêts impromptus sur simple demande du voyageur… Il n’y a pas de feu au lac ni urgence dans les alpages : on est en Helvétie, où les gardiens du temps aiment à prendre le leur, avec une proverbiale circonspection. Ils se lèvent tôt, disent-ils en souriant d’eux-mêmes, mais se réveillent tard. Comment ne s’enorgueilleraient-ils pas de faire circuler l’express le plus lent du monde, dont le 75e anniversaire fait l’objet d’un attendrissement national ? Voyons, où existe-t-il un train qui met presque huit heures pour parcourir un peu plus de 200 kilomètres, traverser 7 vallées, prendre 91 tunnels et emprunter 291 ponts ? Même à Quito (Equateur), ils ne font pas plus traînard. Même à Darjeeling (versant indien de l’Himalaya), ils n’ont pas le Glacier Express. Tel est, en effet, le nom de cette admirable machine à remonter le temps au ralenti, mise à feu en 1930 et empruntée depuis, bon an mal an, par 250 000  » ferroviables  » de toutes nationalités. Qu’attend l’Unesco pour classer ce chef-d’£uvre du génie suisse ? Bon, il n’y a pas non plus le feu aux glaciers… Les experts de la chose nous avertissent : depuis quelques années, ceux-ci fondent sept fois plus vite que pendant le demi-siècle qui les a précédées. Faudra-t-il rebaptiser un jour l’Express ? Allons, ce n’est pas demain la veille et, pour l’instant, les glaciers sont là… De votre compartiment, vous pourriez presque les toucher. Certains sont d’un blanc bleuté, d’autres d’un blanc grisâtre, étendus comme des dépouilles de mammifères préhistoriques, qui palpiteraient encore.

Dans sa cabine, le  » lokführer  » (ça a plus de gueule que  » conducteur  » non ?) regarde moins la glace que les rails devant lui. Il ne craint pas l’excès de vitesse, mais le surgissement sur la voie d’un bouquetin, d’une marmotte ou d’une vache égarés.

Votre aventure commence dans le Valais, à Zermatt (1 616 m), où s’est planté le Doigt de Dieu, également appelé Cervin ou Matterhorn (4 478 m). Des milliers de Japonais, quotidiennement renouvelés, mitraillent sans répit la  » montagne des montagnes « , en la comparant secrètement au Fuji-Yama (3 776 m), mais, si l’on ose dire, il n’y a pas photo. Au début, vous descendez à Visp pour longer le lit valaisan du Rhône, avant de vous élever, par paliers, dans les Grisons jusqu’à Saint-Moritz, changeant perpétuellement de points de vue et même de climats. Entre Visp (650 m) et Rig (684 m), l’air est si doux qu’on y cultive encore le safran. Même si vous êtes de ceux que le surplace oppresse, la variété des paysages se charge de dissiper votre impatience. Aux rondes et plantureuses prairies succèdent des escarpements arides puis des lacs comme sertis par des joailliers.

Voici, du côté de Mörel, Riederalp et Bettmeralp, où le jeune Churchill, à la villa Cassel, pratiquait l’usage intensif des havanes ; Niederwald, où, d’une dynastie de maîtres artisans, sculpteurs d’autels, est issu César Ritz, qui a préféré les hôtels ; Münster, où Goethe fut si heureux. Voilà alors l’opulent val de Conche, immémoriale voie de passage entre le sud et le nord de l’Europe et, maintenant, les sommets désolés de l’Oberalp (2 033 m), où vous hissent les mâchoires carnassières de la crémaillère. Une plongée ensuite vers l’abbaye baroque de Disentis et, à nouveau, l’âpreté d’un canyon livide : les gorges du Rhin. Tiens ! Un aigle…

Ce grand spectacle sans cesse renouvelé finit par vous imprégner d’une sorte de béatitude. Est-ce l’ivresse bien connue des sommets, est-ce le pendant du déjeuner, servi sur des nappes immaculées dans une voiture lambrissée aux ventilateurs de cuivre, est-ce l’euphorique sentiment de sécurité qui émane à chaque tour de roue du vaillant tortillard ou est-ce la lenteur elle-même qui se répand en vous comme un philtre ? Toujours est-il que vous ne voyagez plus, vous lévitez… Qu’on n’y voie aucune volonté de blasphème : à l’Assomption, les divins transports doivent ressembler à ça.

Et, quand vous redescendrez sur terre, ce sera pour mieux vérifier vos sources, puisque vous assisterez à l’éternel baptême des grands fleuves européens. Ils présentent, au berceau, la même couleur laiteuse des torrents glaciaires et s’empressent, à peine grossis entre leurs falaises, de se tourner le dos. Le Rhône choisit le sud, tandis que le Rhin met le cap au nord : l’Inn (autant dire le Danube) s’élance vers la mer Noire, le Tessin vers l’Adriatique, via le Pô. Et cette leçon de géographie, dont vous êtes l’élève ébahi, vous montre que, dans leur jeunesse, la vigne accompagne partout ces grands fleuves.

Parvenu à Saint-Moritz dans un état second, vous en redemandez. Pas de problème : un autre train, le Bernina Express, prolonge les délicieux tourments jusqu’à la frontière italienne (Tirano) en tournicotant dans la haute Engadine, au point de faire perdre au passage tout sens de l’orientation. Des glaciers lumineux de Palü et de Morteratsch aux forêts de mélèzes, on roule sans crémaillère et à découvert vers les palmiers méditerranéens. Les viaducs hélicoïdaux élèvent alors le convoi jusqu’à 2 253 mètres, à la petite gare d’Ospizio Bernina, avant de dévaler, sans hâte, bien sûr, vers Poschiavo et son lac de carte postale. André Gide déplorait que  » les Suisses confondent la beauté avec l’altitude « , on les comprend, ça y ressemble beaucoup.

Le Glacier et le Bernina Express sont évidemment de généreux dispensateurs d' » à-pics vertigineux  » et de  » pittoresque alpestre  » de première catégorie. Mais la raison de leur succès ne réside pas uniquement dans ce catalogue de splendeurs. En substituant la contemplation à la gloutonnerie, ces lambins favorisent, mine de rien, une sorte d’expérience intime. Ils nous rappellent que tout voyage devrait aussi être un voyage dans le temps et que la lenteur, comme le serinait le regretté Pierre Sansot, n’est pas le contraire de la vitesse mais une façon de ne pas brusquer la durée et de ne pas être brusqué par elle. Un vieil habitué nous dit, peut-être, la même chose :  » Si vous éprouvez le besoin d’y revenir, tout n’est pas perdu pour vous.  »

Pierre Veilletet

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