Derniers secrets…
Françoise Dolto aurait eu 100 ans le 6 novembre dernier. Sa fille, Catherine, psychothérapeute, a accepté de s’entretenir en exclusivité avec Weekend à propos de sa mère et de commenter les plus émouvants des nombreux documents inédits du très beau livre Françoise Dolto. Archives de l’intime.
De Françoise Dolto (1908-1988), on croyait tout savoir déjà. Mais, décidément, sa vie réserve encore bien des surprises. Au fil d’une interview passionnante, sa fille Catherine nous éclaire sur l’héritage légué par la célèbre psychanalyste française. Et, en commentant des documents inédits, repris dans Françoise Dolto. Archives de l’intime , nous révèle les derniers secrets d’une femme hors du commun.
Weekend Le Vif/L’Express : Que faut-il retenir de Françoise Dolto en priorité, selon vous ?
Catherine Dolto : Elle a fait basculer le regard que l’on portait sur l’enfant en le considérant comme un sujet, source autonome de désir. Pour elle, toute la communication avec l’enfant est axée sur cette base-là : tu es concerné par ce qui t’arrive, tu as la possibilité de faire bouger les choses de là où tu es. Personne n’est un objet passif. Autre point essentiel de sa théorie, aucun enfant ne peut grandir sans une forme de castration : grandir, c’est perdre, perdre de la toute-puissance, de l’autorité, etc. C’est renoncer à ses désirs. Enfin, le seul pari digne de soi et de l’autre, c’est parler vrai. Ce qui ne signifie pas dire toute la vérité. Dolto avait une façon très exigeante de concevoir l’éducation : on est exigeant vis-à-vis de soi-même dans son rapport à un enfant.
En quoi fut-elle une psychanalyste révolutionnaire ?
En accordant de l’importance à la parole adressée à l’enfant, quel que soit son âge. Après, reste à savoir si l’enfant comprend les mots ou pas. Mais je pense que c’est un faux débat. L’important, et toute la clinique le montre, c’est qu’il y a l' » entendement » et que le fait de parler à l’enfant fait du bien à celui qui parle, ce qui a des effets incontestables sur l’enfant lui-même. Depuis la mort de Françoise Dolto, ce sont les neurosciences qui sont en train de lui donner raison : elles montrent que toutes ses intuitions sur l’intelligence du bébé sont avérées. Dans cinquante ans, on en saura encore beaucoup plus, mais que l’enfant soit dans le décodage des phonèmes, dans l’analyse sémantique dès sa naissance, tout le monde le sait aujourd’hui.
Pourquoi Françoise Dolto est-elle devenue si médiatique à la fin de sa vie ?
Elle partait du principe que le savoir acquis dans le cabinet, grâce à la souffrance des patients, devait servir à d’autres, pour qu’on ne refasse pas les mêmes bêtises. Elle a utilisé les médias pour porter cette parole – avec beaucoup d’angoisse, car elle avait conscience de prendre des risques. Je pense qu’elle a bien fait : elle a sorti la psychanalyse du cabinet, elle a mis une pratique élitiste au service de tout le monde et de la société. D’où ses consultations gratuites à l’hôpital Armand Trousseau à Paris pendant près de quarante ans, d’où ses émissions à la radio, d’où ses articles dans le Journal des femmes communistes, etc.
Précisément, que répondez-vous à ceux qui reprochent à Françoise Dolto d’avoir favorisé l’avènement des enfants tout-puissants ?
Dans l’Europe entière, il y a aujourd’hui ce problème avec les enfants, qui, pour diverses raisons, sont devenus le centre du monde, investis de tous les espoirs des gens, et particulièrement dans les pays anglo-saxons. Or Françoise Dolto est traduite dans toutes les langues – allemand, espagnol, italien, chinois, arabe, coréen, roumain, finnois, etc. – sauf en anglais, en raison de querelles d’écoles entre psychanalystes britanniques. Lui faire ce genre de reproches est encore plus ridicule si on la lit vraiment. Dans un article publié en 1968, par exemple, elle écrit : » Ce sont les parents qui sont et doivent rester responsables de l’enfant devant la loi : c’est cela qui construit sainement l’enfant dans l’actuel. La cure psychanalytique, jouant sur les pulsions passées, ne sert de rien,elle, en matière d’éducation et d’instruction. «
Françoise Dolto aurait-elle été mal comprise ?
Certainement. Dans ce même article, elle écrit encore : » L’angoisse des parents est parfois réellement névrotique. Leur non-intervention éducative, au nom d’éventuels traumatismes qu’ils risqueraient de causer à leur enfant, est l’un des problèmes d’aujourd’hui. C’est à partir de notions psychologiques et psychanalytiques répandues dans la littérature et mal comprises que bien des enfants sains, parvenus au stade du complexe d’îdipe, ne sortent pas de la crise, du seul fait de parents qui ont échoué dans leur rôle d’éducateurs. [… ] En résumé, les attitudes démissionnaires des parents se soldent toujours pour l’enfant par un échec autopunitif inutile, nuisible à son développement. » Il faut lire Françoise Dolto ! On voit bien qu’elle a écrit le contraire de ce qu’on lui fait dire. Ces accusations sont sans fondement. C’est la société qui a changé.
En quoi son approche des enfants et de l’éducation reste-t-elle d’actualité ?
Non seulement parce qu’elle défendait l’autorité, pas l’autoritarisme, mais aussi parce qu’elle estimait que l’enfant doit être périphérique par rapport au couple des parents. Françoise Dolto est une pionnière et sa pensée est plus que jamais actuelle ; elle tient très bien la route. Evidemment, il faut l’adapter au contexte d’aujourd’hui. Mais, sur le terrain, ça marche, les thérapeutes en savent quelque chose. Le propos de Françoise Dolto a toujours été de reconnaître le désir pour que la loi soit dite, sans que ce soit générateur de violence, à cause d’une rage d’incompréhension. Dans le fond, c’est très intéressant pour notre époque. Quand quelqu’un se sent écouté, il peut accepter la loi, que ce soit celle de la famille, de la société, etc. S’il est écouté et compris, si on lui dit que l’on respecte son désir, mais que pour une raison ou pour une autre ce n’est pas possible, il est pris pour un interlocuteur valable. Françoise Dolto n’a jamais dit qu’être à l’écoute du désir de l’enfant, c’était accéder à ses désirs.
Mais Françoise Dolto ne prônait-elle pas excessivement le recours aux explications ?
Non, on la caricature encore en lui faisant dire que, chaque fois que l’on interdit, il faut redonner des explications à n’en plus finir. Ce n’est pas le cas. On explique une fois : » C’est interdit parce que c’est dangereux, parce que ça fait du mal aux gens, parce que la loi ne veut pas, etc. » Quand on a expliqué deux ou trois fois, la quatrième on dit : » Non, et tu sais très bien pourquoi. » Françoise Dolto dit : l’être humain est intelligent, beaucoup plus qu’on ne le croit, très tôt dans sa vie, et c’est en s’adressant à cette intelligence qu’on l’aidera à renoncer à son désir de toute-puissance, et en le mettant à une place claire. Si l’on est égal en valeur avec toi, on n’est pas en symétrie pour autant. Quand on s’adresse à l’intelligence des gens, tout se passe mieux, il y a moins de violence. Germaine Tillion ( NDLR : résistante et ethnologue française, 1907-2008), le disait aussi, magnifiquement.
En fait, ce discours dépasse la seule psychanalyse… Absolument. Il y a là des enjeux que l’on peut qualifier de » politiques « , au sens noble du terme. Une société doit réunir des gens qui ont des désirs, des points de vue différents, qui sont tous pleins de pulsions. La tâche d’une société est de les tirer vers le haut, plutôt vers leur humanité que vers leur consumérisme et leur agressivité. Françoise Dolto disait : si l’on prend les gens par le haut, tout se passe mieux. C’est une pensée qui est quand même plus génératrice de pacification. Il est très dur de renoncer à ses désirs. Comment aider quelqu’un à comprendre qu’il est plus intéressant d’être en communication avec les autres et de rendre du bon à la société, plutôt que d’être tout le temps en guerre avec l’autre et avec la société. Voilà tout ce que sous-tend la pensée de Dolto.
Propos recueillis par Delphine Peras
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici