Pourquoi trompe-t-on un jour l’autre ? Le psychanalyste Aldo Naouri a enquêté sur les causes et conséquences de notre inconstance. Qui conduisent à la petite enfance et à la mort. Rencontre exclusive, à Paris, pour Weekend.

Son regard rieur, ses bouclettes blanches et ses lunettes sur le nez donnent à Aldo Naouri (69 ans) un air de papy sympathique. Très chaleureux, il nous introduit dans son bureau. C’est dans cette pièce, tapissée de livres, qu’il écrit les ouvrages qui l’ont rendu célèbre. Toujours ancré dans les relations humaines, le dernier en date aborde le thème délicat de l’adultère (*). Très fouillé, il traite le sujet sous de multiples aspects (historique, philosophique, éthique, social et psychologique), en l’illustrant de nombreux cas. Pourtant, cela fait quarante-huit ans que Naouri vit avec son épouse. Il confie que la première femme à avoir compté dans sa vie est sa mère, veuve très jeune et qui a dû fuir la Libye, avec ses sept enfants, pour rejoindre l’Algérie. Aldo n’avait que 4 ans à l’époque de ce périple et il en a gardé de nombreuses traces. Il en parle d’ailleurs librement dans cet ouvrage, qui – tout comme lui – sort de l’ordinaire.

Weekend Le Vif/L’Express : Pourquoi un pédiatre s’intéresse-t-il à l’adultère ?

Aldo Naouri : A la base, c’est une démarche très médicale. Tout commence par une plainte opaque, qui doit être éclaircie. En tant que médecin, j’ai souvent été pris à témoin dans des histoires d’adultère. J’en ai fait un symptôme et je me suis demandé à quoi il renvoyait, où il prenait son origine et ce qui rendait sa survenue inéluctable pour un individu. Cela avait-il un rapport avec des bouleversements du petit âge et la survenue de l’angoisse de la mort ?

Quelle est votre définition de l’adultère ?

C’est la rupture, par l’un ou par l’autre, du contrat implicite de fidélité que prennent entre eux deux partenaires sexuels, qui s’engagent dans une relation durable. Alors que l’histoire de l’humanité a prôné la fidélité dans les relations conjugales, aujourd’hui chacun est réputé y être libre. A l’ère où les êtres se choisissent, font un bout d’essai, couchent ensemble et cohabitent, la survenue et les effets de l’adultère me semblent fascinants. Cette rupture de l’intérêt porté à l’autre, et cette faillite d’un projet ont suscité ma curiosité.

L’infidélité a toujours été pratiquée. Est-ce inhérent à la nature humaine ?

Les sociétés ont découvert très tôt que l’humain est un être, déraisonnable, de pulsions. Elles l’ont engagé à les maîtriser pour créer un lien social. La pulsion sexuelle étant la plus forte, sa maîtrise aurait valeur éducative et permettrait celle des autres. Si l’on parvient à la contenir, on peut le faire avec toutes les autres ! Malgré la mondialisation, chaque société évolue à sa propre vitesse. La nôtre a jeté aux orties l’interdit, alors que dans d’autres, il reste si puissant qu’il les paralyse.

Hommes et femmes ne sont pas à égalité…

Dans les sociétés qui lapident la femme coupable d’adultère, l’exemplarité et l’interdit restent chargés de la gestion des pulsions. La femme y est pensée comme n’étant pas travaillée par la pulsion sexuelle. Dans les nôtres, la maîtrise de la fécondation, qui clive la procréation de la sexualité génitale, a autorisé la femme à enfin investir son plaisir sexuel. Tout ce qui avait trait au traitement de l’adultère est dès lors tombé en désuétude.

Le sexe étant omniprésent, vivons-nous dans une société qui attise la tentation ?

La société consumériste est coupable de cette dérive car elle a décidé d’en finir avec  » la loi de l’interdit de l’inceste « . Franchir ce pas nous renvoie à l’excitation £dipienne, ressentie lorsqu’on était enfant et qu’on fonçait dans l’amour pour papa ou maman. Il s’agissait d’une parade contre l’angoisse de la mort. Cette société  » adolescente  » prône  » l’adulte-taire  » : faire taire la dimension adulte, afin de rester ado et de pouvoir laisser libre cours à ses pulsions. Elle lutte à fond pour entretenir l’illusion qu’on n’est pas mortel (cf. l’envie de rester jeune). Or, la condition adulte nécessite justement qu’on accepte de l’être.

Le couple contemporain se sépare pour un oui ou pour un non. En quoi reflète-il notre époque ?

Il correspond à cette société, adolescente et narcissique, où chacun a une image dévoyée de l’autre. Chacun conçoit l’autre comme étant l’objet de sa seule et propre jouissance. L’individu ayant désormais tous les droits, il refuse de transiger avec ses pulsions. Or, pour durer, le couple exige un travail d’adaptation permanente. Sinon, c’est la porte ouverte à l’adultère. Soit c’est la fracture, soit on se remet en question afin de rebondir. On réduit trop souvent l’adultère au sexe et à la quête du plaisir, en marquant une certaine sympathie pour la multiplication des expériences. Mais le sexe se situe dans la tête, pas dans les organes ! Un homme trompé se sent castré parce qu’il croit que son sexe ne convient plus à sa femme. Ce qu’elle cherche en revanche, elle, en le trompant, c’est un lien qui la ramène à une étape très ancienne, celle de la relation primaire à sa mère.

De quoi l’infidélité est-elle révélatrice ?

En fouillant dans ce qu’il en est des hommes et des femmes, on réalise que leur enfance établit des différences fondamentales dans leurs ressentis. Les bébés portent à leur mère un amour phénoménal. Ils pensent  » ma mère = ma vie « . La fin de la première année marque une étape cruciale : ils se découvrent mortels. L’équation devient,  » maman = ma vie = ma mort « . Pour se débarrasser de cet abominable dernier terme, le petit garçon s’offre à sa mère et exige d’être, en retour, son objet d’amour. Il entre alors dans une aventure hétérosexuelle à l’état pur. Et ce, jusqu’au moment où la peur de son père remplace celle qu’il avait de sa mère. Il renonce à cette dernière, se promettant de trouver plus tard, une femme comme elle.

Qu’en est-il des filles ?

Vu qu’elles ne peuvent pas s’offrir à leur mère, elles se cherchent un allié, contre elle, dans la personne du père. Mais elles ne veulent pas pour autant perdre l’amour maternel. Leur chemin vers l’hétérosexualité sera ainsi parsemé d’une part spécifique d’homosexualité. C’est pourquoi il n’y a pas deux femmes pareilles. Contrairement à l’homme, elles cherchent l’amour avant la sexualité. L’attitude de la mère n’est pas indifférente au devenir de cet amour. Un petit garçon trop investi, par exemple, risque de devenir un homme à femmes, car il recherchera éternellement – en vain – sa mère. Attention à  » l’infantolatrie  » ! Un enfant roi ne sera jamais satisfait dans une relation amoureuse. Il souhaite un TOUT majuscule qu’aucune femme ne pourra lui donner. L’adultère est donc révélateur, dans les deux sexes, de la trace laissée par la mère. L’infidélité touche à ce qu’il y a de plus profond en nous.

Comment la souffrance se traduit-elle chez les différents acteurs et témoins de l’adultère ?

Celui qui trompe sait bien qu’il ne met qu’un pansement sur une plaie ouverte. Or, celle-ci a une cause, qui ne va pas se résoudre ainsi. Etant tout de même soumis à la loi de l’interdit, il se sent coupable de la rupture du contrat avec l’autre. Il faut toutefois distinguer l’adultère unique, qui s’inscrit dans une compensation envers quelque chose d’insupportable, de celui qui s’installe dans la durée. Ce dernier ouvre la voie à la séparation. L’enfant du couple en est souvent culpabilisé. Il est persuadé que c’est de sa faute : il pense ne pas avoir assez ou trop aimé le parent qui a pris l’initiative. C’est pourquoi il importe de lui dire qu’il n’est pour RIEN dans ce problème d’adultes.

Quel message votre livre souhaite-t-il transmettre aux parents ?

J’aimerais leur rappeler que la santé de leur enfant se fabrique dans leur lit ! Dans la succession des générations, la place des membres de la famille reste fondamentale. On ne réalise pas assez qu’une rencontre signifie une chance d’interposer son partenaire entre sa mère et soi. La complémentarité des parents et le respect de la place de chacun préserve l’enfant. Viser à en faire un homme ou une femme signifie qu’on entreprend d’en faire un être adulte – et non pas un éternel adolescent – capable de se repérer dans l’existence et de façonner ses projets.

Est-ce votre cas ?

Je ne me suis jamais remis du choc transculturel que j’ai subi quand j’étais petit. C’est là que prend racine, ce que j’ai appelé  » mon combat contre l’opacité « . Je vis comme un perpétuel exilé. J’ai gardé un lien si fort avec mon milieu d’origine, que cela m’a fait apparaître le monde comme étant insupportable. Il s’avère que c’est dans ce monde que j’ai eu mes enfants. Je me suis senti coupable à leur égard. Si bien que je me suis accroché à la détermination de ma mère ; laquelle espérait que le monde deviendrait un jour supportable. Aujourd’hui, j’estime m’être battu contre la mort sur un mode productif. Avec ce que j’ai essayé d’éclairer pour elle, il y a déjà après moi, une génération qui fait et qui, je l’espère, continuera à faire mieux que moi.

Quel regard portez-vous sur votre mère ?

C’était une héroïne. La vie ne lui a pas fait de cadeaux, mais elle a toujours dressé une volonté farouche contre l’adversité. Elle était une narratrice hors pair, qui m’a donné le goût des histoires. Si j’ai réussi à devenir celui que je suis, c’est grâce aux images qu’elle a fait naître en moi…

D’où vous vient votre insatiable curiosité ?

Cette boulimie provient sans doute de la détermination de ma mère. Elle m’a appris qu’il existe des ressorts pour comprendre pourquoi la vie vaut la peine d’être investie. Refusant le cloisonnement de notre monde, je n’ai jamais cessé d’en explorer les nombreux territoires : la médecine, la psychanalyse, les sciences humaines et même le talmud. Le jour où je cesserai d’être curieux, c’est que je serai mort (rires) !

Que vous a apporté votre psychanalyse ? Est-elle liée à ce que vous appelez  » votre lutte contre l’opacité  » ?

Je l’ai entamée par curiosité, pour voir ce qu’elle pouvait apporter à la médecine. C’est une aventure qui ne modifie pas tant l’individu mais lui permet de desserrer les liens et d’avoir ainsi une plus grande liberté d’agir, de penser et de vivre. Le travail du médecin s’apparente plus à celui du policier. Il s’agit de trouver l’origine du mal à partir du symptôme du patient. La démarche avec les enfants, qui ne parlent pas, consiste à écouter les parents et surtout leurs non-dits.

(*)  » Adultères « , par Aldo Naouri, Odile Jacob, 392 pages.

Kerenn Elkaïm

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