Habiller l’homme sans virer dans le mortel ennui ou le travestissement… Une mission difficile où beaucoup échouent, certains s’en sortent et peu triomphent. Veronique Branquinho appartient à la troisième catégorie.

Carnet d’adresses en page 123.

Pour sa première collection hommes, Veronique Branquinho s’inspire de son cercle d’amis et des  » copains d’en face « . Sans effets de manche mais avec une maîtrise du sujet que lui envieraient bien des tailleurs anglais ou italiens, elle adapte au vestiaire masculin le savoir-faire et l’originalité qu’on lui connaît depuis 1998. Cette année-là, à la vitesse de l’éclair et en deux collections, elle séduisit Paris et la planète mode avec sa vision de la femme. La créatrice belge, dont le nom figure au panthéon des créateurs contemporains les plus doués, ne laisse rien au hasard et si elle a décidé, à partir de cet hiver 03-04, d’habiller la gent masculine, ce n’est certainement pas sur un coup de tête. Ou pour se faire mousser sous les spotlights, car la belle au regard ténébreux a horreur de se donner en spectacle.

Finitions léchées, sens aigu du détail et de la coupe, éloge de la sobriété sans tristesse, triomphe de l’élégance sur l’extravagance, préservation d’un certain mystère dotant les créations d’une valeur ajoutée, sélection spartiate des tissus, style s’appuyant à la fois sur la pérennité et l’inventivité… Voilà comment cette ambitieuse modérée, dont l’apparence sereine dissimule une nature du feu de Dieu, envisage la mode et ses interprétations… à dimension humaine.  » Moins on montre, plus c’est puissant « , une assertion qui pourrait servir de résumé à cette collection dédiée au sexe fort. Et, de façon globale, à toutes les créations pensées par Veronique depuis ses débuts dans ce métier.

En rafale, rappelons que Veronique Branquinho û qui voulait devenir danseuse quand elle était gamine à Vilvorde û, sort diplômée de l’Académie d’Anvers en 1995 puis affûte ses aiguilles chez des caciques du style tels que Prada. Dans le même temps, elle rencontre Raf Simons, autre star sans chichis de la mode internationale, dont elle partagera la vie plusieurs années. Ce couple aussi mythique que modeste travaillera notamment avec le label italien Ruffo Research, célèbre pour ses cuirs luxueux, et dont il rafraîchira l’image deux saisons durant. Balisée de récompenses diverses û dont l' » award  » du meilleur jeune créateur à New York en 1998 û, sujet sublime d’expositions tenues dans le monde entier, la carrière de Branquinho n’a connu aucune grosse éraflure.  » Cette santé professionnelle, je la dois principalement à la quinzaine de collaborateurs dévoués jusqu’à l’os, qui bossent sec avec moi au sein de la société « James » à Anvers. J’ai de la chance car cette aventure, je n’aurais pu la vivre convenablement sans mon équipe dont chaque membre est capable de se (dé)multiplier au point d’avoir douze mains et trois cerveaux.  » Science-fiction me direz-vous ? Non, plutôt sacrée action doublée d’un dévouement qui vire presque au sacerdoce…

 » Je n’imaginais pas une exhibition sur podium, dans les fracas et les flashs d’un défilé. Ce n’est pas là que doit figurer la place de l’homme qui porte mes vêtements « , enchaîne Veronique qui a présenté sa mâle collection en showroom et récolté, illico, des réactions très positives. Résultat ? La Veronique Branquinho Men’s collection s’affiche dans près de 35 points de vente, dont le nouveau magasin à l’enseigne de la créatrice, ouvert en août dernier à Anvers, à deux pas du fameux Musée de la Mode (MoMu/ModeNatie). Ces réactions soulignent la validité de l’£uvre de Veronique car, sur le marché de la mode, quand un créateur qui a fait ses preuves chez la femme se lance à l’homme, on l’attend, davantage encore, au tournant. Le moindre  » couac  » sur le plan de la qualité, le moindre risque de conformisme ou de  » déjà vu il y a deux saisons chez vous ou un confrère  » seront épinglés sans pitié.

L’homme et la femme ont évidemment des besoins différents. Un constat naturel si évident mais sur lequel, en matière d’habillement, beaucoup de créateurs pointus oublient souvent de revenir. Avec, de fil en aiguille, des pièces destinées à s’épanouir uniquement sur une scène de défilé ou dans des fêtes déguisées.  » Depuis plusieurs saisons, mes amis revenaient à la charge, me demandant de concevoir des vêtements pour eux. En même temps, nombre de mes clients ( NDLR : les collections de Veronique sont vendues dans toute l’Europe, aux Etats-Unis, au Canada, en Asie, en Australie et au Liban) m’expliquaient que beaucoup d’hommes « craquaient » pour mes pantalons, par exemple. Petit à petit, ces réflexions m’ont donné l’envie de développer une ligne hommes à part entière. Pour cela, j’avais besoin d’un point de vue réaliste dès le départ. Et je voulais connaître les caractéristiques, les besoins et les envies des hommes que j’allais habiller.  » Cette enquête rondement menée concerne ces messieurs des pieds à la tête car, outre les vêtements, Veronique Branquinho présente aussi une nouvelle collection de chaussures masculines, des accessoires  » indispensables  » selon la formule consacrée et quelques pièces de maroquinerie à l’aspect élégamment usé.

 » Certes, j’avoue qu’il y a aussi une part de fantasme dans mon travail : je me construis malgré tout une image de l’homme idéal élaborée selon mes critères de femme. Cependant, je ne tiens pas à entrer dans une spirale de fantaisies-sur-podium. Ce sont des produits destinés à des adultes jeunes û les habits conçus par Veronique réclament en effet une certaine sveltesse û, et à un usage quotidien.  » Les hommes auxquels Veronique songe, les hommes dont le tempérament l’inspire, agissent et vivent normalement. Ils sont ingénieur, musicien, prof, peintre, informaticien… Bref, ils forment une espèce de  » tribu de tous les jours « , pour qui l’apparence signifie davantage désinvolture que préciosité.

Ne cherchez pas, dans la  » Veronique Branquinho Men collection « , la trace d’un clone de James Bond, les paillettes semées par des play-boys de pacotille ou l’androgynie blafarde d’un Farinelli du XXIe siècle… Les hommes vus par Veronique séduisent, certes, mais parce que cette opération charme puise ses forces dans la subtilité, la sensibilité et la discrétion. Leur dégaine est intemporelle et pourtant, il plane ici et là quelques clins d’£il aux héros des années 1950, 1960 et 1970. Un mélange de Steve McQueen, Richard Ashcroft (leader du groupe  » The Verve « ), de Patrick Dewaere et d’Alain Delon dans ses plus chouettes années…

Pantalons en lourd shetland, velours lisse ou côtelé, peau lainée, cuirs savamment traités pour en extraire une impression de virilité tranquille, tweed à tire-larigot, tricots bien calibrés entre l’ultrafin et le rustico-distingué… tous ces tissus, rigoureusement choisis en Italie et en Angleterre, donnent une étoffe particulière aux chemises à épaulettes, chandails, polos à col roulé, vestes et blousons taillés au plus près du corps. Le manteau û à longueur variable û et ses corollaires (trench-coat, caban à revers généreux, parka, vestes sport évoquant le blouson de motard…) possèdent, outre des proportions parfaites, une série de finitions et de détails qui confèrent à chaque tenue un prestige et une patte particulière. C’est simple et sensationnel à la fois…

 » Quand je passe en revue la plupart des défilés hommes, je me demande qui va réellement porter ça, enchaîne Veronique Branquinho. Excepté le travail de créateurs comme Raf Simons, Martin Margiela ou Ann Demeulemeester, les collections ne s’adressent pas, en majorité, à un homme qui vaque à ses occupations quotidiennes. Bien sûr, certaines matières aperçues chez tel ou tel créateur m’attirent. Et lorsque des tissus me bottent, je puis déjà, pour la femme comme pour l’homme, élaborer mentalement les thèmes majeurs de la future collection. Enfin, intuition n’est pas déraison : quand j’essaie d’imaginer la plupart de ces matières sur la silhouette d’un garçon que je connais, je reviens au même constat : pas possible d’adapter ces trucs-là à ma vision de la garde-robe masculine. Moi, je recherche des matières authentiques, pas frivoles ou tape-à-l’£il. Des tissus qui ne font pas de faux pli avec mon style et, aujourd’hui, avec celui des hommes que j’habille. De toutes les façons, je ne peux pas faire l’impasse sur le confort, la qualité ou la cohérence entre les diverses pièces d’une collection. Sinon, j’aurais l’impression de composer un puzzle dont les pièces majeures manquent. Quand mes amis se prêtaient volontiers aux séances d’essayage, je prenais d’ailleurs chacune de leurs remarques en considération. « Les poches du pantalon ne sont pas assez larges », « Je dois pouvoir glisser plus de choses dans ce blouson », « J’éprouve un certain inconfort quand je m’assieds », « Là, j’ai l’impression qu’il y a un drôle de pli »… l’addition de ces réactions sensées et spontanées m’a permis de faire évoluer mon travail exactement vers ce que je m’étais fixé : l’aisance allurée, l’élégance délurée.  »

Veronique l’admet sans fausse pudeur : concevoir ces collections masculines ( NDLR : celle de l’hiver 04-05 sera présentée en janvier prochain) l’amuse énormément et lui permet, malgré sa solide expérience du métier, de découvrir des territoires créatifs ou techniques tout neufs, qui lui apportent une bouffée d’air frais.  » Quand je crée pour la femme, c’est automatiquement plus douloureux parce que cela vient du fond des tripes : je pourrais presque comparer ce processus à une naissance ( sourire). On dit que les femmes se posent toujours trop de questions ; c’est vrai, je me triture les méninges chaque saison et je n’éprouve pas le même détachement lorsqu’il s’agit d’habiller les personnes de mon sexe.  » Chez Veronique Branquinho, les lignes féminines sont agencées comme les chapitres de sa propre vie de jeune fille devenue femme : sous des visages à l’apparente candeur, derrière des allures empreintes de romantisme austère, tournicotent les innombrables facettes d’une personnalité charismatique parce que… complexe et compliquée, justement.

Les filles de cet hiver 03-04 savent, û et cela, on le doit à la baguette magique de Veronique û développer une sensualité électrique sans avoir l’air d’y toucher. Divines et discrètes, elles ont les lèvres carmin et le corsage moulant où serpentent des fils de Lurex. Elles arborent des robes fraîches comme la chair, et que l’on protège sous des vestes ou des manteaux à la stricte élégance. Elles aiment fusionner puis opposer les matières fines et compactes. Elles se gaussent du classicisme bon ton en abusant des effets en trompe-l’£il et des détails ciselés comme des bijoux anciens. Elles privilégient les jupes qui dansent, toutes longueurs confondues, sur des jambes fermement bottées et gainées de maxi-chaussettes. Quant aux couleurs û empruntées notamment à la carnation de la peau, au feu, à la terre ou aux recettes gourmandes û, elles soudoient le noir sans l’éclipser, autorisant ainsi, aux vêtements de base comme aux pièces plus sophistiquées, une respiration chromatique inattendue et attachante.

En 2003, l’année où Veronique fête ses 30 ans, les demoiselles inspirées de Laura Palmer ( NDLR : du feuilleton  » Twin Peaks « ) et les délicates égéries de David Hamilton ont mûri, dans le bon sens du terme. Placée sous le signe de la séduction, son image de la femme dégage aujourd’hui une séduction étonnante car jamais raccoleuse et peu encline aux artifices. Il y a, dans ces vêtements comme dans tout ce que Veronique entreprend, une assurance troublante et touchante… L’assurance d’une fille à la silhouette de ballerine, qui a su mener sa barque d’une poigne ferme, tout en sachant qu’il lui faudra, maintes et maintes fois encore, souquer ferme afin de remettre, sur le métier, son ouvrage.

Marianne Hublet

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