Entre bande dessinée et gastronomie, on peut dire que c’est une affaire qui roule. En exclusivité, Le Vif Weekend verse une nouvelle pièce au dossier avec Frères de terroirs. Cet album passionnant emboîte le pas du chef Yves Camdeborde au fil de sa  » chaîne alimentaire « .

Cela n’a échappé à personne. La gastronomie n’en finit pas de conquérir de nouveaux territoires, s’octroyant une visibilité toujours plus importante. Après l’explosion des livres de recettes et des émissions de télé, c’est au tour de la BD d’offrir une nouvelle tribune à l’art de la bonne bouffe (lire aussi Le Vif Weekend du 11 juillet 2014). Personne n’a oublié Les ignorants (Futuropolis), très bel ouvrage publié en 2011 par Etienne Davodeau qui croisait, en dix-neuf chapitres, son univers avec celui du vigneron Richard Leroy. Autre titre à avoir donné ses lettres de noblesse au genre, En cuisine avec Alain Passard, sorti la même année chez Gallimard, se penchait sur l’approche infiniment délicate du chef triplement étoilé de L’Arpège, à Paris.

Désormais, il faudra compter sur Frères de terroirs, un ouvrage signé par l’auteur Jacques Ferrandez et le chef Yves Camdeborde. C’est que cette histoire en deux tomes indépendants – le second paraîtra en 2015 – est passionnante de bout en bout. Le lecteur y suit les pérégrinations gourmandes de ce pionnier de la bistronomie, aujourd’hui aux fourneaux du Comptoir du Relais, dans la capitale française.  » Dans mon restaurant, on retrouve les produits de près de 300 fournisseurs qui ont la passion du bon… Comme je l’affirme dans l’album, sans eux – je les appelle ma  » chaîne alimentaire  » – je ne serais rien, explique le Béarnais avec son accent savoureux. Cette bande dessinée est un hommage aux hommes de l’ombre, ceux qui se battent pour la qualité des aliments de base. A l’heure où les cuisiniers sont sans cesse mis en avant et reçoivent constamment des lauriers, je pense que c’est la moindre des choses que de renvoyer la balle à ces gens qui m’apportent leur production, comme une véritable offrande.  »

Les différentes rencontres avec les producteurs sont illustrées à chaque fois par plusieurs pages dans lesquelles on peut découvrir le quotidien de ceux qui nourrissent et abreuvent la France. Quel qu’en soit le sujet, saucisson ou champignon, on salive sur une belle aventure humaine, à l’image de celle du Domaine Gramenon, propriété viticole culte des Côtes-du-Rhône, sur laquelle s’ouvre le premier opus. Mais il n’est pas que question de vignerons proches de leurs sols, Frères de terroirs fait également la part belle aux maraîchers, pêcheurs, mareyeurs, éleveurs, boulangers, bouchers, charcutiers, fromagers affineurs, artisans des métiers de bouche… sans lesquels l’Hexagone ne serait pas vraiment ce qu’il est.

HOMMAGE À LA MAIN

 » Ma main, c’est mon intelligence « , s’exclame Yves Camdeborde dans l’un des chapitres qui composent le premier volume consacré à l’hiver et au printemps, se fendant par là d’un magnifique éloge du travail manuel. Ce fil rouge traverse tout l’ouvrage. Le lecteur attentif y pointera une belle mise en abîme dans la mesure où cette défense et illustration proclamée en dissimule une autre : Frères de terroirs tout entier est l’oeuvre d’une main. Et pas n’importe laquelle, celle de Jacques Ferrandez, auteur talentueux. On lui doit des perles telles que l’adaptation de L’Etranger d’Albert Camus ou encore L’Outremangeur, polar décalé qui se glissait dans le frigo de Richard Séléna, un inspecteur ayant un rapport morbide à la nourriture. Rien à voir avec l’approche conviviale et hédoniste qui constitue le propos de cette nouvelle BD.

Ce sens du plaisir partagé n’est pas né du hasard, comme le souligne l’illustrateur.  » Nous avons été mis en contact par un tiers qui savait qu’Yves avait un projet de bande dessinée. Selon cette personne, j’étais le seul à pouvoir m’y coller. On est allé déjeuner ensemble pour pouvoir évoquer la chose. Le courant est passé d’emblée, on aimait les mêmes vins…  » Très vite, le duo se met d’accord : pas question de bâcler le boulot, il s’agira d’une collaboration sur le long terme. De fait, les deux protagonistes ont mis deux ans pour aboutir au bouquin – un laps de temps durant lequel Yves Camdeborde a pris 14 kg.  » On était d’accord pour que je suive Yves dans tous ses déplacements pendant quatre saisons afin d’amasser une matière qui corresponde au cycle de la nature. Je me souviens que le premier rendez-vous était à 6 heures du matin dans les cuisines du restaurant… pour les saint-jacques. Comme initiation, il n’y avait pas mieux « , sourit le dessinateur.

A l’origine, ce dernier imaginait naïvement  » faire du croquis sur place  » mais face à la richesse des rencontres, cela s’est vite avéré impossible.  » J’ai troqué mon carnet contre une caméra vidéo HD et un enregistreur afin de ne pas perdre une miette de ce qui se passait, ce qui signifie qu’il y a eu un considérable travail de retranscription.  » Ce parti pris descriptif est renforcé par le fait qu’à aucun moment Jacques Ferrandez n’intervient dans l’histoire, au contraire de récits comme Les ignorants. Du coup, Frères de terroirs se découvre comme extrêmement nourri et didactique. L’occasion pour le lecteur de faire le plein de conscience citoyenne en mesurant la valeur des circuits courts et les coulisses des produits avant qu’ils n’arrivent sur son assiette. Bien vu, les auteurs ont eu la bonne idée de prolonger l’album par des codes QR qui renvoient à un site Web et une appli pour s’approcher au plus près du réseau de producteurs à travers des vidéos, etc.

UN PROJET CRÉDIBLE

Le processus créatif a été très long pour le dessinateur, mais également périlleux.  » Je viens de la ligne claire, mes maîtres sont Pratt, Hergé et Tardi. Mon style est évolutif et pas du tout réaliste, il n’a pas été évident de croquer Yves. Parfois c’était ressemblant, parfois moins « , se défend Ferrandez. Témoignant de la complicité qui a uni les deux compères, Yves Camdeborde s’empresse de lui répondre :  » Je dois avouer que la première fois que tu m’as esquissé, tu ne m’as pas mis en valeur.  »

La grande force de Frères de terroirs, c’est à n’en pas douter sa sincérité. Il y a une adéquation profonde entre la BD, art parfois regardé de haut, et la cuisine telle que la pratique Yves Camdeborde. Pour rappel, ce chef, l’un des plus en vue à Paris, s’est forgé son aura en décontractant la gastronomie, ce que la presse a nommé bistronomie.  » Je suis passé par de grandes maisons. Mais ce qui m’a intéressé une fois que j’ai eu mon établissement, c’est de faire un restaurant accessible à tous, une auberge de mousquetaires où il y a de la vie, de l’opulence… Un endroit pas cher où l’on pouvait débarquer en tenue de rugby, parler fort et être sûr de bien manger. A cette époque, nombreux étaient les confrères qui estimaient que les clients devaient les mériter. J’ai toujours pensé l’inverse, c’est à moi de me démener pour être apprécié. Les gens s’y sont retrouvés. Ce sont eux qui ont fait mon succès et pas les guides gastronomiques, qui n’ont pas compris la démarche.  »

On peut sans doute y lire un hommage à des origines modestes, lui qui ne cache pas être avant tout  » fils de paysan « . Après l’épisode de juré à MasterChef, on peut supposer que cette aventure mise en bulles signe pour Camdeborde un retour aux choses essentielles. En phase avec cette approche, c’est une petite maison d’édition – Rue de Sèvres – qui porte le projet. Rien de tel que la cohérence…

Frères de terroirs, tome 1, Rue de Sèvres. Sortie le 29 octobre.

PAR MICHEL VERLINDEN

 » Cette bande dessinée est un hommage aux hommes de l’ombre, ceux qui se battent pour la qualité du produit. « 

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