Les marques de prêt-à-porter se lancent de plus en plus dans la production musicale. Sont-elles de vrais labels records pour autant ? Entre plan marketing et réelles affinités, leur coeur balance. Comme l’aiguille d’un tuner.

Depuis Vivienne Westwood et les Sex Pistols, on sait que la mode et la musique sont plus qu’une affaire d’entente cordiale. C’est même le parfait amour. Il faut dire que la styliste punk, reine du  » no future « , avait un argument de poids pour convaincre Johnny Rotten et ses amis de porter ses créations provocatrices à base de croix gammées puisque le manager du boys band n’était autre que son mari, le sulfureux Malcolm McLaren. C’était il y a quarante ans. Et depuis ? L’intérêt des créateurs pour les guitar heroes est loin d’avoir fléchi. Au contraire. S’associer avec une star de la scène pour une collection capsule ne suffit plus, pas davantage que de se choisir Pete Doherty comme muse. Voilà plusieurs années que les acteurs du prêt-à-porter se sont mis en tête de devenir des labels musicaux. Par passion, par calcul, parfois les deux à la fois.

Il y a sept ans, au moment où il connaît une progression fulgurante de ses ventes, Zadig & Voltaire met sur pied son département musical. L’initiative n’a alors rien d’étonnant de la part d’une griffe revendiquée  » glamrock « , où les mannequins se nomment Sean Lennon et The Kills, et où  » Mick  » est devenu un modèle maison de pull en cachemire. La firme crée donc en 2009 une société d’édition spécialement dédiée à sa nouvelle activité.  » L’intention était de produire et de développer un artiste qui corresponde à l’image de la marque, expliquait à l’époque Eric Massaroni, ancien responsable du label. Nous ne voulions pas de jeune pousse mais plutôt un groupe trentenaire déjà expérimenté. Pour ce qui est du genre, nous souhaitions un son électro, plus proche de l’univers fashion que le rock’n roll.  » Ce sera le groupe Playground, inconnu au bataillon, qui sera choisi par les managers pour un premier album intitulé Nightology. Pour son baptême, Zadig & Voltaire s’est octroyé les services d’Eric Chedeville, un directeur artistique qui a travaillé avec Daft Punk. Le coût global de production est estimé à 100 000 euros, clip compris. A ce prix-là, l’équipe se défend de faire un one shot et annonce un investissement à long terme. Il n’y aura pourtant pas de suite. Sept ans après des débuts prometteurs, l’aventure s’est arrêtée là. L’engouement de départ semble être retombé et la marque est revenue à son core business.

AU SECOND PLAN

C’est un peu la même histoire qui est arrivée à The Kooples, autre griffe très en vogue qui a basé sa notoriété sur le concept du  » chic de rue  » et s’est fait connaître pour ses pubs mettant en scène des couples célèbres et anonymes. C’est sur le même principe de duo qu’en 2011 les frères Elicha, à la tête de The Kooples, ont l’idée de produire des couples d’artistes musiciens. Patrick Eudeline, figure notoire de la presse musicale ayant oeuvré pour Rock & Folk, est chargé du casting. Un LP, intitulé sans équivoque The Kooples Records, sort dans la foulée, réunissant une dizaine de titres. Bien qu’estampillé  » vol. 1 « , il n’y aura pas de volume 2. The Kooples semble être passé à autre chose. Un feu de paille qui n’aura duré qu’un été ?  » Quand la musique est le faire-valoir d’une marque de prêt-à-porter, l’implication reste forcément superficielle « , tacle un professionnel de la mode. Mais ne voir dans l’alliance de la maille et du sillon qu’une démarche opportuniste est réductrice. Parmi les tentatives chaotiques ou avortées, la sincérité n’est pas toujours absente. Le cas d’April 77 est parlant. Dès 2007, son fondateur, Brice Partouche, authentique fan de métal et batteur au sein d’un groupe punk, étend ses activités à la production musicale. Le Français convainc même un artiste réputé – Richard Fearless, ex-Death in Vegas – d’être de la partie. Les disques sont enregistrés, pressés et diffusés dans les points de vente de la griffe. Rien de comparable cependant avec ce que peut déployer une major ou tout simplement un professionnel de la distribution. Les opérations restent confidentielles et demeurent une occupation de second plan. Les objets ont pourtant de quoi séduire : des grands vinyles colorés, comme ce fut la mode dans les années 70 et 80. Brice Partouche renoue même avec la tradition des cassettes audio qui est à la bande-son ce que le Polaroid est à la photo.

Pour les artistes émergents, l’idée d’être diffusé dans un réseau international de boutiques à la notoriété bien établie est une chance. Dans un contexte de ventes très affaibli, toute porte d’entrée dans le métier est envisagée comme une aubaine. Qui sait, un directeur artistique renommé pénétrera peut-être un matin dans un magasin qui diffuse un titre de la maison et ce sera le coup de foudre. La profession regorge de belles histoires qui nourrissent les fantasmes.

Du côté des décideurs, rares sont les acteurs du prêt-à-porter à vouloir consacrer le temps, les équipes et le budget nécessaires au (lent) développement d’un label musical.

Agnès Troublé, créatrice d’agnès b., a pourtant trouvé une alternative modeste et durable. Celle qui a habillé Bashung, Air ou David Bowie entretient depuis toujours une passion pour les arts, que ce soit le cinéma, la littérature ou l’art contemporain. La musique fait partie de sa vie. Mais plutôt que de revendiquer haut et fort un label, la styliste parle plus humblement de  » soutien « .  » Nous ne voulons en aucun cas apparaître comme un label musical, confirme Yann Le Marec, responsable de l’identité sonore chez agnès b. depuis treize ans. Nous travaillons en partenariat avec des labels existants comme Gonzaï sans jamais intervenir dans la direction artistique. Notre rôle consiste aujourd’hui à prendre en charge des frais de fabrication des vinyles et à soutenir les artistes indépendants que nous aimons à travers nos liens et notre réseau. Nos actions restent sobres, les coups de marketing ne nous intéressent pas.  »

Dans le catalogue musique d’agnès b., on trouve des artistes connus et moins connus, de l’électro comme du flamenco, des inédits ou des rééditions d’albums introuvables tels que le 33 tours de Tant de temps de Jacno. Les microsillons discrètement  » loggés  » agnès b. sont alors offerts en édition limitée lors des défilés de mode, dans le cadre de festivals de musique ou de manifestations arty. Certains titres sont au cas par cas intégrés à la bande-son des boutiques.

UNE PLACE EXISTENTIELLE

Le lien qui unit les stylistes avec la musique est parfois viscéral. Jean Touitou, ancien maoïste qui, en 1985, a créé A.P.C. (Atelier de Production et de Création), est un ami intime de Kanye West. Le rappeur américain s’est associé deux fois avec le Français pour deux collections capsule sorties en 2013 et 2014. Guitariste et interprète à ses heures sur les scènes alternatives tokyoïtes, Touitou a aménagé son propre studio d’enregistrement dans le bâtiment industriel qui abrite ses bureaux dans le vIe arrondissement à Paris. La  » section musicale  » d’A.P.C. produit depuis deux décennies de nombreux CD qui vont de la musique arabo-andalouse à la samba. Certains albums, distribués par Virgin ou PIAS, ont été vendus à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires. Cet homme cultivé qui ne semble pas apprécier outre mesure le milieu de la mode réfute l’idée d’utiliser la musique pour servir les intérêts de sa marque. Il est l’un des rares d’ailleurs à ne pas recourir à son site Internet pour faire la promotion de ses propres albums.

On ne peut pas davantage nier la place existentielle qu’occupe la musique chez Gildas Loaëc qui a fondé Kitsuné en 2002 avec Masaya Kuroki. Depuis les débuts, la marque est autant un label de mode que de musique. Ancien manager des Daft Punk, Gildas Loaëc est associé avec Kitsuné au lancement de près de 400 ( !) singles, maxis, LP ou compilations en quinze ans. Aux confluents de la dance, du rock et de la pop, les albums vont de la simple licence à la production complète en partenariat avec des majors comme EMI ou Sony.  » Tout est lié entre la musique et l’activité de ligne de vêtements, confiait le fondateur en 2006 aux Inrocks. A l’intérieur de nos compilations, on place un petit catalogue de nos vêtements. On fait aussi beaucoup les DJ dans les pays où sortent nos disques, ce qui nous permet d’aller rencontrer des propriétaires de boutiques dans la journée.  » A cet esprit de transversalité, il faut ajouter des produits dérivés dédiés à la musique (tee-shirts, posters) et depuis 2012, une (petite) chaîne de salons de thé, Kitsuné Café, qui méritait bien sa compil musicale homonyme. C’est chose faite depuis le mois d’avril.

PAR ANTOINE MORENO

POUR LES ARTISTES ÉMERGENTS, L’IDÉE D’ÊTRE DIFFUSÉ DANS UN RÉSEAU INTERNATIONAL DE BOUTIQUES À LA NOTORIÉTÉ BIEN ÉTABLIE EST UNE CHANCE.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content