Design français La génération spontanée

Si les noms de Patrick Jouin, Adrien Gardère, Frédéric Ruyant et des Sismo ne figurent pas encore en première page des magazines, ce n’est, sans doute, qu’une question de temps. Cette poignée de jeunes designers français s’apprête, en effet, à assurer brillamment la relève de ses illustres prédécesseurs.

Il y a quelques années encore, à l’une ou l’autre flagrante exception près, les designers français ne faisaient pas vraiment la Une de l’actualité. Pourtant, petit à petit, certains d’entre eux se sont mis à avoir la cote en France et à l’étranger en développant une approche créative authentique et très spontanée. Patrick Norguet, Christophe Pillet, et Claudio Colucci (voir article pages 64 à 66), pour ne citer qu’eux, sont ainsi rapidement devenus des figures emblématiques du design international. Ces nouveaux gourous de la déco signent désormais des meubles et des objets au style très affirmé pour de grands éditeurs de mobilier contemporain tels que Cappellini, Artifort et Vitra… Un véritable raz-de-marée frenchy qui inonde notre quotidien d’une dose d’humour et de couleur aussi surprenante que bienvenue. Et ce filon de créativité n’est pas près de s’épuiser puisque, déjà, de nouvelles pépites attendent un coup de projecteur pour briller de tous leurs feux.

Patrick Jouin : design haute couture

Cette année, par exemple, Patrick Jouin, a créé l’événement en remportant le titre très convoité de créateur de l’année 2003 lors du Salon Maison et Objet qui s’est tenu à Paris en janvier dernier. Une véritable consécration pour ce jeune designer âgé d’à peine 35 ans et qui compte déjà quelques belles réalisations à son palmarès. On lui doit, entre autres, la décoration du bar de l’hôtel Plaza Athénée à Paris qui, depuis son lifting, s’est déjà attiré les faveurs de Mick Jagger, Gwyneth Paltrow et Lenny Kravitz. Et, plus récemment, l’aménagement, pour le compte du chef Alain Ducasse, du restaurant très sélect Spoon Byblos à Saint-Tropez. La philosophie de ce jeune designer qui laisse libre cours à sa sensibilité et à ses émotions ?  » Je ne veux pas me laisser influencer par les clichés de la mode. Actuellement, tout le monde dessine des objets transparents et colorés et, bien entendu, on s’en lassera très vite. Pour moi, un designer doit impérativement éviter le piège des tendances et créer des objets ni trop présents, ni trop bavards qui remplissent bien leur fonction.  »

Séduites par son style hors normes, les têtes pensantes de Cassina, le célèbre éditeur de meubles italien, lui ont demandé de plancher sur le thème de la vie dans le salon. Résultat ? Une collection complète de mobilier qui compte un canapé, des petits meubles de service, une table et un mini-fauteuil de table qui sera présentée au Salon du meuble de Milan en avril prochain, après avoir fait sensation à la Foire de Cologne et au Salon du meuble de Paris, en janvier dernier.  » J’ai été très flatté qu’un éditeur de cette importance s’intéresse à mon travail, précise le créateur. Dès le départ, j’ai pris mon temps pour proposer un projet très abouti. Quand j’ai dessiné le canapé Kami, je cherchais partout l’objet qui n’existe pas. Je voulais, en effet, un siège très simple, très confortable, très discret et qui s’intègre dans tous les intérieurs. Finalement, mon projet tient plus de la couture que du design. L’idée de ce siège m’a été inspirée par la couverture que l’on jette parfois négligemment sur un canapé pour s’y sentir bien. C’est une approche plutôt originale de la notion de confort et de la relation intérieur/extérieur du fauteuil. Cette couverture très bien coupée est simplement posée sur une armature très fine et élégante, il s’en dégage une grande sensualité.  » Dans un avenir proche, Patrick Jouin aménagera le Mix, un nouveau restaurant d’Alain Ducasse qui ouvrira ses portes en mai prochain à New York. Un premier pas vers la concrétisation du fameux rêve américain…

Adrien Gardère : pertinence et émotion

Adrien Gardère est un autre jeune talent qui multiplie les champs d’expérimentation. Design de meubles et d’objets, architecture d’intérieur, scénographie pour des musées et des expositions font partie du quotidien de ce touche-à-tout qui se laisse guider par un leitmotiv qui fait mouche : allier pertinence, légitimité, raison d’être et émotion. Cette devise lui a déjà permis de signer quelques beaux projets tels que, par exemple, le vase multifonction  » vapeur d’O  » pour Cinna. Composé d’un cylindre en verre soufflé sablé surmonté d’une collerette mobile en acier Inox cet objet très bien pensé évoque lui- même toute la poésie des fleurs. Ou encore la lampe basse orientable  » Melampo « , éditée par Artemide, qui marie le zamac, l’aluminium, le satin et le polycarbonate.

A l’heure où l’on  » designe  » absolument tous les accessoires, de la fourchette à la brosse à dents en passant par la montre et le stylo à bille, à une cadence frénétique, comme c’est déjà le cas dans l’univers de la mode, Adrien Gardère préfère la création authentique à la consommation sans conscience.  » Lorsque vous vous habillez, il est évident que vous ne souhaiteriez pas que l’on vous impose de porter la seule paire de godillots standardisés disponible sur le marché. Selon que vous projetez de vous promener, de courir, de danser ou d’aller manger au restaurant, vous choisirez une paire de chaussures adaptée, dont le dessin, l’ergonomie et les matériaux ont été soigneusement étudiés. Le tout, c’est d’être capable de faire la différence entre le design et le stylisme.  » Cette surenchère de design ne risque-t-elle pas, à la longue, de lasser ?  » Ce n’est pas le design qui risque de lasser mais bien la confusion des genres et l’absence de critique fondée. Il faut absolument que l’on opère une distinction claire et nette entre l’artisanat, les métiers d’art, le design industriel, les outils de production et de distribution…  »

Féru de culture et de voyages, Adrien Gardère vient de mener des recherches en Indonésie afin de dessiner et de prototyper une chaise pour l’auditorium du Centre culturel français de Surabaya. L’ambition de ce projet était de montrer qu’il est possible de revaloriser les compétences traditionnelles et les matériaux locaux tout en démontrant leur adaptabilité à un design contemporain. C’est un pari réussi puisque ses travaux ont donné naissance à la chaise Cikrak, un siège léger et empilable qui s’inspire directement d’un objet traditionnel des campagnes. Constitué d’une pièce de bambou tressé il est utilisé pour faire la cuisine ou le ménage.

Frédéric Ruyant : réflexion et intuition

Autre personnalité marquante de la nouvelle vague du design français, Frédéric Ruyant, un architecte designer qui, lui, propose une vision très philosophique du design. Une approche surprenante mais somme toute bien légitime quand on sait que ce créateur a fait des études de philosophie avant de décrocher un diplôme en architecture.  » Imaginer un produit, c’est très égoïstement tenter une sorte d’expérience d’état de grâce qui combinerait réflexion et intuition, analyse-t-il. Il s’agit d’une quête à la fois intellectuelle et sensible, dans laquelle la question du sens de l’objet est posée pour aboutir à la recréation du produit dans sa forme, à partir d’éléments inexplorés.  » A son actif, il compte, entre autres, la création d’une série de trousses de secours pour la Croix-Rouge française qui donnent un grand coup de jeune, voire même un petit côté branché, à cette vénérable institution. Tout aussi remarquable, sa  » Dining Suite « , éditée par la Galerie Sentou à Paris, a, elle, été épinglée par  » Wallpaper « , le magazine lifestyle anglais le plus tendance du moment. Ces modules banc ou salle à manger en chêne et tissu s’accolent et se complètent à l’infini pour créer des cellules salles à manger, salon de lecture ou salon privé. Tout un programme qui structure véritablement l’espace… Pour Frédéric Ruyant, l’engouement actuel pour les jeunes designers français est justement dû à la diversité de leur style.  » Nous vivons dans les rencontres, les voyages et les échanges. Il me paraît donc difficile de parler d’un collectif de designers qui formeraient un  » style français « . Il me semble plus approprié de parler d’une émergence de designers.  » Ce qu’il aime dans les créations contemporaines ?  » L’extrême diversité, la perte de repères, l’absence de diktats en matière de goût, le grand brassage des genres et une décadence généralisée qui fait qu’aux Etats-Unis on va même jusqu’à baptiser une voiture Calais…  »

Sismo : humour et dérision

Très originale, également, l’approche créative des Sismo, un duo de choc qui s’apprête à secouer la planète design grâce à son sens aigu de l’humour et de la dérision. Leurs créations très second degré comportent toujours un petit plus qui ne saute pas immédiatement aux yeux et que l’on découvre en s’appropriant l’objet. Ainsi, le bougeoir  » Tout feu, tout flamme ?  » combine, sous un look plutôt classique, une bougie et une ampoule électrique qui confrontent astucieusement le passé et le présent. Le téléviseur-lampe  » Faites votre choix  » pose, lui, la question de savoir si nous acceptons d’être envahis au quotidien par la technologie. Il suffit de faire pivoter ce meuble en MDF sur son pied pour faire disparaître l’écran télé du paysage et l’utiliser comme une lampe. Ensuite, lorsque l’écran de la télévision se retrouve face au mur, on peut, si on le souhaite, la laisser allumée pour qu’elle génère une simple ambiance lumineuse et sonore. Créé en 1996 par Antoine Fenoglio et Frédéric Lecourt, deux jeunes trentenaires, ce laboratoire de recherches et d’innovations s’attache à découvrir sans cesse de nouvelles fonctions et de nouveaux champs d’application.  » Nous essayons d’avoir une vision très en amont de l’approche du design, respectueuse des partenaires industriels, de l’usager et, enfin, de notre appétit créatif. Le design est pour chaque objet une aventure faite de concertation, de curiosité et de prise de risques avant même de passer au dessin. La complicité de notre travail en duo donne à nos créations une forte dimension narrative, notamment par une transgression en douceur des usages et des techniques. Seul l’attachement de l’usager à nos créations guide la progression de notre travail.  » Si le travail des Sismo nous émeut et nous incite à remettre nos modes de vie en question, c’est justement parce qu’il privilégie le contenu plutôt que la forme.  » Notre travail part avant tout de la fonction, sur laquelle nous ajoutons non pas un style mais de l’affectif. Quelle histoire raconte chaque objet dessiné ? L’apparence devient alors secondaire au profit de l’usage et du rêve. Le style, comme appropriation d’un champ formel est, à notre avis, une faiblesse en matière de design.  »

Si les designers français rencontrent actuellement un tel succès c’est sans doute parce qu’ils ont compris avant les autres que le consommateur du IIIe millénaire est en quête de sens et qu’il ne se contente plus d’acheter des meubles et des objets uniquement pour leur look, aussi réussi soit-il.

Serge Lvoff

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