Au commencement, il y eut Starck. Dans son sillage, et parfois son ombre, a grandi une nouvelle génération de designers français. De Milan à Tokyo et de New York à Londres, elle séduit les éditeurs les plus prestigieux, brille dans les plus grands Salons professionnels, squatte les magazines, investit les musées. Et, peu à peu, se forge une réputation à rendre jaloux son génial aîné. Revue de talents.

A tout juste 31 et 27 ans, Ronan et Erwan Bouroullec alignent déjà sur leur CV des distinctions que tout designer rêverait, un jour, d’obtenir : une rétrospective au Design Museum de Londres et une collaboration avec l’allemand Vitra, qui édite, depuis cinquante ans, la crème du design. En octobre dernier, Lausanne saluait la fibre expérimentale de Matali Crasset, tandis que la dernière Designer’s Week de Tokyo célébrait la production hexagonale qui a aussi été dopée par le talent de Christophe Pillet, Christian Ghion, Christian Biecher, Claudio Colucci et Patrick Norguet.

 » Nos créations sont beaucoup plus présentes dans les Salons internationaux et leur cote est indéniable, s’enthousiasme Gérard Laizé, directeur du Via (Institut de valorisation de l’innovation dans l’ameublement). De l’Amérique du Sud au Japon, on savoure l' » esprit français « , cet art de créer un univers singulier et harmonieux. Car la  » French touch  » n’existe pas tant dans les produits que dans la façon dont les créateurs subliment l’espace.  » En effet, entre la chaise Rainbow en Plexiglas de Patrick Norguet et le siège Samouraï habillé d’un kaki militaire des frères Bouroullec, il y a un monde.  » Nous ne formons pas d’école. Ce qui nous rassemble, ce sont justement nos différences, analyse Matali Crasset. La diversité de nos démarches fait la richesse de ce qu’on appelle la  » French touch « . Elle force, en plus, les éditeurs à nous envisager individuellement, chacun dans sa singularité.  »

S’ils s’en défendent, ces jeunes talents possèdent pourtant quelques points communs. Ils ont été formés dans les mêmes grandes écoles (l’ENSCI, les Arts déco à Paris, les beaux-arts de Saint-Etienne…). Leurs partis pris esthétiques ne sont pas si éloignés :  » Si certains ont tendance à  » surréaliser « , la plupart privilégient le fonctionnel sur la forme. C’est un peu comme s’il fallait arrêter, en réaction au tape-à-l’£il des années 1980, de faire n’importe quoi « , analyse l’historien Raymond Guidot. Christophe Pillet rigole doucement :  » Il s’agit tout de même de se faire plaisir, tout en suscitant chez le public une réflexion et une appétence pour de nouveaux modes de vie.  » Les nouveaux matériaux (Dacryl, Corian…) sont aussi leur dada. Tous n’aspirent qu’à les explorer, à les sublimer, à les détourner.  » Notre création a gagné en maturité. Désormais, la France possède vraiment des designers opérationnels et inspirés « , assure Didier Krzentowski, collectionneur passionné, directeur de la galerie Kreo, membre du jury des Arts déco et du conseil d’administration de l’ENSCI.

Les idées fusent

Alors que, pendant longtemps, seul Starck cartonnait à l’étranger, aujourd’hui, les commanditaires des plus jeunes s’appellent Cappellini, Edra, Cassina, Driade… Autant de marques prestigieuses chez qui les  » Frenchies  » font l’actualité du rendez-vous le plus côté de tous, celui de Milan. Et ce parfois, paradoxalement, au détriment du produit :  » De plus en plus d’éditeurs profitent de notre pouvoir médiatique et se contentent d’exposer le prototype, qui fera couler beaucoup d’encre, sans développer le projet. Il faut que ça cesse « , fulmine Matali Crasset. Ronan et Erwan Bouroullec tempèrent :  » La maison d’édition de Giulio Cappellini est petite comparée à celle d’un industriel. Et des tas de jeunes ont eu leur chance grâce à elle.  » Heureusement, car les idées fusent et des petits nouveaux sont déjà prêts à prendre le relais ( lire aussi pages 68 à 72). Claudio Luti, directeur de Kartell, confirme :  » L’intérêt tout neuf que les Français portent au design dope l’énergie des créateurs. De fait, leurs propositions sont souvent très ingénieuses et commercialement viables.  » Résultat :  » Paris a retrouvé sa place. Des talents étrangers comme Jasper Morrison et Marc Newson l’ont récemment choisi comme port d’attache « , souligne Rolf Fehlbaum, patron de Vitra. Pour Samuel Coriat, directeur d’Artelano, société française de mobilier contemporain, il était temps :  » Auparavant, les Italiens avaient tout : les architectes-designers et les fabricants. Aujourd’hui, la France bénéficie d’une certaine reconnaissance.  »

Ligne Roset, Cinna, XO, Domeau & Pérès et quelques autres à la diffusion encore plus confidentielle sont les rares professionnels, en France, à oser. Les bourses et les aides à la production octroyées par le VIA n’y changent rien : la plupart des prototypes enrichissent les catalogues étrangers. Et pour cause : seuls 16 % des industriels français travaillent actuellement avec des designers, pétrifiés par les chiffres de vente du mobilier contemporain de création. Si modestes qu’ils ne figurent pas dans les rapports de l’Ipea (Institut de promotion et d’étude de l’ameublement), mais, selon les professionnels, ils avoisinent les 5 % du marché. C’est à l’export que Michel Roset, directeur de Ligne Roset, réalise 70 % de son chiffre d’affaires (461 millions d’euros). Le problème serait d’ordre culturel :  » Les Français ne sont pas sensibilisés à la création contemporaine. Les hommes politiques devraient montrer l’exemple en prononçant leurs discours sur autre chose qu’un bureau Régence !  » s’insurge Gérard Laizé.

Les talents français consacrent donc 95 % de leur temps à l’étranger et, pour certains, 90 % de leur activité à un autre secteur que le design (conception de boutiques, d’hôtels, de lieux publics). Pourtant, le mobilier reste une voie royale pour se faire remarquer. Jean-Marie Massaud, assez cyniquement, avoue :  » J’ai compris le truc : tous les ans, maintenant, je sors une nouvelle chaise longue, qui fait le tour des magazines. Les clients m’appellent beaucoup plus souvent !  » Si elle a abandonné quelques illusions, cette génération n’en a pas perdu pour autant le sens des affaires ni celui de l’humour!

Marion Vignal

 » De l’Amérique du Sud au Japon, on savoure l’  » esprit français « , cet art de créer un univers singulier et harmonieux. « 

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