Dandy, vif et polyglotte, Tom Barman, leader incontesté de dEUS, est le Belge qui se rapproche le plus du modèle de star du rock. A moins que ce ne soit celui de bobo malin. Rencontre particulière dans la tanière de l’Oncle Tom.

En une dizaine d’années, Tom Barman et les différentes versions de dEUS ont commis une poignée de disques inspirés et audacieux, imposant l’idée – a priori un peu folle – d’un  » rock belge  » à l’échelle internationale. Sorti à l’automne,  » A Pocket Revolution  » (1), le dernier disque du groupe anversois, a décroché un double succès cinglant, artistique et commercial. A quelques jours d’un autre doublé gagnant – deux concerts complets à Forest- National (2) avant la grande scène de Werchter en juillet prochain (3) – le leader de dEUS nous a reçus dans son appartement anversois qui a dû connaître ses heures de grandeur. Présentement, l’heure est plutôt à celle du glandeur : entre deux bouts de sa tournée mondiale qui a déjà additionné quatorze pays et une septantaine de concerts (cent et vingt dates sont encore à venir), le Barman affûté, a enfin le temps de dépoussiérer ses innombrables disques vinyles et, peut-être d’ouvrir l’ouvrage reçu pour son récent 34e anniversaire, un monumental bouquin sur l’imposant Kubrick. L’ombre d’un modèle sans doute inaccessible, la trace du désir d’absolu de  » Tommy « , son petit nom dans l’intimité. Dans cet environnement culturel nourri, c’est le genou gauche du chanteur qui frappe d’emblée. Comme sorti d’un dérapage punky à la Ramones, il trône superbement à travers le tissu pulvérisé d’un jeans. Monsieur Barman nous en parle dans un français quasi parfait.

Weekend Le Vif/L’Express : Comment peut-on porter un jeans à ce point déchiré ? Il n’y a personne pour le recoudre ?

Tom Barman : (Rires.) C’est toujours le genou de gauche qui déchire le tissu, je ne sais pas bien pourquoi : peut-être que cela vient de la scène où je suis assez physique. Je suis assez physique tout court, d’ailleurs.

Il est vrai que ton agenda est chargé : albums avec dEUS,  » Magnus « , ton projet dance, sans oublier le beau disque acoustique partagé avec Guy Van Nueten. Ton premier film comme réalisateur ( » Any Way the Wind Blows « ), tes activités de DJ, etc. On t’imagine sans trop de peine en gamin hyperkinétique !

Ma mère dit que non, que j’étais dans mon propre monde. Le sport me faisait perdre beaucoup d’énergie : j’habitais pratiquement à la salle de squash ! La gestion de l’énergie, par exemple, dans l’actuelle tournée de plusieurs mois, dépend beaucoup du plaisir de faire ce que je fais : cela me met dans un état d’esprit assez résistant et puis il y a toujours un moment où je me glisse dans la tournée, sans vouloir essayer d’imiter une vie normale. Je me couche et me lève tard, fais la balance, donne quelques interviews, je mange et je joue.

T’imposes-tu des limites en tournée question alcool et drogues ?

Je touche parfois à ces limites, ce qui vient d’ailleurs d’arriver puisque ma voix m’a lâché et que plusieurs concerts ont dû être reportés aux Pays-Bas. C’est une expérience un peu effrayante : à force de fumer, boire, hurler et d’oublier de prendre soin de ma voix, elle a pété après trente concerts. Mon docteur m’a demandé d’arrêter de fumer, ce que j’ai essayé de faire pour la première fois l’été dernier. Disons que dans le passé, je suis allé trop loin quelques fois, sans pour autant apercevoir la  » lumière « , celle de l’au-delà ( sourire).

Le sport développe-t-il l’instinct de conservation ?

J’étais un peu jeune pour cela puisque j’ai fait de la compétition entre 12 et 17 ans : la discipline m’est venue de voir à quel point d’autres pouvaient ne pas en avoir. Et également de l’école catholique où je m’emmerdais : c’était extrêmement sévère chez les pères jésuites de Onze-Lieve-Vrouw… J’en parlais récemment avec un pote qui a lui aussi fréquenté cette école et a lui aussi pris cette même direction  » non-confirmiste  » que moi. C’est le patron du label Lowlands, ex-punk, ex-tout, qui adore la fête et les sous-cultures. Il m’a dit :  » Quand j’aurai des enfants, je les mettrai aussi dans cette école (catholique)  » (r ires). Et je partage cet avis parce que je trouve intéressant de mettre des gosses dans des environnements où ils ne peuvent pas nécessairement tout faire ! A 9 ou 10 ans, c’est bien d’avoir le choix entre Modernes, Latin-grec, Latin-sciences et Latin-math, sans plus d’option. Les gosses doivent s’adapter à l’autorité, celle de l’école. Cela forme le caractère !

Si je me souviens bien de certaines conversations que l’on a eues précédemment, chez les Barman, c’était plutôt cool !

Mes parents étaient assez âgés et plutôt tolérants. Il y a un paradoxe parce qu’ils ne parlaient pas du tout, par exemple, de sexualité et assez vite, j’ai été confronté avec l’âge et la mortalité ! La sexualité, je l’ai découverte comme un grand garçon, assez tard en plus. Mes parents ne contrôlaient pas vraiment mes sorties, ils étaient même un peu naïfs : je me souviens qu’à 15 ou 16 ans, ma mère m’a demandé ce que j’avais fait jusqu’à deux heures du matin. Je lui ai répondu que j’avais sniffé de l’héroïne avec des potes – ce qui n’était pas le cas – et elle m’a répondu :  » Du moment où tu ne touches pas à ces grandes cigarettes, c’est bien  » ( rires). Elle ne connaissait rien de tout cela ! Aujourd’hui, ma mère – qui va avoir 76 ans – se fâche quand des articles négatifs sortent, même si elle ne se prive pas de me critiquer.

La mort de ton père, survenue en 1989, est-elle toujours présente en toi ?

J’avais 16 ans et j’y pense de plus en plus. En tant que gosse, j’avais un bon rapport avec lui mais dès que la maladie est venue – Alzheimer – cela s’est très fort détérioré… Je ne comprenais pas bien ce qui se passait : les meilleurs moments avec lui, ce sont mes souvenirs d’enfant. Dernièrement, je pense avoir compris pourquoi tellement de gens considèrent que je suis un  » control freak  » et peux me montrer complètement intolérant vis-à-vis de gens qui prennent de la drogue ou de l’alcool alors qu’ils ne peuvent plus le faire. Cela vient de ma jeunesse où j’ai vu mon père malade avec des moments de lucidité alternant avec la folie : voilà pourquoi je ne supporte pas les gens qui perdent le contrôle d’eux-mêmes.

Cela va-t-il jusqu’à la confrontation physique ?

Non, j’emploie la langue de vipère, la langue de pute !

As-tu l’impression de vivre une existence de bobo ?

Parfois oui. C’est une bonne question parce que je crois avoir vécu dans assez de milieux pour comprendre qu’il y a partout des cons et des gens intéressants. J’ai vécu dans des milieux très très riches et puis dans des endroits où les gens n’avaient rien, même pas un parachute social pour pouvoir se retourner ! J’ai l’illusion peut-être d’avoir trouvé mon chemin parmi toutes ces existences : d’un côté, j’aime les repas de qualité, mais je n’ai pas de voiture, j’habite toujours dans un petit appartement. J’ai un côté très bourgeois mais je me fous de pas mal de côtés matériels. J’ai aussi un côté snob : quand il me restait 44 francs à l’époque où j’étais fauché, je m’achetais un Yaourt Danone à 42, parce que c’était le meilleur ! Quand on me demande :  » Quels sont tes rêves ? « , la réponse comporte seulement 1 % de fantasme matériel… En fait non, je déteste les bobos, je ne veux pas en faire partie, même si j’ai des points communs avec eux.

dEUS a longtemps eu la réputation d’être un groupe un peu snob d’Anvers !

Cela, c’est l’idée que toi tu as d’Anvers : c’est vrai que c’est une ville assez arty, assez ouverte et j’espère qu’on peut l’entendre dans notre musique. Je m’intéresse autant à la  » high culture  » qu’à la  » low culture  » et ce n’est pas ma définition du snobisme.

A la télévision, il y a peu, on t’a vu à la VRT/Canvas, être mal à l’aise parce que tu étais classé parmi  » les plus grands Belges de tous les temps « …

Oui, j’ai fini dans les 60e et cela m’a mis mal à l’aise d’abord parce qu’au moment où on a commencé à parler de concours, le groupe allait mal, plusieurs musiciens étaient partis et je me sentais pas du tout comme  » le plus grand Belge  » mais plutôt comme le  » Belge le plus mort  » ( sourire) ! On me faisait un honneur – cela en est un malgré tout – j’allais à la radio et je recevais des coups de fils et des mails d’insultes, sans avoir du tout envie de ce cirque. Je n’avais qu’une seule idée, finir mon disque. Mais si tu te défends, on va te traiter d’  » arrogant « …

En Flandre, c’est le Père Damien qui a gagné le titre de plus grand Belge.

Oui, c’est le son de la Flandre profonde même si Damien était un rebelle, un martyr, un type anti-establishment. On ne peut pas être contre Damien, mais j’aurais plutôt choisi un artiste ou un scientifique : j’ai été content que Brel gagne chez les francophones !

Que t’inspire le mythe du martyr rock ?

Non, pfffff. Je ne crois pas aux mythes, parce que le mythe est une simplification de la réalité. Che Guevara, il s’est aussi amusé : c’était comme le rock’n’roll avec de l’alcool et des femmes !

La fin était moins drôle !

La fin n’est jamais drôle.

Etre musicien ?

Comme le dit Dylan, c’est  » A permanent state of becoming « , ce n’est pas le fait d’arriver quelque part mais l’idée d’être en chemin. C’est thérapeutique parce que l’on  » fait  » quelque chose…

Aurais-tu désiré vivre à l’époque des Plaster Casters, ces groupies américaines des sixties qui moulaient le sexe en érection des pop stars comme Jimi Hendrix… (Internet : www.cynthiaplastercaster.com)

Pas nécessairement, non ( rires). Il y a parfois une frustration de n’être ni les Beatles, ni les Beach Boys ou Dylan, de ne pas avoir été parmi les premiers, mais les groupies ont été là de tous les temps, depuis Mozart !

Les groupies devraient être à Forest, non ? Est-ce que tu leur liras du Goethe, comme tu le fais parfois aux magazines flamands ?

Je ne crois pas ( rires). Le Goethe que je citais, c’est – de mémoire – quelque chose comme :  » Si je redonnais tout ce que j’ai reçu et appris de mes amis et de mes amours, il n’y aura que peu qui resterait de moi « . C’est une paraphrase qui veut dire qu’on n’est jamais seulement soi-même, qu’on est une éponge de toutes les rencontres, même les plus courtes, surtout les plus intenses.

Songes-tu parfois à travailler de 9 à 17 heures dans un ministère et puis de rentrer tranquillement dans ta maison de la banlieue d’Anvers retrouver femme et enfants ?

Parfois, oui. Mais mon style de vie de musicien n’exclut pas l’autre. Une femme et des enfants semblent parfaitement possibles. Il suffit de trouver la bonne femme !

Cela semble dur !

( Rires.) Non, parce que je ne cherche pas vraiment, maintenant ! Je suis parti tout le temps donc qu’est-ce que je ferais d’une relation fixe ? Je ne veux pas terminer comme un vagabond, j’aimerais avoir une famille !

Entre un tube mondial et une famille, que choisis-tu ?

( Rires.) C’est une question diabolique ! Maintenant, je dirais une bonne femme… bien que Clouseau ait rempli le Sportpaleis d’Anvers onze fois ( NDLR : ce groupe pop flamand a ainsi attiré plus de 100 000 spectacteurs…), dEUS accomplit aujourd’hui une sorte d’exploit en remplissant deux fois de suite Forest- National !

Il est parfois plus facile d’expliquer un flop qu’un succès. Les concerts que ce soit à l’Ancienne Belgique ( NDLR : trois soirées en octobre dernier) et à Forest ont été complets tellement vite ! J’ai été enseveli sous des SMS, des coups de fils. Peut-être qu’il y a un effet de boule de neige avec mon film,  » Magnus  » et peut-être une sorte d’hystérie avec les gens qui n’ont pas eu de tickets pour l’AB et qui se précipitent sur Forest ! C’est hallucinant !

Dans ces conditions, comment ton ego se porte-t-il ?

Pas trop mal, parce qu’à l’étranger avec dEUS, il y a encore beaucoup de travail ! Jouer en Russie ou retourner en Amérique – comme on l’a déjà fait en première partie de Blur et Morphine – c’est un pari !

L’Amérique, qui a créé le mythe du rock, est une forteresse qui nécessite d’être profondément courtisée !

Je sais ce que cela prend de réussir là-bas : il faudrait un signal très très clair pour tenter de faire ce pas, d’y tourner intensivement pendant des mois. Donc, on y va de manière totalement décrispée ! Quelques signes d’intérêt existent pour nous là-bas : notre morceau  » Turnpike  » a été inclus dans la bande-son des  » Sopranos  » et puis un metteur en scène de vidéoclip qui a fait Foo Fighters et The Strokes nous a  » supplié  » de réaliser notre prochaine chanson. Des gens à la mode comme Broken Social Scene nous citent comme influence et Butch Vig ( NDLR : légendaire producteur de Nirvana) met dEUS dans son top 10 de l’année 2005. Mais ce n’est pas parce qu’ils parlent de nous qu’on vendra 200 000 albums. Cela dit, tout cela nous encourage !

Comment gères-tu la masse d’infos quotidienne ?

J’essaie de lire  » De Morgen  » tous les jours, parfois  » De Gazet van Antwerpen  » et en Grande-Bretagne, j’aime beaucoup  » The Guardian  » ! J’essaie de la gérer comme tout le monde… Cela entre et cela sort et je garde en tête les  » pièces  » que je veux gérer !

As-tu  » mal au monde  » ?

Je ne crois pas que le monde aille si horriblement mal ! Il a toujours été assez stressant : le survol d’un magazine, la négativité des titres, peuvent te déprimer ! Ici, en Belgique, il y a beaucoup de suicides, beaucoup de consommation de médicaments !

Evites-tu ce genre de choses ?

Oui, j’évite même les antibiotiques !

Il y a quelques mois, tu me disais  » l’amour, c’est de la concentration  » !

Oui, on en avait parlé ! J’avais l’idée d’un film sur l’amour et la concentration. Je n’ai pas changé d’idée. L’amour a quelque chose de très terre à terre. Comme dit Leonard Cohen :  » Ce n’est pas une marche victorieuse mais un petit hallelujah brisé !  » Je ne peux pas le dire mieux que lui !

A quoi a ressemblé la minute où tu es sorti de la tournée et tu es rentré dans ton appartement d’Anvers ?

Pendant un moment, je me suis senti comme un  » poulet sans tête « , et puis cela a été. Le samedi où je suis rentré, il y avait une fête à Anvers et tous les gens de dEUS s’y sont précipités. J’ai eu un peu le blues du lundi mais le mardi, l’adaptation était faite !

Quel lien entretiens-tu avec Anvers ?

Une fois, j’ai comparé cette question avec mon genou : je suis content qu’il soit là, j’en ai besoin et si tu l’attaques, je le défends, mais je n’y pense pas trop ! C’est cela mon rapport avec ma ville. Avant les élections, avec dEUS, on va faire quelque chose, une grande présence en pleine ville juste pour signifier notre désaccord avec les idées d’extrême droite…

Et si on te proposait de jouer pour Albert II au Palais ?

On verra quand il me le demandera…

As-tu des décorations ?

J’ai un trophée de quelques clips, complètement cassé !

Tu es une institution ! Les gens t’appellent-ils Monsieur Barman ?

Non, les gens m’appellent Bart !

(1) CD chez Universal; (2) Les concerts des 1er et 2 mars prochain à Forest-National sont complets ; (3) dEUs se produira le 1er juillet prochain sur la scène principale de Werchter. Internet : www.cclive.be

Philippe Cornet

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