Un chocolat sans pareil, une nature extra-vierge peuplée de perroquets et de tortues de mer, un hôtel de grand charme comme un observatoire privilégié… São Tomé et Príncipe sont des confettis d’Afrique ensorcelants.

On ne connaît rien au chocolat si l’on n’a pas goûté celui de Claudio Corallo, produit à São Tomé. Difficile de le déclarer  » meilleur du monde  » : il est hors catégorie. Nullement amer malgré ses 100 % (une pâte de cacao pure !), il crée une autre gamme d’émois gustatifs qui donne à voir d’où il vient : c’est un fruit de la jungle, onctueux et puissant, aux saveurs d’humus et d’écorces épicées. Interminable, l’arrière-bouche déploie des forêts tachetées de lumière et des brumes amniotiques de matin du monde, travaillées par la vitalité.  » Là où le vert est plus vert « , chantait Cesária Evora : vous venez de survoler São Tomé, l’île chocolat perchée sur l’équateur, à 300 km au large du Gabon.

Jaillissant d’un écrin de plages, sa forêt émeraude cogne au hublot de l’avion. La moiteur surgit comme un baiser mouillé. Le paradis nichant dans les nuages, on ne s’étonne pas de la chaleur idéalement douce. Sous la pluie fine et tiède qui  » brumise  » la voiture, Cao le chauffeur confie qu’après s’être exilé, il est revenu à São Tomé  » pour le climat, qui nous fait une peau belle et saine ! » Paludisme presque éteint et sans bestioles à redouter, São Tomé va diluer nos peurs liées à l’Afrique. Sa météo triste et gaie a l’humeur portugaise, tout comme le patois local, sucré de créole et de mots africains.

LES RÉCOLTES DU PASSÉ

Sur le front de mer de la petite capitale, les crépis délavés par le climat équatorial ont la noblesse des tableaux d’Alechinsky. Cathédrale et bâtiments coloniaux disent le rêve évanoui du Portugal, celui d’un empire planétaire métissé… mais tissé de souffrances. Découverte avant l’Amérique un jour de la Saint-Thomas, l’île du milieu du monde fut une halte pour les esclaves envoyés au Brésil. Royaume de la canne à sucre, elle fut la première africaine à accueillir les cacaoyers du Nouveau Monde. São Tomé et Príncipe, les deux îles de ce confetti grand comme la Martinique, produisaient en 1910 l’essentiel du cacao mondial. A l’indépendance, en 1973, l’île chocolat chuta de son trône : les descendants d’esclaves plantèrent là les plantations, laissant les splendides roças (maisons de maître) pourrir dans la forêt. Elle est sous perfusion d’aide internationale, mais la petite nation connaît son passé et croit en son futur.

Sur les routes, de longues files de gamins en uniformes blanc et bleu vont vers l’école, s’abritant la tête d’une feuille de bananier. Ici, un habitant sur deux a moins de 12 ans. Espoir de la nation, il affirme la fertilité de cette île-volcan, où un balai planté en terre prend racine en trois jours. Les cases en jaune et vert ont la simplicité de grands cageots montés sur pilotis, mais elles cachent un jardin ruisselant de papayes, de corossols suaves, de fruits à pain au parfum de chou-fleur… Pourquoi braver le large lorsque, à dix minutes de pirogue, on attrape des poissons volants ? Autre terre, autres moeurs : ici, le dénuement paraît une leçon de vie.

Quant au fameux  » enfer vert « , c’est une matrice amicale, léchée comme un tableau du Douanier Rousseau. Cao stoppe la voiture, plonge dans les taillis et revient chargé de jeunes branches. Malaxées sous la pluie, elles produisent une mousse compacte qui nettoiera le pare-brise.  » On vend peu de savon à São Tomé, sourit-il. Vin de palme, fruits sauvages, dentifrice, médicaments… La forêt offre presque tout.  » Que la fête commence ! Au sud de São Tomé, une houle de collines aux cinquante nuances de vert se troue de pains de sucre. Le plus haut ressemble au repaire de King Kong. Phallus géant de 600 m, caressé par des nuages en anneaux qui montent et descendent, le Pico de São Tomé tient fermement l’île sous la loi de la fécondité.

JARDINS DE GOÛTS

 » Cuisiner, c’est faire l’amour « , déclare l’homme qui a dressé ses tables face à ce paysage irréel, sur la terrasse vermoulue d’une ancienne roça. Sourire solaire et mots pesés, João Carlos Silva a longtemps régalé les téléphages portugais d’émissions culinaires, puis a regagné son île pour en être l’ambassadeur gourmand. Les produits du jardin ont quelques mètres à franchir pour garnir les assiettes. Le ceviche de marlin (espadon) à la coriandre magnifie mangue et fruits de la passion avec une huile d’olive intense, le thon mariné fraie avec la carambole, la papaye verte et une feuille de coriandre frais cueillie. Non seulement la jungle n’a mangé personne, mais elle se donne toute à manger. Pour preuve, le chocolat de Claudio Corallo, ici croqué avec une pulpe de cacao (le mucilage, au goût finement abricoté) relevée de gingembre et de poivre sauvage.

Pour l’ausculter de près, attendons d’être sur l’autre île, Príncipe. La plantation de São Tomé où Claudio Corallo nous attend est dédiée à sa  » vraie passion  » : le café. Impassible sous la pluie chaude, ce bourlingueur né en Toscane reçoit dans son jardin secret – un bout de forêt claire d’où l’on voit la mer, 600 m plus bas. Ses yeux bleu laser et sa moustache coloniale irradient la joie : les vanilles – lianes enroulées autour des grands arbres – se sont fécondées seules… ce qui n’arrive en principe jamais !  » La nature, triomphe-t-il, a trouvé son chemin ! » Sans doute est-elle en sympathie avec ce terroir, où les caféiers bourbon, mundo novo et caturra – arbustes denses couverts de micro-cerises – s’intègrent à la forêt. Connu des seuls Portugais, le café de São Tomé est un nectar aussi bon froid que chaud : le grand poète Pessoa y trempait sa plume. Corallo proteste :  » Mon café n’est pas celui de São Tomé ! C’est le mien ! » Vrai, car ce soleil noir est la quintessence de quarante années d’Afrique, vécues par cet aventurier à la Jack London.  » Je voulais être Tarzan « , sourit celui qui planta son robusta au fin fond de l’immense Zaïre, à 1 650 km de pirogue de la capitale.  » Mon coeur est resté au Kivu « , dans cette jungle où il courait pieds nus avec les guerriers locaux.

UNE VOISINE DE RÊVE

Une demi-heure d’avion à hélices nous fait atterrir à Príncipe (prononcez  » Prispe « ), sur une piste trouant la forêt. On aurait pu tourner Jurassic Park sur ce château de verdure maigrement peuplé. Mais l’hôtel Bom Bom rend important ce bout du monde. Rouge et vert intenses d’une piste en latérite entre deux buffets d’orgues végétales. Sous les arbres aux pieds musculeux, voici des orchidées sauvages et des frondaisons d’érythrines : leurs pétales orange vif forment à terre un tapis de braises. Passé le porche de l’hôtel, la jungle essaie de bien se tenir, éventant les sentiers dallés avec force parfums de fleuriste.

Et soudain, c’est le rêve. Une longue plage cuivrée, au sable onctueux comme du cacao et quasiment déserte, se laisse mollement lécher par les vagues. A quelques mètres, de confortables cases rondes à l’africaine tutoient l’océan et son vaste horizon, ouvrant un jour sur Macao, un autre sur Bahia. On aperçoit des oiseaux bleus inconnus ailleurs, des tortues venues enfouir leurs oeufs et de gros crabes de terre patrouillant la nuit, la pince au garde-à-vous… Le plus fascinant restant ce long ponton qui enjambe les vagues et mène au restaurant de style africain ornant l’île voisine. Ses murs gris nuage, abondamment vitrés, donnent le sentiment d’un déjeuner en haute mer. C’est là que les pêcheurs, dès 6 heures, viennent présenter leurs prises au chef Jeandré, Sud-Africain de 24 ans qui s’éclate avec le ragoût de lambis (gros coquillage des mers tropicales) et le molho no fogo, un barracuda flanqué de makéké, l’aubergine locale.

Comment ce lieu extra-galactique, oublié, loin de tout, maintient-il chaque jour un service impeccable ? C’est le secret de Sergio, le jeune directeur que ses employés comparent à Jésus-Christ :  » Il est partout en même temps.  » En caressant Chaplin, son perroquet apprivoisé, il raconte comment le Bom Bom (en français :  » Bon Bon « ) est devenu le premier employeur de l’île, rénovant les routes, salariant des professeurs, expérimentant des cultures et embauchant des agronomes pour rendre à la jungle les vastes terrains autrefois plantés qu’il a reçus en concession, et qui comptent 1,6 km de plages admirables. Ainsi l’a voulu Mark Shuttleworth, jeune businessman sud-africain qui, après s’être envolé dans l’espace (les îliens l’appellent  » l’homme de la lune « ), a racheté l’hôtel pour s’y jouer un remake d’Au coeur des ténèbres, de Conrad. Lui doit-on la reconnaissance de l’île en réserve de biosphère Unesco ? Príncipe (l’île du Prince) a trouvé son… principe : préserver la biodiversité. Il valide le rare panel d’excursions proposées par l’hôtel : promenades en jungle, approche des baleines, plongées coralliennes au milieu des gorgones, des hippocampes et des poissons-trompettes…

Dans l’église blanchâtre de San António, la petite capitale, les dames choristes louent le Seigneur en ondulant du popotin – à la grande joie des gamins assis derrière. Reprenons nos parapluies : Dieu nous attend. Ombragées de grands arbres, les cacaoyères de Claudio Corallo dévalent une colline en bord de mer, lourdes de petits ballons de rugby orangés (les cabosses) qu’on cueille avec grand soin. Elles produiront l’extraordinaire chocolat que Claudio moule en carrés à São Tomé, avec des variantes au gingembre, au raisin infusé d’alcool de mucilage – le chocolat au piment et à la fleur de sel est un nirvana total -, vendues sur l’île à des tarifs de philanthrope. Quel est son secret ? Occupé à sécher les fèves dans un hangar aéré mais couvert, il émet un  » Eh ! » matois de paysan toscan.  » Ce n’est pas qu’il n’y ait qu’un seul secret. Ou alors, le secret, c’est d’être là.  »  » Là « , c’est la roça décrépite où il réside, dormant sur un sommier dans une chambre sans fenêtre, mais donnant sur un immense fromager où crient les perroquets. Il y a du Visconti dans ce décor splendide mais ruiné, du François d’Assise dans ce voeu de pauvreté, au bord d’un des plus beaux paysages du monde. Autour de nous, la mer, les pains de sucre et le manteau de jungle où sifflent les cascades composent une baie de Rio miniature, mais vierge. L’arrivée d’un nuage met fin au spectacle. A cet instant, le paysage a disparu. Claudio Corallo vient de le mettre dans son chocolat…

PAR JACQUES BRUNEL / PHOTOS : ROBERTO FRANKENBERG

ICI, NON SEULEMENT LA JUNGLE N’A MANGÉ PERSONNE, MAIS ELLE SE DONNE À SAVOURER AUX PROS DE LA DÉGUSTATION.

LA MER, LES PAINS DE SUCRE ET LE MANTEAU DE FORÊT OÙ SIFFLENT LES CASCADES COMPOSENT UNE BAIE DE RIO MINIATURE, MAIS VIERGE.

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