Rougui Dia, 30 ans, chef de charme et de talent. Cette Française d’origine sénégalaise ne s’est pas seulement imposée dans un monde d’hommes. Elle l’a fait au plus haut niveau, dans le temple parisien du caviar, le mythique Petrossian. Un destin insolite pour ce joli brin de femme au caractère bien épicé. Chaud devant !

G rande, élancée, gracieuse, Rougui Dia ressemble à une princesse de conte africain. L’élégance fragile d’une gazelle combinée à la fausse nonchalance du félin… Un curieux mélange de vulnérabilité et d’assurance qui lui donne un charme fou. Même la haute toque blanche et une tenue de travail très peu féminine ne parviennent à dissimuler sa grâce de danseuse timide. A 30 ans à peine, cette Française d’origine sénégalaise, qui vit toujours chez ses parents dans la banlieue, est la dernière attraction gastronomique de Paris. Pour deux bonnes raisons : d’abord parce qu’elle a réussi en un an à redorer le blason du très chic restaurant Petrossian, le temple parisien du caviar et du saumon, en misant sur une cuisine moderne métissée, ouverte à l’expérimentation, mais sans concession excessive à la mode. Résultat : chaque plat fait le tour du monde, à l’image de ces crevettes d’Iran au curry assorties d’épinards et de kacha. Mais c’est surtout parce qu’elle dénote complètement dans le paysage culinaire local, et singulièrement dans ce bastion de la Russie blanche, que le Tout-Paris accourt. Une femme aux manettes, ce n’est déjà pas courant dans une maison de bouche réputée. Mais en plus une femme noire, voilà qui bouscule bien des idées reçues. Elle est d’ailleurs la première à s’en étonner…

Weekend Le Vif/L’Express : Avez-vous réalisé un rêve de petite fille ?

Rougui Dia : Non. Je voulais devenir couturière quand j’étais petite. Cela dit, j’ai toujours aimé manger. Sans doute parce que ma mère est une très bonne cuisinière qui prépare aussi bien des plats africains traditionnels que des recettes françaises.  » Faut pas mourir bête « , nous disait-elle tout le temps. C’est elle qui m’a initiée aux saveurs. Elle avait pour habitude de tremper de la mie de pain dans les sauces pour me faire goûter. Ensuite, elle me demandait si c’était salé ou sucré, si c’était pas trop acide, etc. En l’observant, j’ai appris comment  » tricher « , par exemple en mettant du sucre dans le ragoût de pommes de terre pour lui donner une teinte caramel. Elle a toujours été très curieuse. Encore aujourd’hui, il arrive qu’elle achète au marché des produits inconnus qu’elle nous fait découvrir. Le dernier en date est le kaki (NDLR : une baie ronde légèrement aplatie ) que j’ai d’ailleurs intégré à la carte de Petrossian pour le Nouvel An russe.

Vous regardez, vous savourez, mais vous ne mettez pas la main à la pâte ?

Non. Jusqu’au jour où j’ai dû remplacer au pied levé une de mes s£urs aînées qui était censée faire à manger ce soir-là. Je devais avoir 14 ou 15 ans. Je me suis lancée dans un latiéré Khako, un mélange d’épinards et de semoule assez complexe. Il faut croire que je me suis plutôt bien débrouillée puisque j’ai même reçu les félicitations de mes frères, qui ont pourtant la critique facile. Cette première expérience a été déterminante pour la suite.

La route a toutefois été longue…

Oui. On peut parler de parcours du combattant. Je suis entrée dans une école hôtelière en région parisienne pour apprendre les bases du métier. Ce ne fut pas toujours simple car j’ai un tempérament de fainéante. A un moment, j’ai même pensé arrêter pour m’engager dans l’armée. J’étais attirée par la discipline, la hiérarchie et le sport. Mais je me suis accrochée, et j’ai fini par décrocher mon diplôme. Ce qui était important pour moi car mes frères et s£urs – on est sept enfants – ont tous bien réussi dans la vie. Ensuite, j’ai fait mes classes dans différents restaurants, en salle comme en cuisine. Ce fut loin d’être tous les jours une partie de plaisir.

Pourquoi ? Parce que vous êtes une femme dans un milieu très masculin, sinon macho ? Ou parce que vous êtes d’origine sénégalaise ? A moins que ce ne soit les deux à la fois…

C’est un milieu assez dur, où l’on ne vous fait pas de cadeaux. A fortiori quand vous êtes une fille, et plus encore une fille à la peau noire. C’est arrivé plusieurs fois qu’on me dise qu’un poste est déjà occupé quand je me présentais alors qu’au téléphone, ma candidature semblait tout à fait convenir. Mais je suis têtue comme une mule. Et j’étais bien décidée à ne pas baisser les bras. Ce qui a fini par payer puisque j’ai eu la chance de rencontrer le chef Sébastien Faré. Il m’a engagée comme commis au restaurant Les Persiennes à Paris. Je lui dois beaucoup. Notamment parce qu’il m’a transmis son savoir-faire. Quand il a repris les rênes de Petrossian en 2001, il m’a proposé de l’accompagner. Je n’ai pas hésité longtemps. Il y a tout juste un an, il a quitté la maison pour d’autres horizons. Et c’est là que Monsieur Petrossian a pensé à moi pour lui succéder. J’avais grimpé les échelons entre-temps et j’étais second à ce moment-là. Mais pas vraiment préparée à prendre la tête d’une brigade d’une dizaine de personnes. Entre autre parce que je commençais à trouver mes marques dans la fonction que j’occupais et que je pensais que j’allais pouvoir me la couler douce pendant un petit temps. Mais comment refuser une telle proposition ?

Qu’avez-vous dit à votre équipe tout de suite après l’annonce de votre promotion ?

Que ceux que ça dérange d’être dirigés par une femme n’hésitent pas à aller voir ailleurs. Personne n’est parti…

Qu’est-ce que vous avez apporté à la cuisine traditionnelle de Petrossian qui justifie que le restaurant ne désemplit pas ?

Mon goût des mélanges et des voyages, qui se traduit notamment par un usage important des épices de l’Inde ou des Antilles. Et ma curiosité aussi. Je privilégie une cuisine ouverte sur le monde, avec une affinité particulière pour le poisson. Sans doute un héritage des origines peules de ma mère (NDLR : une des ethnies du Sénégal). Cette communauté entretient, en effet, un rapport particulier avec le poisson. Elle a d’ailleurs sa façon bien à elle de le couper, de le préparer et de le cuire. Je cuis par exemple toujours le poisson côté peau, et jamais complètement, pour conserver tout son moelleux. Pour résumer, disons que ma cuisine est métissée. C’est une histoire d’intégration où se mêlent mes envies et les cultures les plus diverses.

Vous n’avez que 30 ans. Quelles sont vos armes pour vous imposer en cuisine ?

D’abord le respect. Je ne suis pas comme ces chefs qui hurlent tout le temps et qui rabaissent sans cesse leurs ouailles. J’ai subi ces brimades. Et je me vois mal agir ainsi. Ça ne colle pas à mon tempérament et je trouve cette tactique inefficace. Elle peut en booster certains, leur donner envie de se battre mais elle peut tout aussi bien en briser d’autres définitivement. Je préfère m’imposer en montrant que je respecte tout le monde mais que j’attends en retour une disponibilité et un engagement total. Et quand je dis respect, ce n’est pas juste des paroles, c’est aussi montrer l’exemple. Si quelqu’un est absent, je prends sa place, quelle qu’elle soit. Il m’arrive aussi régulièrement d’éplucher les carottes avec les apprentis. Ce qui ne veut pas dire que je suis coulante. Pas du tout. Comme je l’ai dit, je suis têtue et déterminée. Et je peux être chiante si ça ne tourne pas comme je veux. Il m’est déjà arrivé d’obliger toute l’équipe à recommencer à nettoyer les vestiaires un samedi soir à la fermeture parce que le travail avait été mal fait. Mais quand les garçons assurent en mon absence, je n’hésite pas non plus à les remercier.

Vous considérez-vous comme une exception culturelle ou comme la preuve que le modèle républicain fonctionne pour peu qu’on y mette du sien ?

J’ai de la chance de me trouver là où je suis. J’en suis bien consciente. On m’a donné ma chance. C’est évidemment un ingrédient essentiel de la réussite. Mais je n’aurais pas eu cette opportunité si je n’avais pas fait preuve d’opiniâtreté, si je ne m’étais pas accroché au cours de ces années de galère, si je n’avais pas puisé dans les injustices subies une force supplémentaire.

Comprenez-vous que les jeunes de banlieue, où vous habitez d’ailleurs, aient la haine ?

Oui et non. Je comprends leur amertume. Quand vous êtes noir, que vous habitez dans des zones délabrées, vous devez en faire deux fois plus que les autres pour vous imposer. Ça pose question. Mais de leur côté, les jeunes doivent aussi se défaire de leurs préjugés à l’égard des Blancs. C’est souvent un prétexte pour ne pas assumer ses responsabilités, pour ne pas se prendre en main. Le racisme, dans un sens ou dans l’autre, ne mène à rien. Qui plus est, chacun est libre de faire valoir son mécontentement. Mais je suis scandalisée quand des jeunes brûlent les voitures de leurs voisins.

Aimeriez-vous être un modèle pour les jeunes issus de l’immigration ?

Oui. J’espère en être un. Je ne suis pas animée d’un sentiment de revanche. Quand je repense aux petites phrases assassines qui ont émaillé mon parcours, sur mon incompétence et autre, j’en rigole aujourd’hui. Je ne suis pas rancunière. Et j’essaie d’être toujours positive. Alors oui, si mon exemple peut inciter d’autres personnes à se surpasser, à faire preuve de persévérance, ou – pourquoi pas ? – tout simplement donner envie à d’autres jeunes femmes africaines de suivre ma trace, je serais ravie. Quand on atteint un certain niveau dans son secteur, il est normal à mes yeux de renvoyer l’ascenseur à la communauté.

Depuis quelques mois, les médias vous font les yeux doux. On vous voit dans les magazines, à la télévision. Cette notoriété soudaine a-t-elle changé votre vie ?

Non. Je suis toujours la même ( rires). Et je n’ai pas l’intention de changer. Le fait de ne pas être attirée par les paillettes, la jet-set et tout ce monde-là devrait m’y aider.

Et si demain, une chaîne de télévision devait vous proposer d’animer une émission ?

Pourquoi pas ? J’y réfléchirais. Je ne ferme pas d’emblée la porte à de nouvelles aventures. Tout en sachant que la cuisine me manquerait très vite.

Même chose si un créateur vous propose de défiler ?

Oui, à condition que ce ne soit pas trop dénudé. Je suis du genre pudique. Je n’aime pas qu’on voie mes jambes. Je n’ai d’ailleurs pas l’habitude de porter des robes vaporeuses ou même simplement voyantes. Je serais plutôt tailleur chic et talons hauts…

Et la politique ?

Là par contre, c’est non. C’est le seul domaine pour lequel je refuserais tout net. Pour une raison très simple : je ne supporterais pas de ne pas pouvoir tenir mes promesses. La politique marche au compromis. Or, je suis entière. Je ne pourrais pas m’empêcher de dire le fond de ma pensée.

En attendant, quelles sont vos ambitions à court terme ? Une étoile au Michelin ? Ouvrir votre propre restaurant ?

Dire que je ne voudrais pas d’une étoile serait mentir. Je pense que tout le monde en rêve. Par contre, ouvrir mon propre restaurant, ce n’est pas pour tout de suite. J’estime avoir encore beaucoup à apprendre. Pendant cette première année, j’ai pas mal voyagé pour trouver l’inspiration. Au Maroc, en Irlande, aux Etats-Unis. En revanche je ne voulais pas trop aller manger chez les grands chefs pour ne pas me laisser influencer. Maintenant que j’ai trouvé mon style, je vais passer un peu plus de temps à découvrir ce que font les autres. J’ai déjà rencontré Joël Robuchon. C’était très enrichissant… J’ai aussi un projet qui me tient à c£ur, mais que je concrétiserai plus tard, si j’en ai les moyens : ouvrir une école de cuisine au Sénégal. Ça manque cruellement…

A vous écouter, vous semblez maître de vous-même en toutes circonstances. Vous devez bien vous lâcher de temps en temps ?

J’ai un péché mignon, c’est la danse africaine, que je pratique tous les lundis soir. Ça me permet d’évacuer mon stress et de recharger mes batteries. Dans ces moments-là, je me lâche. C’est la Rougui Dia plus frivole qui s’exprime. C’est moi aussi. Mais c’est une facette de ma personnalité que je ne tiens pas à mettre en avant dans mon travail. Elle fait partie de ma sphère privée. Or, je tiens beaucoup à préserver une frontière entre les deux univers : le travail d’un côté, la vie privée de l’autre. Au restaurant, je fais en sorte de rester zen même si ça bouillonne à l’intérieur…

Vous vivez toujours chez vos parents. N’envisagez-vous pas de déménager ?

Pas tant que je suis célibataire. Je n’ai pas envie de me retrouver toute seule dans un appartement. Et puis, je vis encore chez mes parents, mais en réalité je ne fais qu’entrer et sortir. Je suis tout le temps dehors, le plus souvent pour le travail. Et puis, les trajets en RER me laissent le temps de lire.

Et que lisez-vous ?

De tout. Aussi bien des auteurs classiques comme Maupassant ou Voltaire que des best-sellers comme le  » Da Vinci Code  » ou des écrivains africains comme Amadou Hampâté Bâ. J’adore ses livres parce qu’ils parlent des racines. Or, comme lui, et comme mes parents, je pense que c’est essentiel de connaître ses racines. Car quand on sait d’où on vient, on se sent bien partout.

Vous ne vous sentez donc pas plus Sénégalaise que Française ?

Non. Même si je pense plus comme une Française. Mais ce qui n’enlève rien à mon attachement pour le Sénégal.

La littérature fait voyager, suscite des émotions. Un peu comme la cuisine…

Exactement. C’est ce qui me fascine d’ailleurs dans mon métier : cette capacité qu’a un plat à évoquer des sensations fortes. Mais pour ça, il faut sans cesse créer, expérimenter. Une quête exaltante mais pas de tout repos…

Carnet d’adresses en page 104.

Propos recueillis par Laurent Raphaël – Photos : Johanna de Tessières

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