Résolument  » à part  » sur la planète mode, Hussein Chalayan est l’un des créateurs phares du moment. Rencontre londonienne avec un artiste qui place le vêtement au cour d’une certaine recherche identitaire.

Au premier étage de l’imposante Zetland House, en plein c£ur de Londres, une poignée d’assistantes consciencieuses s’activent déjà sur les fantasmes vestimentaires de l’été 2004, version Hussein Chalayan. Jeans baggy, tee-shirt kaki, le maître des lieux veille discrètement au bon déroulement des opérations stylistiques, toujours prêt à rectifier là un point, ici un pli. L’atmosphère est douce ; l’homme, étonnamment serein.

Formé au prestigieux Central Saint Martins College of Art & Design de Londres, ce Chypriote turc de 33 ans a élu domicile dans la capitale britannique sans renier, bien au contraire, ses origines méditerranéennes. Sa double nationalité et sa recherche constante d’identité sont d’ailleurs au centre de son travail créatif que les plumes spécialisées qualifient volontiers d’expérimental. Il est vrai que Hussein Chalayan a déjà réussi l’exploit de faire parler plusieurs fois de lui à coups de silhouettes chocs. L’homme se défend toutefois d’être un provocateur. Certes, sa vision aiguisée de la mode contemporaine bouscule souvent le carcan des certitudes textiles, mais l’idée n’est pas, en définitive, de jouer la carte de la provocation facile juste pour le plaisir. Ainsi, lorsqu’il revisite le tchador pour sa collection de l’été 1998, Hussein Chalayan explore davantage la notion de territoire culturel que celle de la nudité proprement dite. De même, lorsqu’il fait défiler, en 1999, un mannequin dont la jupe était, de prime abord, une table de salon, c’est avant tout l’idée de l’exode qu’il veut transmettre au public.

Bien sûr, les réfractaires crient d’emblée au scandale, arguant que les vêtements de ce créateur atypique sont tout bonnement importables. Mais Hussein Chalayan s’en moque. Car l’important, pour lui, est de développer un concept abstrait à travers un vêtement finalement palpable. Peu importe, dit-il, si les gens n’ont pas toujours la clé pour déchiffrer le message : le vêtement doit se suffire à lui-même et son intellectualisation ne concerne, après tout, que son géniteur. Oui, Hussein Chalayan est un intello de la mode, même s’il refuse de se prêter au jeu dangereux des étiquettes trop souvent réductrices. Au même titre que Martin Margiela ou Rei Kawakubo, sa vision du vêtement passe obligatoirement par une réflexion pointue qui glorifie l’idée dans sa traduction textile, au risque d’être souvent catalogué  » art contemporain « . Son engagement est toutefois sincère et ses dix années de création élitiste traduisent, en définitive, une réelle envie d’apporter un regard original sur le monde qui nous entoure. Rencontre exclusive à Londres.

Weekend Le Vif/L’Express : Aussi loin que vous puissiez remonter dans votre mémoire, quelles sont les premières images de mode qui vous ont réellement marqué ?

Hussein Chalayan : Ce sont des images d’avions et d’hôtesses de l’air. Elles ont forgé ma première vision de femmes en représentation, jouant délibérément sur leur féminité. Je crois que j’en ai été vraiment marqué. J’ai toujours été passionné par les formes féminines. Il faut dire que j’ai toujours été entouré de femmes lorsque j’étais enfant. Mes parents se sont séparés quand j’étais assez jeune et j’ai grandi avec ma mère, ma tante et ma grand-mère. Il y avait aussi toutes mes cousines que je voyais régulièrement. Donc, je suppose que j’ai beaucoup plus apprécié cette énergie féminine autour de moi que les autres garçons de mon âge qui évoluaient dans un schéma familial classique. D’une manière assez naturelle, j’ai commencé à apprécier la façon dont ces femmes s’habillaient…

Mais d’où vous vient, finalement, cette envie de créer des vêtements ?

A côté de cette passion pour les formes féminines, il y avait toujours mon côté très masculin, à savoir cette envie de construire des choses avec des Lego et toutes sortes de matériaux. Mon intérêt pour le vêtement vient en fait de cette combinaison entre le fait d’admirer les femmes et ce besoin de construire à tout prix. Ces deux aspects ont évolué séparément et ont fini par se rencontrer. Je crois que ce côté créatif est, en réalité, lié à l’endroit d’où je viens. Quand vous grandissez dans un coin où il ne se passe rien, vous finissez généralement par vous occuper de quelque chose de créatif. Moi, je viens de Chypre, une petite île méditerranéenne où il ne se passait pas grand-chose. Il n’y avait que mon entourage familial d’un côté et ce que je pouvais créer de l’autre. Je pense que la façon dont je suis devenu créatif vient de cet environnement. Je ne sais pas si c’était ou non inscrit en moi, mais le contexte a joué, c’est sûr. Donc, finalement, l’aspect féminin n’est qu’un aspect des choses…

A l’âge de 12 ans, vous avez quitté Chypre pour poursuivre vos études en Grande-Bretagne. Ce déracinement a- t-il influencé votre travail de créateur ?

C’est évident. Personnellement, je ne voulais pas quitter mon île, mais à Chypre, il est bien vu de poursuivre ses études en Grande-Bretagne. L’éducation y est plus stricte et mes parents tenaient à ce que j’y aille. Selon moi, la vraie différence entre les deux pays, c’est que la Grande-Bretagne a été le pays de la révolution industrielle. Cela a eu des effets considérables sur les valeurs sociales. Or, à Chypre, cette révolution industrielle s’est ressentie beaucoup plus tard et les valeurs sociales sont complètement différentes. Il n’y a pas ce sens exacerbé de la concurrence. Les valeurs de la famille sont plus présentes et les enfants deviennent indépendants beaucoup plus tard. Donc oui, je me suis senti déraciné et la double culture qui m’a forgé a eu forcément un impact sur mon travail. Tout ce qui a trait au déplacement, à la recherche d’identité, au préjudice culturel, à la guerre… tout cela m’intéresse fortement, d’autant plus que je viens d’une île divisée, avec une dimension conflictuelle très présente. Le tout a forcément influencé mon travail, mais de manière subtile. Il y a toujours un angle d’attaque personnel là-dessus car je ne veux pas non plus devenir caricatural avec ces notions de déplacement et d’identité…

Dans le milieu de la mode, on vous colle volontiers l’étiquette de créateur expérimental ou de designer intello. N’est-ce pas trop lourd à porter ?

Je n’y pense même pas. Je fais juste mon travail. Pour être sincère avec vous, je m’en moque complètement. Beaucoup me voient comme quelqu’un d’inaccessible ou de trop  » avant-garde  » parce qu’ils voient une table qui se transforme en jupe. C’est tout ! Moi, j’aimerais surtout que mon travail soit aussi accessible qu’un CD. A vrai dire, j’aimerais qu’il y ait un rapport beaucoup plus direct entre les gens et moi. Mais dans la mode, il y a beaucoup plus de filtres : la presse, les acheteurs et d’autres encore… Et pour être vendu, il faut que les propriétaires des boutiques aiment votre travail. En musique, ce n’est pas le cas. Les magasins de disques proposent une gamme élargie de CD et ce sont les gens qui décident vraiment. J’aimerais que cela soit pareil en mode. On proposerait beaucoup plus de styles différents en magasin et, en définitive, le public pourrait vraiment décider. Ce serait beaucoup mieux. Mais c’est loin d’être le cas. En mode, si on n’est pas disponible sur le marché, on ne peut pas vraiment atteindre les gens. Et c’est très frustrant.

Précisément, comment définissez-vous votre métier face à des gens qui ne vous connaissent pas ?

L’idée n’est pas de me présenter, mais plutôt de montrer mon travail. Et je pense qu’il est bon aussi de voir mes défilés pour cerner mon travail. En fait, il s’agit plus de performances artistiques que de simples défilés, avec une interface entre l’image, la musique, l’espace, les vêtements, la chorégraphie… Ce sont des expériences culturelles beaucoup plus riches. Si on veut voir l’idée derrière le vêtement, il faut voir le défilé. En fait, mon but ultime est que mes vêtements acquièrent la vie grâce aux idées. Mais décrire cela est très abstrait. C’est comme essayer de raconter un film dans les détails à une personne qui ne l’a pas vu. Et finalement, je ne peux m’attendre à ce quelqu’un comprenne vraiment ce que j’ai voulu dire à travers le vêtement, puisqu’il y a ce côté abstrait qui joue.

Prenons un exemple concret. Comment décririez-vous votre collection de l’hiver 03-04 à un non-initié ?

Je dirais que cette collection tourne autour d’une méditation sur la mortalité. Dans le défilé, il y avait trois différentes parties avec trois  » meubles  » sur scène censés représenter chaque partie : un trampoline, un confessionnal et un  » cercueil-bateau « . La première partie consistait à montrer comment on essaie d’atteindre une divinité, mais sans jamais l’atteindre, avec l’humiliation qui en découle. Tous les vêtements de la première partie donnent l’impression de vouloir s’élever, mais ils ne volent pas, alors ils retombent. La deuxième partie concerne les péchés et est illustrée par le confessionnal. Elle montre comment les péchés dirigent nos vies et comment, après la confession, ils se transforment en fruits ou en fleurs. Sur les vêtements, il y a donc des espèces de plantes qui sont en train de grimper. Il y a un côté très organique. La troisième partie évoque enfin la résistance à la mort, illustré par le  » cercueil-bateau « . Il y a aussi toute une symbolique autour des gilets de sauvetage. A vrai dire, c’est très abstrait et, encore une fois, je ne pense pas que les gens doivent nécessairement connaître le concept pour apprécier le vêtement. L’important est que le vêtement tienne la route tout seul. Il ne faut pas tout comprendre. Il doit être apprécié tel quel.

A l’instar d’un tableau abstrait qu’un peintre ne doit pas nécessairement expliquer ?

Exactement ! Si vous pouvez apprécier une £uvre telle quelle, sans aucune explication, pourquoi pas ? C’est très bien. Si on vous donne l’explication en plus, c’est bien aussi, mais ce n’est pas nécessairement mieux. D’accord, le concept est important parce qu’il génère le vêtement, mais le produit fini reste, en définitive, le plus important. Car la personne qui achète le vêtement n’a pas besoin de connaître les idées qui l’ont généré. Elle peut simplement apprécier le vêtement comme tel. Franchement, je ne pense pas qu’il soit essentiel de connaître le concept initial. Cela dit, j’aime l’idée selon laquelle un concept abstrait peut mener à quelque chose de physique…

Selon vous, la mode est-elle un art ?

Oui, évidemment. Pour moi, l’art est une question d’idées. Peu importe si elles s’expriment à travers un vêtement, un film, un tableau ou un meuble. Le plus important pour moi, ce sont les idées qui inspirent et qui peuvent s’exprimer de différentes façons. Bien sûr, quand on me demande quel métier j’exerce, je réponds : créateur de mode. Je ne dirai jamais d’emblée :  » Je suis un artiste.  » Mais tout dépend jusqu’à quel point on va dans la conversation. Car ce que je fais est aussi, d’une certaine façon, artistique. Et puis, je pense que la mode doit inspirer les gens socialement, culturellement, intellectuellement, émotionnellement… La mode est une partie importante de la culture.

Qu’est-ce qui alimente, au quotidien, votre moteur créatif ?

Je pense que c’est le désir d’apprendre et d’explorer. Je suis quelqu’un de passionné. Je suis obsédé par les idées et mon travail se situe d’ailleurs entre la réalité et l’abstrait. Explorer de nouvelles idées m’excite vraiment. Je veux apprendre. Je veux progresser.

En tant que créateur de mode, vous sentez-vous finalement plus proche de l’enfer ou du paradis ?

Mon Dieu, quelle question ! Je pense que nous vivons déjà, d’une certaine façon, dans un mini-enfer. Mais d’un autre côté, il y a des choses extraordinaires dans cet enfer sur Terre. Le bien n’existe pas sans le mal. Et inversement. C’est une relation constante. Et il y a un peu des deux en moi…

Propos recueillis par Frédéric Brébant

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