Dis-moi où tu marches et je te dirai qui tu es!

© KAREL DUERINCKX

Les rues sont pavées d’humeurs, de rencontres, de silences ou d’aveux. Lisette Lombé s’y abandonne et s’y émerveille, humant l’air du temps de sa prose nomade.

«Ah oui? C’est marrant, ça!» Voilà les mots que j’ai prononcés hier, à haute voix, toute seule dans mon salon, lorsque j’ai constaté que l’une des plus longues marches enregistrées l’année dernière, sur mon podomètre, était dans un célèbre parc d’attractions français, au tout début de l’hiver. Il faut bien être honnête, ce n’est pas trop mon truc, les parcs d’attractions.

Pourtant, dans les albums de famille, on me voit, enfant, souriante et yeux brillants dans les grandes roues, excitée comme une puce à la descente des carrousels, prenant la pose dans des auto-tamponneuses. J’aurais pu avoir envie de faire comme mes parents et transmettre cette euphorie à mes mômes mais, une fois adulte, les interminables files d’attente, le prix d’entrée prohibitif pour des revenus modestes, la foule, les multiples sollicitations, tout cela m’a longtemps servi d’excuses pour échapper à ce que je qualifiais de corvée. Heureusement que d’autres, des proches au grand cœur et/ou à l’âme d’enfant ont assuré à ma place.

Ne devrait-on pas pouvoir dire non à certaines obligations qui nous occasionnent trop de stress et d’inconfort? Ne devrait-on pas pouvoir déléguer sans se sentir coupable? Ne devrait-on pas pouvoir interroger sereinement et légitimement le poids de l’expression en bonne mère ou en bon père de famille? J’aimerais transmettre cette possibilité de se respecter à mes enfants.

Aujourd’hui, il y a ces mots d’une amie, adepte de sorties en forêt, qui me trottent en tête: «Dis-moi où tu marches et je te dirai qui tu es!» Je recopie la phrase comme titre de cette chronique et je reviens à cette journée de décembre. Que m’apprennent ces milliers de pas, dans cet endroit particulier, entourée de tous ces personnages qui ont peuplé mon imaginaire de petite fille?

Je me suis pliée à ce voyage pour faire plaisir à ma fille, réaliser l’un de ses rêves. C’était un mardi. Ciel bleu, soleil doux. Le jour d’avant et le jour d’après cette sortie, il avait fait maussade et plu en continu. J’avais parlé de petit miracle, avec ce temps sec, et eu la sensation qu’il fallait que j’y voie un nouveau signe de quiétude en 2023. J’avais prévenu: on reste zen quoi qu’il arrive, on ne s’impatiente pas en attendant son tour, on ne se chamaille pas pour des broutilles, on choisit des divertissements qui conviennent à tout le monde, on savoure le fait d’être là, ensemble. En listant ainsi mes attentes et mes besoins, j’ai pu faire contrat avec mes enfants et avec moi-même. C’est peut-être ça, mon plus grand apprentissage de cette journée.

‘J’aimerais transmettre cette possibilité de se respecter à mes enfants.’

J’ai vu des paillettes dans les yeux de ma fille. J’ai entendu ses «waouh» et elle a entendu les miens. Nous avons été toutes les deux touchées par la féerie des décors, la magie de la parade. Mes fils, eux, ont réussi, avec un rien de malice, à m’embarquer dans des attractions fortes. C’était trop pour moi. J’ai crié, hurlé, fermé les yeux, pensé à des boulons susceptibles de se détacher.

Dans les files ou dans les allées du parc, cette chronique commence à s’écrire toute seule. Un étudiant nous accueille en dansant alors que ses collègues ont l’air morose, un petit garçon se roule par terre parce qu’il ne veut pas quitter son manège, un jeune femme s’exclame que c’est le plus beau jour de sa vie et saute au cou de son amoureux. Effervescence communicative autour de moi. Je dois lâcher prise, faire un effort pour cesser de penser masse salariale compressée, rentabilité, frénésie d’achats, capitalisme, stéréotypes des princesses. Je dois arrêter de compter le nombre de serre-têtes rehaussés d’oreilles noires portés par des filles de tous âges et de multiplier le prix par le nombre d’unités. C’est éreintant un cerveau qui cogite ainsi en permanence.

Revenir au temps qualitatif et au plaisir pur. M’autoriser l’amusement pour l’amusement. Profiter. En toute simplicité. Me connecter aux actions de mes parents, il y a trente-cinq ans. Marcher, comme eux. Sourire, comme eux, en regardant ma progéniture manger une portion de frites. Dire sur le même ton qu’eux: «J’en connais trois qui dormiront bien ce soir!» Sentir la saine fatigue dans les jambes, en fin d’après-midi. Comme eux.

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