Dans cette petite île des Antilles, dont les marchés sont un régal pour les yeux et les papilles, de nombreux jeunes chefs viennent apprendre à marier épices et crustacés.

C’est une île déroutante. De celles qui se cachent, esquivent, dissimulent leur beauté. Elle ne se mêle guère au cortège chatoyant des belles antillaises, ses voisines, aux noms souriants comme des filles trop fardées : Saba, Anguilla ou Barbuda, des îles un rien faciles.

Saint-Martin fait partie des pudiques, des revêches, des Marie-pas-Galante pour deux sous. De celles qui nichent leurs plages de sable blanc au fond d’anses hérissées de calcaire, qui cachent leurs jardins luxuriants au bout de routes impossibles et escarpées. Saint-Martin est une île émouvante.

Lorsque Christophe Colomb découvrit ce caillou jeté au large de la Guadeloupe, en l’an de grâce 1493, il s’y intéressa à peine : pas d’eau douce, pas de richesses apparentes. En 1648, Français et Hollandais décidèrent de se partager le rocher. Afin de fixer la frontière, on fit partir, des rives opposées, un coureur de chaque nationalité, et leur point de rencontre devint ligne de partage. Le marathonien portant les couleurs du roi Louis XIV fut plus rapide (et dopé au vin rouge, affirme la légende) car la partie française couvre les deux tiers de l’île. Et c’est une bonne chose quand on découvre aujourd’hui, en arrivant à l’aéroport international Princess Juliana, le côté hollandais, qui évoque un immense centre commercial à ciel ouvert.

L’une des particularités de l’île est que la frontière n’est matérialisée par aucune ligne ni par aucun poste de douane. Pourtant, le passage côté français se révèle au fil du paysage : l’ogre suburbain semble s’assoupir et la voie rapide néerlandaise, devenue rêveuse route nationale 7, laisse sur ses rives des villages aux toits de tôle, proprets et colorés, emprunte le chemin des écoliers pour tutoyer le pic du Paradis (424 mètres), serpente vers la vallée de Colombier, s’accroche au morne (colline en créole) et dégringole jusqu’à l’anse Marcel, superbe plage de sable blanc cachée entre deux montagnes abruptes.

La côte ouest s’illumine, le soir, d’une guirlande de restaurants, bouis-bouis pieds dans l’eau ou maisons créoles abritant des tables réputées. Ici, de jeunes chefs passés dans les prestigieuses écoles de Troisgros ou de Ducasse viennent déchiffrer l’alphabet parfumé des épices et gagner la reconnaissance auprès d’une clientèle exigeante, rompue à la grande cuisine du monde entier û paradis de la défiscalisation, l’île n’attire pas seulement des miséreux û avant de repartir en métropole, à moins qu’ils ne succombent aux grâces tropicales du lieu et décident d’y faire leur vie. Tel est le cas de Didier Rochat, chef de l’une des bonnes tables de l’île, l’Auberge gourmande, qui sera notre guide au c£ur d’une terre qui met autant d’empressement à cacher ses vrais trésors qu’à promouvoir ses quelques plages.

C’est sur les quais de Marigot, les mercredis et samedis matin, que Saint-Martin se laisse découvrir sans trop de peine : au point du jour, les marins débarquent leurs prises, un  » vitrail  » luisant et coloré de mérous, poissons-cardinaux, chirurgiens ou perroquets, et gueules ferrées. Plus loin, de confortables doudous proposent avocats géants, patates douces, gingembre, ananas ou bananes plantain à profusion.

Dans un pays où la langouste occupe une place de choix sur la carte des restaurants, on ne la trouve guère sur les étals. En fait, les pêcheurs vont relever les viviers à la demande des chefs. A Saint-Martin, le roi de la langouste, c’est Gary. Dans la marina de Marigot, notre homme s’est construit, au fond d’une impasse, un vivier où tout gourmand armé de quelque courage peut venir choisir sa future victime. Intarissable sur les amours, la vie et la mort de ce crustacé, le pêcheur cache sous des airs bravaches un c£ur tendre : il recommande d’endormir la bête dans de l’eau vinaigrée avant de la mettre au court-bouillon ou sur le gril.

De la marina, la route glisse jusqu’à Concordia, s’égare parmi les maisonnettes, avant d’atteindre, entre deux ruelles, l’antre de Busco, rhum et épices en tout genre. On sent vite que M. Busco ne plaisante pas quant il jure, tonitruant, que  » jamais une goutte de rhum industriel ne passera la porte de sa boutique « . Et d’expliquer, patient, au profane que le  » rhum agricole est obtenu à partir de la distillation du jus de la canne à sucre. Le rhum industriel, c’est une vraie cochonnerie ! Ils distillent les rebuts de l’industrie sucrière : autant dire que le résultat est un concentré de produits chimiques « . Vous l’avez compris. M. Busco est un puriste. De ceux qui, sans se soucier de rentabilité, font déguster, des heures durant, au milieu d’un fatras coloré de confiture de goyave, sauce  » chien  » ou  » féroce « , les punchs coco ou les rhums au café que son épouse concocte dans de grandes bonbonnes en verre.

Le chemin menant chez Tonton Salade se révèle moins alcoolisé, mais tout aussi aventureux : route qui devient chemin de terre, nids-de-poule, savane… La vallée de Colombier, qui recueille la plus grande partie des eaux de pluie de l’île, jouit d’un microclimat tropical de type humide. C’est dans ce cul-de-sac compliqué et verdoyant que se cache le fantastique jardin créé par Tonton, alias Christian Randall, un Parisien venu pour quelques jours de vacances il y a vingt-cinq ans et jamais reparti. Unique producteur de fruits de l’île, il met un point d’honneur à faire pousser sur cette terre ingrate tout ce que la nature a rêvé de plus flamboyant : palmiers, kapokiers, bougainvillées enluminant de leurs grappes rouge sang les paisibles amandiers.

Telle est la singularité de Saint-Martin. Elle n’est certes pas la plus belle des Antilles, mais bien des hôtes de passage, séduits par son sale caractère, ont décidé de construire leur paradis en ce purgatoire. Et, à l’heure bleue du soir, sur la varangue de bois d’une maison coloniale accrochée aux flancs du pic du Paradis ou, au plus profond de la nuit, niché dans le reclus de l’anse Marcel, sous une pluie d’étoiles, on sait déjà, d’instinct, qu’elle est de celles qui vous ravissent le c£ur et ne le laisseront pas aisément repartir.

Céline Lis Photos: Donald van der Putten

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