Ils se moquent des conventions et piratent joyeusement la planète mode. Rencontre exclusive avec Viktor & Rolf, créateurs franchement égocentriques mais délicieusement révolutionnaires, qui sont les vedettes consentantes d’une grande exposition parisienne.

(1) Viktor & Rolf, au Musée de la Mode et du Textile, Union centrale des Arts décoratifs, 107-111, rue de Rivoli, à 75001 Paris. Accessible tous les jours, sauf le lundi jusqu’au 25 janvier prochain. Tél. : + 33 1 40 55 57 50.

Internet : www.ucad.fr.

Bienvenue au c£ur de la quatrième dimension. Dans l’imposant bâtiment de l’Union centrale des Arts décoratifs à Paris, le Musée de la Mode et du Textile a été pris d’assaut par Viktor & Rolf, un duo hollandais adulé par les fashionistas mais finalement peu connu du grand public. Jusqu’au 25 janvier prochain, les deux créateurs y sont en effet les maîtres d’£uvre d’une rétrospective en leur honneur, plongeant le spectateur dans un univers à l’atmosphère étincelante et irréelle, coincé entre les années 1993 et 2003 ( 1).

D’emblée, deux silhouettes énigmatiques accueillent le visiteur intrigué avec des voix de robots nasillards sur fond de musique symphonique. La pénombre domine et l’illusion est parfaite : on croit affronter Viktor Horsting et Rolf Snoeren en personne alors qu’il s’agit, en définitive, de deux mannequins parfaitement clonés posant fièrement devant un immense cachet de cire rouge estampillé V & R. Le ton est donné : nous sommes bien sur une autre planète et l’impression se confirme, quelques pas plus loin, dans la deuxième salle de l’exposition. Là, un écran vidéo fait à nouveau défiler, entre les étoiles d’une galaxie lointaine, l’étrange logo rouge et quelques coupures de presse dédiées à Viktor & Rolf, tandis que les auteurs invitent le public à découvrir l’histoire tumultueuse qu’ils entretiennent avec le milieu de la mode,  » jamais certains de répondre à ses capricieuses règles et à ses exigences  » ( sic).

En quelques vitrines agencées avec talent et beaucoup de prétention contrôlée, le duo le plus explosif des podiums actuels retrace ensuite son jeune et stupéfiant parcours. Une silhouette présentée en 1993 au Festival international des arts de la mode d’Hyères sert de détonateur à ces deux jeunes diplômés de l’Académie d’Arnhem (Pays-Bas) qui décident ensuite de partir à l’assaut de Paris. Après quelques installations déployées dans des galeries d’art contemporain et une grève-happening lancée en 1996 (!), Viktor & Rolf inaugurent enfin leur première  » vraie  » collection de vêtements en s’attaquant directement au cénacle de la haute couture en janvier 1998. Ils bousculent les codes, transcendent les conventions et bouleversent les assemblées. Le choc est immédiat et le microcosme de la mode fond littéralement pour ces deux excentriques bourrés de créativité. Deux ans plus tard, le duo novateur assied sa notoriété en passant dans le monde plus accessible du prêt-à-porter avec la même imagination débordante doublée d’un humour corrosif. N’hésitant pas à se mettre volontairement en scène au c£ur de leurs défilés-performances, Viktor & Rolf deviennent rapidement les nouveaux chouchous du milieu, entre gag grandeur nature et sens réel du vêtement magnifié.

Déployée sur deux étages, l’exposition parisienne retrace précisément toute l’évolution de ce parcours hors normes, avec silhouettes chocs et vidéos chics à l’appui. La scénographie est plutôt sobre, certes, mais elle renforce à vrai dire toute l’inventivité de chaque création exposée. En douceur, la rétro-spective se termine avec la première collection masculine du duo hollandais conçue pour l’hiver 2003-2004 et une grande affiche annonçant le projet d’une fragrance Viktor & Rolf en partenariat avec L’Oréal pour l’année prochaine.

En exclusivité pour Weekend Le Vif/ L’Express, les deux créateurs trentenaires û également auteurs du dernier magazine de mode branchée  » E  » û ont accepté de commenter leur expo mégalo et de passer en revue ces fameuses dix années de création décalée…

Weekend Le Vif/L’Express : Cette exposition était-elle vraiment indispensable ?

Rolf : Je tiens à préciser que nous n’avons rien sollicité ! On nous a demandé de montrer nos créations au Musée de la Mode et, comme il s’agissait là d’un grand honneur, nous avons accepté. Cette exposition arrive au bon moment. Nous fêtons notre dixième anniversaire et nous pensons qu’il est utile de montrer aux gens notre travail sur ces dix années.

Mais votre expo peut sembler franchement prétentieuse ! D’ailleurs, Karl Lagerfeld lui-même ne comprend pas très bien que vous fassiez déjà une rétrospective après seulement dix années de carrière…

Rolf : Si on considère une exposition comme la fin de quelque chose, alors je peux comprendre cette réaction…

Viktor : Mais, pour nous, c’est plutôt une tranche de vie…

Rolf : C’est la fin d’un cycle, d’une période, mais il y en aura d’autres !

Viktor : Je pense surtout que la remarque de Karl Lagerfeld est à replacer dans sa conception des musées…

Rolf : Il est vrai que cela peut sembler un peu tôt pour faire une exposition, mais c’est ce qui rend justement l’événement attractif ! D’ailleurs, on a toujours fait les choses à l’envers. On a commencé par faire de la haute couture avant de se lancer dans le prêt-à-porter, alors pourquoi pas une expo après dix ans de travail plutôt qu’à la fin d’une carrière ? Et puis, surtout, le grand avantage d’un musée, c’est qu’il est démocratique. Or, lorsque vous faites un défilé, il est très frustrant de ne montrer son travail qu’à un nombre très limité de personnes. Cela fait partie de la magie de la mode mais c’est finalement très élitiste. En revanche, dans un musée, tout le monde peut entrer et voir le travail. Donc, l’idée n’est pas si mauvaise que cela…

Avec cette exposition, vous sentez-vous plus artistes que créateurs de mode ?

Viktor : Non, on s’est toujours considérés comme créateurs de mode…

Rolf : Mais en poussant la mode vers ses limites, en essayant de l’amener vers des nouveaux horizons où personne n’est encore allé…

Que pensez-vous alors de cette affirmation de Veronique Branquinho :  » La mode n’est pas de l’art. La mode ne doit pas être exposée dans les musées  » ?

Viktor : Je pense qu’elle a raison lorsqu’elle dit que la mode n’est pas de l’art, mais la mode peut être un grand nombre de choses que l’on n’a pas encore explorées ni même imaginées. Donc, la mode peut être û pourquoi pas ? û exposée dans des musées. Cela dépend aussi de la philosophie de chaque créateur…

Rolf : Il est vrai que nous avons toujours été un peu ambigus à propos de la mode au musée. Parce que, à partir du moment où la mode entre au musée, elle se place par définition en dehors de la mode…

Viktor : Mais, pour nous, cela reste toujours de la mode et puis, on expose dans un musée de la mode ! C’est donc un vrai challenge. Ici, on isole la vie d’un vêtement, on le sort de son contexte et on l’expose un peu comme dans un zoo. C’est pour cette raison que chaque vitrine est flanquée d’un écran vidéo qui replace justement le vêtement au c£ur du défilé, dans son habitat naturel. Et puis, encore une fois, il y a cette dimension démocratique du musée…

Rolf : Finalement, nous faisons juste notre travail et, pour le reste, c’est aux gens de décider si c’est de l’art ou pas. A vrai dire, on s’en moque !

Lorsque vous contemplez ces dix années de création en une seule exposition, éprouvez-vous de la fierté ?

Rolf : Oui.

Viktor : De la surprise aussi…

Rolf : Oui, on peut être surpris, mais il y a une logique. C’est comme un long voyage.

Viktor : C’est une histoire très consistante que nous avons racontée là en dix ans. Dans notre exposition, tout se tient. C’est une seule chose. Chaque collection inspire la suivante. C’est une seule histoire…

Rolf : C’est comme une lasagne. Il y a différentes couches, mais tout se tient ( rires).

Au début de l’exposition, lorsque l’on découvre les deux mannequins à votre effigie, on a l’impression de débarquer sur une autre planète. Avez-vous le sentiment d’être parfois  » ailleurs  » et d’avoir finalement révolutionné la mode ?

Rolf : Parfois, oui. D’ailleurs, notre désir est de créer un monde de rêve. Et dans ce musée, spécifiquement, nous espérons que les gens vont se sentir dans un autre monde l’espace d’une trentaine de minutes.

Viktor : C’est pour cette raison que l’on avait envie d’accueillir personnellement les spectateurs en leur disant :  » Bienvenue dans notre monde !  » C’est un peu comme si vous étiez à Disneyland : Mickey et Goofy vous accueillent !

Rolf : Oui, c’est pareil !

Ce choix s’inscrit d’ailleurs dans la logique de vos défilés où vous adorez vous mettre en scène…

Rolf : C’est plus notre façon de voir les choses et cela ne pourrait pas être autrement. Par exemple, pour la présentation de notre ligne masculine, il fallait que nous portions nous-mêmes les vêtements. C’était une évidence. Pour la collection  » Babushka  » ( NDLR : une collection qui reposait sur le principe des poupées russes et où la top model Maggie Rizer était progressivement recouverte de plusieurs couches de vêtements), il était également impératif que nous soyons nous-mêmes sur scène pour habiller Maggie. C’était notre sacrifice !

En cela, vous rejoignez Federico Fellini qui a dit un jour  » Tout art est autobiographique « …

Viktor : Tout à fait ! Notre travail est comme un autoportrait. Tout ce qu’on a fait jusqu’à présent est relié à nous d’une manière ou d’une autre.

On a pourtant le sentiment que votre travail est parfois un hommage aux surréalistes. Il y a cette succession de robes importables, d’une part, et toutes ces atmosphères irréelles, d’autre part…

Rolf : Je pense que nous n’avons jamais été inspirés par les surréalistes. Du moins pas directement. Je comprends que l’on puisse faire le lien, mais cela n’a jamais été une intention de notre part. Je suppose que c’est parce que nous aimons pousser les choses à l’extrême…

Viktor : Vous savez, il est toujours difficile de décrire la façon dont on travaille.

Mais comment expliquez-vous que vous partagiez exactement la même vision du vêtement ?

Rolf : C’est difficile à expliquer. On parle un seul et même langage…

Viktor : C’est un langage que l’on a développé ensemble pendant ces dix ans. On a commencé avec de l’ambition et on a développé cette ambition ensemble…

Rolf : Et tout se fait à deux, de la première idée de création aux décisions finales en matière commerciale…

Etes-vous toujours d’accord ? N’y a-t-il jamais de dispute pendant le processus créatif ?

Rolf : Non, jamais de dispute !

Viktor : On peut parfois ne pas être d’accord, mais cela ne va jamais déboucher sur une dispute. On va d’abord en parler et on va discuter jusqu’à trouver le consensus qui nous réunit. C’est très hollandais comme comportement !

Ne craignez-vous pas de devoir affronter un jour une crise existentielle comme dans un vieux couple ?

Viktor : Non, on n’a pas peur.

Rolf : On est plutôt optimiste quant à l’avenir. On a envie de consolider la marque et de créer un univers global. L’année prochaine, il y aura d’ailleurs un parfum Viktor & Rolf…

Viktor : Oui, le désir de grandir est là.

Cette exposition ne fait-elle pas partie, finalement, de votre stratégie commerciale ?

Rolf : Non, cela n’a rien à voir avec une quelconque stratégie. C’est juste une question de sentiments.

Viktor : C’est une belle façon de célébrer la première partie de notre travail…

Rolf : Et d’offrir à un maximum de gens l’opportunité de voir ce qu’ils ne peuvent voir au défilé.

Pourrait-on imaginer une deuxième exposition dans dix ans ?

Viktor : Bien sûr !

Rolf : Le responsable des expositions du Musée de la Mode nous a d’ailleurs déjà dit qu’il aimerait remettre ça dans dix ans !

Viktor : Oui, pourquoi pas ?

Aujourd’hui, comment expliquez-vous votre succès dans le monde très fermé de la mode branchée ?

Viktor : Oh, mon Dieu !

Rolf : Ce n’est pas à nous de répondre ! Non, sérieusement, je pense que l’on a pris un angle tellement différent, un point de vue tellement radical…

Viktor : Les gens s’y sont intéressés. Il y a eu aussi la persévérance, la chance, l’aide de certaines personnes… C’est vraiment une combinaison de différents facteurs. C’est comme un puzzle…

Rolf : Et puis, il y a aussi cette idée de tout faire à l’envers. Commencer d’abord par la haute couture, faire une exposition après dix années de travail, alors que les créateurs de mode le font généralement à la fin de leur carrière…

Mais, fondamentalement, quel est votre moteur créatif ?

Rolf : L’ambition.

Viktor : Oui, c’est cela, l’ambition. Mais aussi le fait de se dire :  » Cela pourrait être mieux.  »

Rolf : Il y a également l’envie d’explorer les différents aspects de notre personnalité.

Viktor : Et aussi le système de la mode en tant que tel. C’est une belle source d’inspiration que l’on a surtout explorée au début. On ne faisait pas encore partie du système, alors on a décidé de créer nos propres règles.

Rolf : Cela se ressent très fort dans l’exposition. On commence avec une vision très distante du monde de la mode pour ensuite l’infiltrer et enfin l’embrasser.

S’il ne vous restait qu’une semaine à vivre, feriez-vous encore et toujours de la mode ?

Viktor : ( Long silence pendant lequel ils se regardent.) On passe !

Avez-vous une devise ?

Viktor : Tout ou rien.

Rolf : Exact !

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