Griffer sa maroquinerie Atelier Marchal, c’est déclarer tout haut que l’on aime l’artisanat et que l’on travaille en famille. Aux côtés de sa sour Ana, Josep crée des sacs seconde peau. Et fait le tour du propriétaire, à Bruxelles et avec l’accent, charmant, de Majorque.

Comment n’être pas dépaysé. Josep Garcia Marchal vient de Majorque ; ce jour-là, à Bruxelles, il fait 36 degrés, le bitume fond sous l’ardeur du soleil, l’azur n’est pas vraiment bleu, faut pas rêver tout de même, mais on le voit de partout, de son chez lui, rue Royale. En s’asseyant sur l’appui de fenêtre, on aperçoit l’église royale Sainte-Marie, sa coupole de bronze, ses airs byzantins, on est sous les toits, au septième ciel, Josep aime la vue, la nuit, la Tour des Finances veille tandis que les autres bâtiments illuminés narguent la frondaison des arbres du Jardin botanique. Dans cette maison de maître – entrée pharaonique avec marbre et moulures un peu décrépites -, il faut grimper jusque sous les combles pour arriver dans l’appartement lumineux de Josep : poutres blanchies, aménagement heureux, meubles design, chaises d’écolier trouvées sur une poubelle, touches de couleurs, objets design, livres d’art et cactus, parce que l’on ne renie jamais vraiment totalement ses origines.

Josep Garcia Marchal est né sur la plus grande des îles Baléares, 3 625 km2, pas même un million d’habitants, des réserves naturelles, des montagnes, des moulins, la Méditerranée. Et une solide tradition d’artisans – maroquiniers, cordonniers, tailleurs et autres spécialistes du cuir, ça peut parfois donner des idées. Très vite, Josep expérimente avec ses dix doigts, il coupe les chemises de sa mère, les taille, les coud et puis Ana, sa s£ur, les porte pour sortir le soir –  » Je suis devenu le styliste de la famille, et quand on faisait du shopping, ma mère me demandait ce qu’il fallait acheter…  » Il étudiera donc le stylisme à l’école Baléares, cela se passe en 1990 ou 1992, il n’a pas la mémoire des dates. Il se souvient juste que l’un de ses projets scolaires comprenait un chapeau, une ceinture avec boucle en pâte de bois, comme une moulure, recouverte à la feuille d’or,  » c’était n’importe quoi « , et deux grandes bottes plate-formes, dorées elles aussi. Il a changé de style, ouf.

PAR AMOUR

Diplôme en poche, Josep Garcia Marchal s’en va, l’insulaire devient continental, il s’installe à Barcelone, dans le quartier des marins et des prostituées,  » un peu glauque  » à l’époque, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il s’y fait le spécialiste des bijoux en cuir, il sait que le vêtement,  » ce n’est pas vraiment son truc « . Un prof, designer chez Camper, lui a soufflé à l’oreille qu’il a un don pour l’accessoire, il saisit le compliment, choisit sa voie. Il a découvert le cuir, un monde s’ouvre à lui, il apprend comment le traiter, le raffiner, le coller, le coudre, crée un petit sac en toile, avec applications cuir,  » succès fou « , on est en 2002. Mais Josep veut aller un cran plus loin, il travaille comme un forçat, par passion, l’aube parfois le trouve penché sur sa machine, à coudre encore et encore,  » c’était passionnant « . Il fait tout tout seul, ou presque, Ana est à ses côtés, bien entendu, même quand elle est loin. C’est elle qui lui dira, qu’il faut se professionnaliser, il obéira, sans se forcer.  » J’ai toujours suivi les conseils de ma grande s£ur ! J’ai confiance en elle. Quand on est ensemble, on n’a peur de rien. « 

À l’heure de s’inventer un nom, un label, une griffe, celui de leur mère s’impose, Marchal, et Atelier parce que c’est évident, Josep aime l’odeur de l’artisanat, avoir les mains dans le cambouis. Ce qu’ils ignorent encore c’est que dix ans plus tard, ils seront à Bruxelles tous les deux, auront pignon sur rue, boutique et atelier confondus et que leur collection de sacs et d’accessoires comptera une ligne Homme et une ligne Femme, qu’elle sera éthique et responsable, pensée ici, fabriquée en Espagne et vendue à l’international, que les pensionnaires du home Magnolia à Jette auront accepté avec joie de poser pour eux, dûment sacochés, que l’on aura retenu cette image, forte et joyeuse, dénuée de tout cynisme mais non de beauté et véritable manifeste de ce qu’ils sont, de ce qu’ils font.

S’ils ont quitté l’Espagne, c’est moins par dépit que par amour. Certes, là-bas,  » le travail de créateur est très compliqué : pas de réseau, pas de soutien, on ne trouve pas sa place, entre les marques de luxe et celles bon marché.  » Mais Bruxelles, quelle belle surprise. Ana y travaille, elle est consultante, experte en bases de données, Josep vient lui dire bonjour, il découvre la capitale, elle lui plaît,  » ce n’est pas grand mais pas petit, c’est ouvert, cosmopolite, le genre de mélange que l’on ne trouve que dans les grandes villes – un dîner et douze nationalités à table « . Il s’y installe donc et ensemble, ils ouvrent leur boutique, rue de Laeken, il y a deux ans et quelques mois, en avril 2010 – c’était un magasin de chaussures, il y a longtemps, puis une petite librairie spécialisée mais plus personne ne se souvient en quoi, l’espace avait été maltraité, ils le trouvaient beau, ils l’ont investi, ils s’en trouvent bien.

PAR BONHEUR

Pourtant, ce n’est pas le meilleur endroit, pas le pire non plus ; il faut venir jusqu’à eux, puisqu’ils sont venus jusqu’à nous, dans cette rue populaire et pas franchement commerçante. Au mur, blanc, une patère, un ancien crochet de boucherie, y sont suspendus des sacs Atelier Marchal et un trench-coat de Deploy, créatrice londonienne qu’ils connaissent, qu’ils apprécient, échange de bon procédé, elle vend Atelier Marchal dans sa boutique, ils proposent ses manteaux grand luxe chez eux. L’endroit était à l’abandon, ils y ont mis leurs vibrations, une grande table de couvent trouvée chez un antiquaire à Anvers, un tapis de brocante, une peau de bête, parce que le cuir est leur univers, un canapé Tobia Scarpa, très seventies, un fauteuil en rotin définitivement Emmanuelle et la lumière qui entre par les deux baies vitrées plus une verrière, au-dessus de l’atelier, visible, parce que Josep aime vivre et travailler sous le regard de ceux qui portent ses sacs. Toujours fonctionnels, d’une sobriété parfaite, dans des couleurs qui ne font jamais tache, un rose pour l’été, un fluo pour l’hiver, du rouge vif et du noir avec ou sans reflet, profond, du poulain, du python, de la matière, des peaux. Bref, deux solides collections, belles, qui vieillissent si bien, avec une idée derrière, que Josep n’expliquera pas, il ne préfère pas, regardez plutôt son travail, et puis interprétez à votre guise, ça le fera sourire. Et si Josep sourit, Ana aussi.

Retour à l’appartement de Josep, comme chaque jour, une bougie brûle, parfum Tubéreuse, signature Diptyque. La perfection l’habite, pour autant qu’elle reste une utopie,  » sinon ce serait trop ennuyant « , avec un minimum de moyens et une direction : aller à l’essentiel, sentir la matière, penser le volume, soigner les finitions, les détails. Comme dans ces quelques pièces dans lesquelles il vit avec Geoffrey Lavennes, architecte d’intérieur, qui aime les objets design, à l’image de ceux qu’il propose chez Ultra, sa boutique bruxelloise de blanc carrelée. Heureux mélange donc de deux univers, du mobilier qui leur correspond, un dessin du peintre Anastasio Marquez,  » un chouette type « , dit Josep de cet ami,  » il a un monde intérieur qu’il arrive toujours à me transmettre quand je regarde son travail « . Il ne sait pas expliquer pourquoi les choses lui parlent mais  » quand elles sont dans mon langage, je les aime.  » Tel cet atlas d’anatomie et de chirurgie, ces photos de Charles Fréger réunies dans cet ouvrage Wilder Mann ou la figure du sauvage, son inspiration pour l’automne-hiver prochain, ces bouquins sur les bijoux ethniques, ces chaises Charles & Ray Eames pour  » leur géniale simplicité « , ces deux fauteuils Ligne Roset, des Togo, ils sont en cuir, évidemment –  » il était desséché, cela m’a pris pas mal de temps pour le récupérer, à l’huile de ricin et à l’huile de bras…  »

Quand il ne rafistole pas les vieilles peaux, Josep passe des heures à regarder les catalogues de cuir. Il dit que lorsqu’il arpente le salon du cuir à Bologne,  » c’est Disneyland « . Il sait qu’il faut faire des choix, pas ce crocodile orange même s’il en crève, parce qu’  » un sac dans cette peau-là, qui coûtera 14 000 euros, qu’est-ce que je vais en faire rue de Laeken ?  » Ana est là, ils sont complémentaires,  » quand j’hésite, elle me donne la solution, et l’inverse est vrai aussi. Je suis très  » inseguro « …  » Cette insécurité qui l’empêche de dormir – des nuits entières, à peser le pour et le contre,  » le cuir jaune ou le rose ? Le jaune, non le rose, le jaune, non, le rose, j’hésite jusqu’à ce qu’il faille lancer la production…  » Il croit que,  » parfois « , il réfléchit  » trop « , c’est parce qu’il lui faut de la cohérence, du sens, avant tout. Comment pourrait-il arrêter de travailler le cuir, cesser de vouloir s’exprimer en créant des sacs ?  » Si tu ne le sors pas, tu es malheureux.  » La leçon de vie d’un homme qui n’a rien d’un dur à cuir.

Carnet d’adresses en page 96.

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON

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