Sans rien sacrifier à son intégrité artistique et à sa modestie, Dries Van Noten trône au sommet de la mode internationale. A 50 ans, le styliste anversois garde une soif d’apprendre intacte et une faculté d’émerveillement sans faille. Rencontre rare avec un homme qui l’est tout autant.

Trois jours après son défilé printemps-été 2009 pour l’Homme à Paris, Dries Van Noten est de retour à Anvers pour mettre au point la nouvelle collection de prêt-à-porter féminin qui sera présentée cet automne dans la Ville lumière. Le soleil de juillet a beau faire tourner la tête aux héliotropes de son jardin – on sait le styliste passionné de botanique – pas question de se mettre au vert. Entre deux patrons, c’est un homme raffiné et affable, certes réservé, mais moins froid que les rumeurs ne le prétendent qui nous ouvre les portes du Godfried, son quartier général.

Vissé sur les quais du vieux port, ce mastodonte en béton millésimé 1904 fut tour à tour  » entrepôt de vin et liqueurs, QG des Allemands puis des Anglais pendant la Seconde Guerre mon-diale et enfin réserve des musées de la ville avant que je le rachète « , raconte le styliste à la manière d’un guide emballé par son sujet. Féru d’histoire et extrêmement sensible à la mémoire des lieux, Dries Van Noten a à peine touché à la physionomie du bâtiment.  » Les cloisons des bureaux sont amovibles. Si un jour je m’en vais, je veux léguer un édifice intact au propriétaire suivant.  » Du contrôle de qualité des tissus à l’empaquetage des vêtements, sur quatre étages toute la chaîne de production de la maison DVN tourne à plein rendement, au milieu de meubles Art déco récupérés au palais de Justice d’Anvers et d’autres antiquités chinées çà et là. Une configuration miroir de cet esthète PDG. Car si Dries est un contemplatif, il sait aussi gouverner son vaisseau comme un vrai capitaine d’industrie. Projets à court terme ?  » Un développement au Moyen-Orient. On a ouvert une boutique au mois de mai à Dubaï. En juillet au Koweït. En septembre on inaugurera une boutique à Bahreïn et en octobre au Qatar. On travaille sur un shop-in-shop à Moscou. Et on cherche aussi un endroit pour une boutique dédiée à l’Homme à Paris. « 

A voir ses collections d’année en année ne rien perdre de leur aura poétique, Van Noten a indubitablement ce don de faire des affaires sans entamer la soif créative qui lui fit prendre le maquis de la fashion à l’époque des Six d’Anvers. Toute la planète mode s’entend sur ce point. Cette constance dans l’intégrité lui a d’ailleurs valu le Prix du Meilleur Créateur de l’année 2008, dit  » Oscar de la mode « , attribué à New York en juin dernier par le Council of Fashion Designers of America. L’année de ses 50 ans. On appelle ça l’acmé.

Weekend Le Vif/L’Express : Vous venez de fêter vos 50 ans. Correspondez-vous à l’homme que vous rêviez d’être ?

Dries Van Noten : A la fin des années 1970, quand j’étais étudiant, imaginer avoir du succès comme créateur belge était impensable. J’avais mes rêves, bien sûr. Mais j’ai toujours vécu au jour le jour sans jamais vraiment faire de projections à long terme. Je suis quelqu’un de très pragmatique, qui garde les pieds sur terre. Encore maintenant, je reste surpris de ce qu’il m’arrive.

En êtes-vous fier ?

En signant quatre collections par an, on n’a pas vraiment le temps d’être fier. Chaque fois qu’une collection est terminée, il faut commencer à penser à la prochaine. Quand un défilé se passe bien, c’est très agréable, mais c’est aussi vite oublié. La semaine dernière, on a présenté la collection Homme à Paris. Le lendemain, je voyais le fabricant de tissu pour le défilé Femme. Je suis sans cesse dans l’action. J’essaie en tout cas de toujours faire de mon mieux.

Voilà près de trente ans que vous êtes diplômé de l’Académie d’Anvers. Le monde de la mode a beaucoup changé depuis lors. Quels conseils donneriez-vous à un jeune styliste frais émoulu ?

C’est simple : surtout de rester lui-même. De ne pas essayer de singer un style qu’il ne  » ressent  » pas. Dans la mode, il y a beaucoup trop de gens qui suivent.

Rester fidèle à soi-même, c’est aussi rester fidèle à ses origines. Est-ce aussi la raison pour laquelle vous vous plaisez tant à Anvers ?

Habiter Anvers me procure de nombreux avantages. Après les défilés, je fuis Paris. J’adore revenir chez moi. Attention, j’aime Paris, mais les grandes villes mangent beaucoup d’énergie. Elles m’épuisent. Ici je mène une vie très active. Mais je peux facilement me concentrer sur mon travail et me retirer dans mon jardin. Autre avantage indéniable : les gens me laissent vivre ma vie privée. Contrairement à Paris ou, encore plus, à Hong Kong, où je suis souvent reconnu dans la rue…

C’est aussi une manière de se comporter qui préserve de la starification, non ?

C’est vrai. Je me déplace à vélo. Et ma voiture, je la conduis moi-même. Certains journalistes étrangers qui viennent m’interviewer ici en sont très étonnés. Ils sont surpris qu’un créateur de mode n’ait pas de chauffeur. Alors, quand je les quitte en leur disant que je dois rentrer à la maison parce que les fraises sont mûres et que j’ai prévu de préparer une confiture, vous imaginez leur tête.

En prélude au défilé Homme en juin dernier, vous proposiez à la presse et aux acheteurs de déguster des tartines au fromage et à la moutarde  » als in Vlaanderen « . Une ambiance très pique-nique avec frigo-box… Est-ce une manière de démontrer que les rapports humains peuvent rester simples dans un monde de la mode qui frise parfois l’hystérie ?

Je voulais une ambiance  » normale « , avec de la joie, qui valorise les choses simples de la vie. La sophistication à outrance enlève une part de plaisir. Il faut trouver la bonne balance entre la simplicité et la sophistication. C’est toujours plus compliqué de faire dans la nuance, de mettre précisément au point l’atmosphère que je souhaite donner à mes shows. Pour le coup, j’étais très content : les gens se sentaient manifestement à l’aise, les tilleuls en fleurs dégageaient leur parfum… C’était merveilleux.

Nous parlions tout à l’heure de fidélité aux origines. Ce respect de la mémoire, on le retrouve très clairement dans vos collections qui valorisent le travail à l’ancienne. Et aussi dans la décoration de vos boutiques que vous assurez vous-même sur la base d’objets chinés et dont vous connaissez l’histoire…

J’ai un grand respect pour le passé, la tradition et le savoir-faire. J’aime utiliser les broderies d’Inde, par exemple. Je collabore directement avec des travailleurs sur place qui font tout à la main. C’est le même principe avec mes boutiques, effectivement. A Paris, on a rendu son visage d’origine à l’enseigne que l’on a achetée quai Malaquais ( voir aussi Weekend Le Vif / L’Express du 2 février 2007). On a eu la chance de travailler avec des menuisiers et des peintres qui comprenaient vraiment ce qu’ils étaient en train de faire. Ici aussi à Anvers, on a gardé l’aspect brut de l’entrepôt. De nombreuses personnes pensent que je n’ai pas encore installé de faux-plafond parce que ça coûte trop cher… Je veux juste préserver l’âme du lieu. Cela dit, je ne suis pas quelqu’un de nostalgique. Je n’aime pas ce qui est rétro. J’aime mélanger les genres : le kitsch et le classique, l’ancien et le contemporain, le cher et le cheap. Comme dans la vie. Et comme dans mes collections, que je travaille pièce par pièce… Je conçois aussi bien des tee-shirts basiques que des manteaux qui mobilisent quatre personnes pendant près d’un mois.

Associer pantalon H&M et chemise Dries Van Noten, ce n’est donc pas un blasphème ?

Aucun problème ! Je confirme : j’aime les mélanges.

La mode valorise le changement, la vitesse. Vous arrive-t-il de vous sentir en contradiction avec vos aspirations profondes ? Avec ce côté contemplatif que l’on croit déceler dans votre passion pour les fleurs ?

Quatre collections par an, c’est beaucoup. Surtout quand on suit tout de A à Z. Mes aspirations, j’essaie donc de les traduire directement dans mes vêtements, de créer quelque chose destiné à ne pas se démoder trop vite, à ne pas s’évaporer. J’essaie de concevoir des vêtements de qualité qui poussent celui ou celle qui les porte à réfléchir à ce qu’il ou elle porte. J’espère aussi que mes pièces rencontrent ce que les gens veulent exprimer. Car je crois à la force de communication du vêtement. Il dit beaucoup sur la manière dont on voit le monde.

Les Iris de Van Gogh en filigranes pour la femme de l’été 2008, des traces de pinceau sur les pantalons et les vestes des messieurs de l’hiver prochain. Ces derniers temps, on trouve de nombreuses références à la peinture chez Dries Van Noten…

Pour moi, une collection est toujours nourrie de ce que j’ai vécu pendant six mois. Je suis une éponge qui se gorge au jour le jour de ce que je vois et de ce que je vis. Le résultat est donc chaque fois un mélange, un conglomérat d’impressions, d’émotions, de sensations. Sans doute certains souvenirs d’expositions d’art se glissent-ils dans mon inspiration. Comme dans la dernière collection Homme où l’atmosphère des toiles d’Elizabeth Peyton est très présente. C’est une artiste que j’ai rencontrée récemment à New York. Elle peint des portraits de jeunes garçons intrigants, surprenants, troublants. Une chose est certaine : j’aime exercer mon regard et comprendre. Je suis surtout fasciné par ce que je n’aime pas d’emblée. Dans ce cas, je souhaite qu’on m’explique pourquoi on peut aimer telle ou telle chose qui ne me touche pas. Je veux sans cesse qu’on m’éduque. Je compare souvent cela aux olives. Quand on est enfant, on n’aime pas ça, mais ce serait une erreur de ne pas apprendre à les apprécier, n’est-ce pas ? Une des seules choses à laquelle je résiste, c’est le jazz. Je n’y parviens pas. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé.

Vous écoutez quoi ?

Je suis le plus éclectique possible. C’est nécessaire pour nourrir les quatre bandes-son qui illustrent mes défilés. Sinon, je dessine le soir ou le week-end dans le plus strict des silences.

Vous vous compariez à une éponge tout à l’heure. Voyagez-vous toujours autant que par le passé pour trouver l’inspiration ?

Non, pas autant qu’avant. Malheureusement, je n’ai plus le temps. Quand je voyage c’est Londres, New York, Paris et Milan. Le reste du temps, je suis très content d’être à la maison.

L’expérience ne rend donc plus les voyages au long cours nécessaires à votre inspiration ?

Disons que maintenant je préfère ne plus engranger trop d’informations. Quand j’allais en Inde ou à Istanbul pour trouver des idées de couleurs, de tissus, de matières, c’était très enrichissant mais le risque est de traduire cette inspiration de manière trop littérale. Aujourd’hui une photo suffit à susciter ma réflexion, à éveiller mon imaginaire. Du coup, les réactions sont parfois surprenantes : j’ai dessiné une collection inspirée des kimonos japonais sur lesquels j’ai introduit des broderies russes et des formes africaines. Certains m’ont dit :  » Très belle votre collection inspirée de Roumanie. « 

Aujourd’hui, quelles sont les matières qui suscitent votre émerveillement. Après plus de vingt-cinq ans de métier est-ce qu’on découvre encore des tissus capables de faire naître des émotions fortes ?

Oui, tout le temps. En vingt-cinq ans, j’ai vu beaucoup de matières mais il suffit de les regarder de manière différente pour qu’elles soient à nouveau intéressantes comme si vous les découvriez pour la première fois. Les matières technos et synthétiques sont aussi très surprenantes. Au départ, j’étais sceptique. Finalement, je me rends compte qu’elles peuvent apporter de très grands avantages sur le plan créatif. L’hiver dernier, j’ai travaillé de nouvelles générations de polyester que j’ai mélangées avec du mohair et de la soie. Ce qui donne l’aspect d’un manteau très épais et chaud. Mais quand vous touchez cette matière, vous êtes étonnés par sa légèreté. Elle respire. Et elle est en plus très agréable à porter.

Vous parvenez à vous imposer sans l’aide d’au-cune publicité. Est-ce une volonté de vous singulariser dans le monde du luxe ?

Au début de ma carrière, je ne pouvais pas investir dans la pub pour une raison très simple : je n’avais pas le budget. Une fois que j’ai eu le budget, ce n’était plus nécessaire. C’est dit de manière un peu rapide, mais c’est tout à fait ça. J’ai découvert que l’absence de publicité pouvait même m’aider. Parce que je peux mettre une très grosse partie du budget communication dans l’organisation de mes défilés où je raconte vraiment l’histoire que j’ai envie de raconter. En nuance. Tandis qu’une pub est beaucoup plus univoque. Le mannequin sera-t-elle blonde, brune, rousse ? Jeune, âgée ? Noire, blanche, asiatique ? La pub exclut toute une partie de la clientèle car, c’est logique, les gens ont tendance à résumer une collection au style de la pub, à s’imaginer que la collection présentée ne s’adresse qu’au type de femme choisi pour illustrer la publicité. Pourtant, mes pièces figurent autant dans le vestiaire de clientes classiques que très fashion. Je n’ai envie d’exclure personne.

Propos recueillis par Baudouin Galler

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