En une décennie, le surdoué Raf Simons aura tout connu : l’ascension fulgurante, la gloire précoce, la  » love affair  » trendy (avec la créatrice Veronique Branquinho), la retraite anticipée (en l’an 2000, gros coup de pompe, il met le dé à coudre sous le paillasson), le come-back, et enfin la consécration et l’apothéose en juillet dernier lorsqu’il se voit confier les rênes de la création de la prestigieuse mais déclinante maison Jil Sander. Un joli cadeau pour ses dix années d’activité qui lui ouvre les portes du cercle très fermé des créateurs qui, comme John Galliano, Jean Paul Gaultier, Karl Lagerfeld ou Marc Jacobs, partagent leur temps entre leur propre label et une griffe étoilée. Pour quelqu’un qui voulait tout arrêter il y a six ans à peine, le voilà donc à la merci d’un agenda touffu comme un annuaire de téléphone…

Le trentenaire ne semble pas repu pour autant. Non content de mener désormais de front deux collections homme (à son nom et sous la bannière Jil Sander) et, grande nouveauté pour lui, une collection femme (pour l’enseigne italienne, cédée soit dit en passant le mois dernier par Prada à une société de capital-investissement britannique fondée par le patron de Carrefour, le Belge Luc Vandevelde), il vient encore d’ajouter une roue à son carrosse. Pas vraiment une nouvelle marque, mais plutôt une seconde ligne en marge de sa propre collection. Son nom : Raf by Raf Simons. Particularité : elle s’adresse aux jeunes et navigue entre denim, tee-shirts, blazers et manteaux. Les imprimés font leur apparition, avec même ici et là quelques touches de couleurs vives, mais sans pour autant dépareiller le look clean, sinon formel, qui est la marque de fabrique de Raf Simons.

Moins c’est plus

Cette petite folie permet au styliste de renouer avec l’ADN de la culture jeune. Un cocktail explosif d’individualisme, de révolte et d’authenticité qui a fortement déteint sur ses premières collections mais dont il s’était quelque peu éloigné à mesure que ses silhouettes s’épuraient.  » Etant donné la direction prise par mon travail ces dernières années, davantage axé sur l’expérimentation des matières et des formes, j’avais envie de disposer d’un terrain où laisser libre cours à mes autres centres d’intérêt « , précisait-il dernièrement.

Jusqu’à preuve du contraire, cette dispersion n’altère pas sa créativité. Témoin le succès de ses premiers pas dans les habits de Jil Sander à Milan en ce début d’année. Aussi bien chez l’homme que chez la femme d’ailleurs. Le défi était pourtant de taille. Orpheline de sa fondatrice, débarquée en 2004, la marque allemande de la galaxie Prada peinait à retrouver un nouveau souffle. Fidèle à ses principes, Raf Simons a choisi pour son entrée en matière de faire dans l’économie, le minimalisme chic. Les silhouettes sont strictes. Comme la palette de couleurs qui oscille entre le noir et le blanc avec, ici et là, quelques accents marron et gris. Simplicité et élégance. Pour lui comme pour elle.

Cheveux attachés en chignon, pantalon noir ou robe droite grignotant le genou assorti d’une chemise blanche, la femme de Jil Sander affiche une rigueur à toute épreuve. Quelque part entre la secrétaire des années 1950 et l’hôtesse de l’air époque Sabena. Le manteau long et ample qui enveloppe ces tenues aux allures androgynes passerait presque pour exubérant à côté de cette débauche de retenue. Comme chez Raf Simons, le nouveau style Jil Sander laissera peu de place à la fantaisie et aux fioritures. Une toile de fond martiale qui fait ressortir les  » audaces  » : les proportions généreuses d’un caban, les mailles sèches comme du coton d’un pull ou l’étoffe moelleuse d’un anorak. C’est la force de Raf Simons : il maîtrise parfaitement l’art subtil de l’équilibre. Moins signifie plus chez lui, nous épargnant les effets de manche racoleurs. Un détail suffit à accrocher le regard comme un nuage esseulé flottant au milieu d’un ciel monochrome.

Où va-t-il chercher son inspiration ? Dans sa fréquentation assidue de l’art pour l’essentiel. Depuis ses débuts, Raf Simons s’amuse à brouiller les pistes. Créateur ou artiste ? Un peu beaucoup des deux. Dans ses premières collections déjà, quand il se faisait l’apôtre des révoltes adolescentes en illustrant les oppositions (ordre/ désordre, intégration/exclusion) qui tourmentent cette période agitée de l’existence, pointait déjà la lucidité froide de l’artiste conceptuel.

Mélange explosif

Si ses défilés lorgnent régulièrement du côté de la performance, rien que par le choix insolite du lieu (garage désaffecté, dernier étage de l’arche de la Défense à Paris, etc.), il lui arrive aussi de passer de l’autre côté du miroir. Comme en 2001 avec cette expo itinérante retraçant l’histoire de la mode sur deux décennies à travers l’objectif de photographes renommés tels que Nick Knight, Sarah Moon ou David Sims, son copilote pour ce projet. Ou comme en 2003 quand il monte à Florence avec Francesco Bonami, du musée d’Art contemporain de Chicago, un show multimédias explorant le territoire du  » fourth sex  » (quatrième sexe), à savoir l’adolescence, décidément incontournable chez Raf Simons. Un hymne au romantisme pur, échevelé et souvent autodestructeur qui fait, selon lui, le suc de cet âge ingrat. Rebelote l’an dernier, toujours à Florence, mais cette fois avec une série d’installations vidéo. Comme quoi, l’artiste n’est jamais loin du créateur.

Obnubilé par les éruptions désordonnées mais sincères émaillant l’adolescence, Raf Simons s’est en outre toujours plu à parsemer ses collections de références musicales pointues, écrites par des jeunes en colère et/ou en souffrance. En 2001, pour son retour, il revisite ainsi le vestiaire des Mod’s, ces jeunes anglais raffinés et rebelles qui secouèrent les années 1960 à coups de rythmes ska. Pull-overs rayés sur pantalons cigarettes, parkas oversized et chemises à carreaux. Tout y passe. Avec, brodés ça et là, des écussons à l’effigie de Richey Edwards, le guitariste légendaire du groupe de rock anglais  » The Manic Street Preachers « , une tête brûlée qui finira par s’évanouir dans la nature sans laisser d’adresse. Une sorte de suicide romantique en quelque sorte. Un hommage discret mais appuyé du créateur à une figure emblématique de la mythologie post-pubère. Non que Raf Simons soit sectaire ou qu’il ne jure que par le jeunisme, simplement, il est convaincu qu’en tout homme, même mûr, sommeille – ou plutôt piaffe – un post-adolescent. C’est à cette partie de nous-mêmes qu’il s’adresse avec ce cocktail décapant alliant fougue et sobriété.

Les références culturelles se bousculent d’ailleurs au portillon de l’icône fashion. Kraftwerk, Joy Division ou Bowie, époque Major Tom, ont hanté les défilés du créateur qui, sans tourner le dos à cet héritage bouillonnant, montre ces derniers temps des signes d’apaisement.  » Son passage chez Jil Sander est une étape importante, analyse Linda Loppa, confidente et responsable du département mode de l’Académie d’Anvers. Il a atteint la maturité.  »

La forme et le fond

Premier signe visible de cette nouvelle sérénité : il ne joue plus à cache-cache avec les photographes. Sa phobie de sa propre image s’est un peu dissipée depuis un an. Il daigne aujourd’hui venir saluer le public à la fin de ses défilés, ce qui n’était pas le cas précédemment. Cette pudeur extrême renforçait son image de poète tourmenté.  » Il m’a expliqué un jour qu’il refusait de se faire photographier parce qu’il ne se sentait pas assez sûr de lui « , nous confie un vieux briscard de la mode. Une posture radicale qui agace parfois – la papesse des rédactrices de mode, l’Américaine Suzy Menkes, s’en est même ému -, mais qui est conforme à la charte tacite d’une école belge, ou plutôt flamande, prônant un engagement radical. Pour eux, la mode est à la fois quelque chose de futile et en même temps de terriblement sérieux. On rappellera ainsi que son compatriote Martin Margiela n’accorde jamais d’interview et refuse également de se faire tirer le portrait. Et que d’autres spécimens, comme Christophe Coppens, jouent également les funambules sur la ligne de démarcation entre création et art (voir article pages 44 à 48).

Mais s’il arrondit quelque peu les angles, s’il lime les ongles de sa fureur, il ne semble pas prêt pour autant à faire des concessions sur l’essentiel. Et notamment l’authenticité et la spontanéité. Et c’est tant mieux. Comme à son habitude, il a donc fait appel pour son dernier défilé parisien à des jeunes gens anonymes  » castés  » dans la rue plutôt qu’à des mannequins professionnels formatés. L’esprit Simons, ce mélange hétérogène de tension et d’innocence, un peu comme un rictus, reste donc intact. Et puis, comme on l’a dit, il s’est gardé une poire pour la soif avec cette nouvelle ligne jeune Raf by Raf Simons qui va sans doute lui servir d’exutoire.

 » J’aime la mode parce qu’elle appartient à la grande tribu de l’art mais je n’en suis pas esclave « , nous confia-t-il un jour. La preuve, au départ cet Anversois n’avait pas l’intention de faire carrière dans la confection, même haut de gamme. Son dada, c’était le design industriel, qu’il a d’ailleurs étudié à Gand. Une mise en bouche qui laissera des traces. Elle explique à la fois son intérêt pour les innovations technologiques (le polypropylène fleurissait lors de ses dernières apparitions) et son goût quasi obsessionnel pour une esthétique géométrique inspirée de l’architecture. Et de son courant Bauhaus en particulier, dont le styliste a adopté les formes épurées et tranchantes, ainsi que l’esprit rétro-futuriste. Il taille ses vêtements comme il sculpterait un vase ou un coquetier puisqu’il paraît que c’est un dessin de cet objet anodin, réalisé au cours de ses études, qui décida Walter Van Beirendonck de prendre le novice sous son aile pour lui apprendre les rudiments du métier. Le jeune Raf peaufinera ses connaissances techniques dans l’ombre de Renzo Loppa, styliste et père de Linda Loppa. La suite est connue. Premiers défilés en 1995, premiers succès. Le plus dur reste toutefois à faire : se maintenir à ce niveau pour les dix prochaines années…

Laurent Raphaël

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content