Duo pour 4uatre pieds
Il y a peu, » Apollo 72 » était encore un simple croquis dans un carnet. En moins de huit mois, le siège imaginé par Patrick Norguet est devenu réalité grâce à Artifort, le légendaire éditeur de mobilier. Histoire d’une création.
Fin décembre 2001. Ciel de plomb à Paris. Les voyageurs transis ne décollent plus des bornes chauffantes de la gare du Nord. Patrick Norguet, col hissé jusqu’aux sourcils, regard cristallisé sur le panneau d’affichage, guette l’annonce imminente du prochain Thalys pour Bruxelles. Le jeune designer, révélé il y a deux ans avec sa chaise » Rainbow « , fameux modèle en Plexiglas multicolore édité par Cappellini, intégré depuis à la collection permanente du MoMA à New York, a pris rendez-vous au milieu des champs. Dans la campagne de Lanaken, à la frontière belgo-hollandaise, là où se trouve l’un des deux sites de production d’Artifort, célèbre fabricant de mobilier hollandais. Au programme ? Une réunion entre le créateur et l’industriel qui collaborent ensemble depuis sept mois à la fabrication d' » Apollo 72 « . » C’est juste le nom d’un siège, il ne faut pas lui accorder trop d’importance, s’amuse Patrick Norguet propulsé vers les plaines septentrionales à 300 kilomètres/heure. C’est une référence sans rapport à un logo dessiné par Emilio Pucci pour la mission Apollo 15 de la Nasa au début des années 1970. »
Pour la première fois, Patrick Norguet va découvrir le prototype d’ » Apollo 72 « , surpiqué de son tissu » Mimer « , au ton vert tirant légèrement sur le jaune. La dernière ligne droite du processus industriel, soit un an et demi après les premiers contacts avec Daniel Wagemans, petit-fils du fondateur d’Artifort, croisé par hasard à Paris lors d’un vernissage. » Il m’a invité à visiter l’usine aux Pays-Bas, il y a eu un bon feeling et puis voilà. » De présentations en rapprochements, Patrick Norguet envoie l’été dernier une série d’esquisses à Artifort qui s’emballe pour deux projets » collant » assez bien à l’image de la firme réputée pour les formes sculpturales de ses sièges. Epurées comme la ligne d’un TGV… TGV qui ne tarde pas à s’immobiliser à 50 kilomètres de Paris au milieu des prés, en bordure de l’autoroute A1. Les chauffeurs routiers filant à 90 km/h savourent leur revanche ! La correspondance ferroviaire pour les Pays-Bas, s’éloigne pour de bon. Un coup de fil donné à partir d’un portable et Artifort propose de faire le chemin jusqu’à la gare de Liège-Guillemins située à une quarantaine de kilomètres de leur QG.
Un cube d’acier et de verre, dans le plus pur style néomoderniste des bâtisseurs nordistes, surgit au milieu de nulle part. Pas le temps d’admirer l’usine Artifort. La tempête de pluie n’est pas le seul motif d’empressement. Deux heures de retard sur le planning, c’est beaucoup. Sans plus attendre, Monique Beaumont, responsable du marketing, entraîne Patrick Norguet dans le bureau de recherches du rez-de-chaussée. Toine van den Heuvel, directeur du développement, Willy Hul, maître garnisseur, et René Holten, designer intégré, sont déjà sur les lieux. Remplie de paires de ciseaux et d’échantillons de tissus, la salle ressemble à un atelier de couture. Dans un coin gît une carcasse du » Mushroom « , le fauteuil de Pierre Paulin qui a définitivement assis la renommée d’Artifort au début des années 1960. Un classique incontournable encore et toujours édité dans le hangar du sous-sol. Trente-cinq ans de » success story » séparent le fameux » Mushroom » d' » Apollo 72 « . Une certaine filiation pop, pourtant. Le siège de Patrick Norguet, composé d’une coque partiellement évidée en son milieu divisant le dossier en deux hémisphères symétriques, surfe sur l’esprit des sixties. Sous l’enveloppe qui évoque par ricochet le fauteuil » Rive droite » réalisé par le designer l’an dernier pour Cappellini, un sandwich de feuilles de hêtre compressées à chaud, recouvert d’une mousse de polyuréthanne.
Silence. Patrick observe l’objet sous toutes ses coutures, multiplie les angles d’observation, accroupi, à genoux, de côté. Vise l’objet dans la focale de son Nikon. Quelques shoots numériques de plus, pour rejuger à Paris, à tête reposée, le bien-fondé du coup de crayon. Pour l’heure, pas d’enthousiasme qui risquerait de compromettre la concentration. Le maximum de distance pour le jugement le plus impartial. Le verdict se fait attendre. » C’est bien « , lâche Patrick qui ne quitte pas la silhouette des yeux, recule, revient en avant, se penche toujours plus près. Le rayon de courbure des accoudoirs semble le tracasser. » Je me demande s’il n’aurait pas fallu arrondir davantage le galbe. » Une retouche quasi irréalisable : rectifier, même de quelques degrés, l’ellipse impliquerait un nouveau moule de fabrication. Trop long, trop coûteux. L’autre préoccupation du designer concerne l’espace entre les deux hémisphères du dossier, jugés trop proches. Ici, c’est la découpe de la structure, guidée par laser, qui pose problème. » Une petite imprécision de programmation numérique, rien de très compliqué à rectifier « , rassure le directeur du développement. » Combien de centimètres ? » » Trois ? «
La ronde reprend… Patrick voudrait tenter un essai avec un piétement d’un tout autre genre, un mono-pied sur socle sphérique auquel a fréquemment recours Artifort depuis les sixties. Il ne faut pas plus de trente secondes pour équarrir » Apollo 72 « . Privé de son double piétement en métal, le corps du fauteuil est déposé en équilibre précaire sur son nouveau support. Avec un pied unique, à peine visible, le fauteuil gagne en légèreté. » Great ! » s’exclame Toine Van den Heuvel, visiblement ravi de l’idée.
» C’est exactement ce qu’il fallait. » Patrick ne cache pas sa satisfaction. » Apollo 72 » est en voie d’alunissage. Enfin presque. Le socle en métal chromé reflète la platine de fixation sous la coque. Pas joli, joli. » Pas de problème, les fixations seront dissimulées sous le tissu, » réplique le garnisseur. » Apollo 72 « , pièce unique devrait être fabriquée en série au mois de mai prochain, juste après le Salon international du meuble de Milan, le grand examen oral qui rassemble deux mille journalistes venus du monde entier. Pour un verdict aussi attendu qu’impitoyable.
Antoine Moreno
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