Écouter en boucle la musique du courage

© karel duerinckx

Les rues sont pavées d’humeurs, de rencontres, de silences ou d’aveux. Lisette Lombé s’y abandonne et s’y émerveille, humant l’air du temps de sa prose nomade.

J’aime toucher les saisons par mes semelles, me sentir connectée aux feuilles mortes ou aux pavés mouillés, mais j’aime aussi m’évader, être ici et ailleurs en même temps, dans le temps présent et dans les temps passés, gros casque sur les oreilles, playlist lancée, à la limite de la course ou de la danse.

Parfois, j’ai besoin de l’énergie libératrice d’un rock des années 90, parfois d’un morceau de punk féminin. Parfois, j’ai besoin de musique classique, de clavecins. Parfois, j’ai besoin de slows, de romantisme sucré, de fantômes amoureux. On dirait que la musique, guérisseuse discrète, sait mieux que moi ce qui peut m’apaiser, me booster ou me faire réfléchir. A une myriade d’états émotionnels très contrastés correspond une infinité de chansons-caméléons.

Depuis l’été passé, j’ai aussi découvert un foisonnement de podcasts. J’écoute les témoignages de femmes, d’hommes qui ont traversé des épreuves, des réflexions de sociologues, des conseils de psychologues, des engagements de jeunes militantes féministes. Je découvre de nouveaux concepts, comme l’intelligence amoureuse, l’ambiversion, le love bombing. Ça m’apaise de mettre des mots sur des ressentis troubles, diffus.

A l’instar de la bibliothérapie et des livres qui peuvent nous soigner, il existe aussi une podcast-thérapie (je ne sais pas quel serait le terme exact) et des contenus audio qui peuvent nous soutenir sur les chemins de la résilience. Plus je marche, plus mon corps se régénère, se revitalise, se raffermit, se rappelle au bon souvenir de la sportive que j’ai été adolescente. Plus je marche, plus je répare mon âme, mon cœur et renforce mon estime.

Hier, une personne de mon entourage professionnel m’a envoyé un podcast qu’elle avait enregistré anonymement quelque temps auparavant et qu’elle souhaitait désormais partager publiquement. Parce que la honte doit changer de camp, parce qu’il faut parfois du temps avant de se reconnaître victime, oser se redresser, pouvoir demander justice.

Vu de l’extérieur, il s’agit d’un fait divers sordide, une histoire de tordu. Un haut fonctionnaire du milieu culturel français glisse, lors des entretiens d’embauche qu’il fait passer à des femmes, des diurétiques extrêmement puissants dans la boisson qu’il leur offre. Il les invite à poursuivre l’entretien en extérieur, les fait marcher longtemps et dans des endroits excentrés, sans toilettes publiques. Marche de la préméditation, de la perversité. Marche du calvaire. Chronique d’une pisse annoncée. Lorsque ses victimes ne peuvent plus se retenir, il se présente comme un chevalier servant qui peut les cacher de la vue d’éventuels passants mais, en réalité, il est aux premières loges de leur miction et jouit de cette humiliation. Pendant dix ans, il tient journal de ses expériences. 250 victimes ont été identifiées au moment où son procès s’ouvre, dont la femme qui me contacte. 250! Nombre vertigineux, presque incroyable. L’homme a aussi pris des photos avec son téléphone sous son bureau pendant les entretiens. En interne, on le surnommait même le photographe. Des collègues savaient, donc.

‘M’assaillent des questions sur l’impunité, sur les rapports de domination qui se logent partout.’

Je marche et la mâchoire m’en tombe presque tellement c’est gros. Contraste entre la blancheur de la neige et la noirceur de l’individu. M’assaillent des questions sur l’impunité, sur les rapports de domination qui se logent partout, sur le continuum de violences faites aux femmes, sur les infinies formes que peut prendre la violence.

Au milieu de toutes ces images sordides, brille le courage de cette femme qui témoigne aujourd’hui à visage découvert sur ses réseaux sociaux. Elle souhaite que ce type d’agressions n’arrivent plus à d’autres femmes. Elle espère que justice soit faite pour toutes, pour elle et pour les 249 autres victimes.

En rentrant chez moi, je lui laisse un message vocal pour la remercier et la soutenir à distance. Je m’attelle immédiatement à cette chronique. Je veux transcrire avec fidélité la force de cette femme. Je veux parler des tentatives de destruction de l’humain, de sursaut, de révolte, de contre-attaque, de réparation, de paroles entendues, crues, relayées. Exercer mon métier: m’asseoir et me transformer en caisse de résonance.

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