Nos fragilités sont plus positives qu’on ne le croit. Accepter ses failles et ses limites serait un moyen précieux de renforcer notre moi profond et notre sérénité. Les explications du psychanalyste Jacques Arènes.

Et si nos faiblesses servaient de socle à la construction de notre bonheur intérieur ? Plutôt que de fuir la souffrance ou de refuser nos limites, pourquoi ne pas transformer notre négatif en positif ? La photo n’en serait que plus belle, plus puissante. C’est en tout cas la thèse que soutient le psychologue et psychanalyste Jacques Arènes, dont l’essai Accueillir la faiblesse(*) a fait l’objet d’une réédition. Ce dernier n’y divulgue aucune recette de bonheur immédiat, mais prêche a contrario pour une longue quête vers la vérité. La vérité nue d’une vie, d’une trajectoire avec ses accidents, ses joies, ses deuils.

Qu’est-ce qui vous a poussé à consacrer un essai à la faiblesse, un terme presque tabou dans notre société perfectionniste ?

Cette question est effectivement un peu tue, alors qu’à travers la faiblesse on peut vivre des transformations intérieures importantes. On ne perçoit pas toujours que c’est au fil des choses vertigineuses de la vie qu’apparaît la profondeur du monde. Cela m’a frappé lorsque je travaillais avec des enfants adoptés, qui ont souvent vécu des histoires tragiques avant leur adoption. J’ai découvert des adolescents d’une quinzaine d’années, doués d’une profondeur, d’une intuition de la réalité que n’avaient pas les autres. L’expérience de l’abandon et le questionnement sur leur origine ont fait d’eux des êtres singuliers, souvent passionnants. Je ne dis pas qu’on ne peut être singulier qu’au prix de tels vécus, mais je suis convaincu qu’on peut s’enrichir dans la fragilité, pourvu qu’elle soit reconnue et transformée.

Fragilité, faiblesse… Comment cerner ces notions ? Qu’ont-elles de particulier ?

La faiblesse souligne une incapacité. Une manière de ne pas tout à fait avoir les moyens de l’action qu’on veut mener. Cette notion est relative à l’épreuve de réalité. Elle se manifeste quand il y a des choses que l’on veut vivre, sans y parvenir. Ces  » choses  » sont diverses : il s’agit d’objectifs que l’on s’est donnés au niveau professionnel ou affectif, et qui ne correspondent pas à ce qui nous est possible. On aime quelqu’un mais l’on n’est pas aimé. On cherche à réussir un concours auquel on échoue plusieurs fois. On convoite un poste qui ne nous est pas proposé. Il peut aussi s’agir de nos limites concrètes – tout le monde ne réussit pas Polytechnique. Parfois, c’est le fait des limites ou des injustices de la réalité (ce poste que je convoitais a été obtenu par quelqu’un de mieux introduit). Il arrive aussi que cela soit une faiblesse  » objective  » (je n’ai pas le niveau pour telle grande école, quelle que soit ma quantité de travail) ou une faiblesse morale (je suis brillant, mais je n’arrive pas à m’inscrire dans un projet au long cours). Objective ou non, la faiblesse entraîne toujours la désillusion. Il n’y a rien de plus dur que de reconnaître la réalité de ses forces, intellectuelles, physiques ou morales. C’est pourtant le moment de voir ce qu’on peut faire avec cette contrainte.  » Deviens ce que tu es « , disait Nietzsche. Il faut aller jusqu’au bout de soi-même, tout en reconnaissant ses limites.

Comment alors transformer cette faiblesse, la voir avec un autre regard que celui du malheur ?

D’abord, se dire qu’on ne détient pas toute la vérité. La réalité de ce qui nous arrive n’apparaît bien souvent qu’après coup, y compris quand on est très heureux. On ne peut pas tout percevoir d’emblée. Dans un divorce douloureux, il faut accepter que la réalité soit plus complexe qu’elle n’y paraît, qu’il y ait des choses qui nous échappent, qu’on ne comprendra peut-être que plus tard. Même dans les moments sombres, je suis persuadé qu’on peut continuer à être fécond. Un des éléments importants pour aborder les choses négatives est aussi d’imaginer quel est le chemin de création qui peut en découler. Car il y en a toujours un.

Vous affirmez qu' » il faut prendre des risques pour arriver à être soi « . Que voulez-vous dire par là ?

Nous devons être plus créateurs de nos vies qu’auparavant, quand la place de chacun était beaucoup plus assignée. Construire sa vie aujourd’hui, c’est risqué. La raison nous dicterait, par exemple, de ne pas faire d’enfants, pour tous les problèmes et les inquiétudes que cela engendre. Quand on décide pourtant d’en faire, on mise sur quelque chose, on ouvre l’avenir. Le risque, c’est aussi le plaisir de la vie.

Cette notion de risque, d’inconnu est souvent une source d’angoisse. Quels sont les moyens d’y faire face ?

Premièrement, on ne peut pas attendre de la vie un retour sur investissement comme en Bourse. Avec les enfants, si on attend une forme de reconnaissance, on est souvent déçu. Ensuite, il faut accepter que la vie soit différente de ce qu’on en attend. Car, de toute façon, elle l’est. Souvent, des événements imprévisibles surviennent dans notre existence et on se dit :  » Oui, je me reconnais, là, c’est bien moi, mais je n’aurais pas pensé que cela prendrait ce détour-là.  » Les gens veulent tout comprendre de leur vie.

Et n’arrivent pas à se faire à l’idée qu’il existe une part d’énigme dans leur existence ?

Oui, la vie est complexe, mystérieuse. Elle s’écrit souvent en pointillés, et son énigme dure jusqu’à la fin. C’est très difficile à admettre. Surtout à notre époque où l’on veut tout avoir et vite.

La visite chez le psy reste encore souvent interprétée comme un aveu de faiblesse…

Oui, c’est vrai, c’est encore assez tabou. Mais le plus manifeste est la façon dont la thérapie est envisagée aujourd’hui. On cherche désormais des résultats rapides, des méthodes efficaces. Je ne me félicite pas de garder un patient dix ans en analyse, mais il faut accepter que le cabinet du psy soit un lieu où l’on s’ennuie un peu. De la même façon, on a peur des habitudes dans le couple. Celles-ci sont pourtant des moyens de protection importants. Au moment d’un deuil, on prend conscience de l’importance des rituels. Tout comme celui d’aller travailler, de retrouver la saveur de certains lieux connus. Cela nous attache au monde, nous donne une présence. L’épreuve du deuil est terrible, mais peut être un moment clé pour se réapproprier sa vie. C’est-à-dire en redevenir l’acteur principal.

Pourquoi ?

La comédienne Anny Duperey le racontait très bien dans Le Voile noir, le livre qu’elle a consacré à ses parents, décédés accidentellement alors qu’elle avait 8 ans. Tant qu’elle n’avait pas regardé la douleur en face, elle fuyait cette souffrance et, ainsi, sa vie. En écrivant son livre, elle a changé. Si on ne sait pas pleurer au moment où il faut pleurer, on ne peut pas rire au moment où il faut rire. Il y a des souffrances qui nous aident à nous construire. Aujourd’hui, on cherche à les éviter ou à les amenuiser. Je ne dis pas que toute souffrance est bonne à vivre, certaines d’ailleurs écrasent, mais il arrive parfois qu’on accède, grâce à elles, à des profondeurs de soi-même. Quelque chose de puissant peut alors surgir. Il peut y avoir des moments heureux lors d’un enterrement. On rit, on éprouve du plaisir à être ensemble. Ce n’est pas seulement une réaction pour se tenir chaud ; on est en face de ce qui nous tient. Dans un de ces moments les plus nus de la vie, il se dégage une intensité d’être. Celle-ci se manifeste par quelque chose de très réel et d’authentique : la joie.

(*) Accueillir la faiblesse, par Jacques Arènes. Petite Bibliothèque Payot .

PAR MARION VIGNAL

 » NOUS DEVONS ÊTRE PLUS CRÉATEURS. LE RISQUE, C’EST AUSSI LE PLAISIR DE LA VIE. « 

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