Avec son mari, Filip Arickx, An fait la paire de la griffe anversoise

A.F. Vandevorst. La voici en solo, au bord de l’Escaut. L’écho de son rire résonne à travers un café désert. Dans le miroir de ses histoires, on découvre une femme qui déborde de charme. Impressions soleil couchant…

Anvers, rive gauche. Réservé aux connaisseurs, le Antwerp Yacht Club passe totalement inaperçu. Avant d’arriver jusqu’à lui, il faut dépasser un hangar et une allée de bateaux de plaisance sur pilotis. Ici, la vue panoramique est imprenable. Telle une carte postale, la rive droite et sa célèbre cathédrale s’offrent à nous. Les clapotis de l’eau ne font que renforcer le sentiment de dépaysement. Pas étonnant qu’An Vandevorst ait choisi cet emplacement, qui sort de l’ordinaire. Tout de noir vêtue, elle porte un pull à jabot sur une minijupe, qui valorise ses jolies jambes. Même si un vent glacial balaie ses longs cheveux, elle se prête volontiers à une séance photos, vue de dos… Seul souci, ses chaussures élégantes ont de si hauts talons, qu’elles ne se prêtent pas vraiment à ce terrain rugueux et interdit ! Après un avertissement, il est temps de se réfugier dans cet établissement très sélect. Quelle n’est pas notre surprise de découvrir que nous sommes les seules visiteuses du soir. Dans la salle à manger, les tables ne sont même pas dressées. Chaleureux, le coin salon donne sur une belle baie vitrée. Des fauteuils bordeaux, à l’ancienne, et une petite lampe, composée d’une hélice, nous projettent dans une autre époque. D’autant que Brel hante l’espace de sa voix mélancolique. Ravi d’avoir de la compagnie, le serveur quitte son bar distingué pour nous apporter un thé fumant. Face à une telle intimité, An se détend peu à peu. Rappelons que cette jeune femme, aux yeux pétillants, est diplômée de la prestigieuse Académie de mode d’Anvers. Après ses études, elle met le pied à l’étrier en travaillant aux côtés de Dries Van Noten. Son compagnon de promo et de vie, Filip Arickx, devient quant à lui l’assistant de Dirk Bikkembergs. Le couple unit sa créativité en fondant A.F. Vandevorst, en 1998. Tout au long de ce délicieux entretien, An revient sur ce lien exceptionnel. Tantôt volubile, tantôt réfléchie, elle fait preuve d’une sincérité désarmante. Ses éclats de rire traduisent une nature positive, qui ne se lasse pas des petits plaisirs de l’existence. La nuit est tombée sans prévenir. Elle ne fait qu’ajouter une touche de mystère à cette atmosphère conviviale et surréaliste…

Weekend Le Vif/L’Express : Pourquoi avoir choisi L’Antwerp Yacht Club pour ce Facetoface ?

An Vandevorst : Ce n’est pas du tout mon style d’aller prendre un thé ou un café, en dégustant des pâtisseries. Je préfère de loin les lobbys des vieux hôtels. Comme cette ambiance se retrouve ici, je m’y sens bien. J’apprécie le calme, la belle vue et la présence de l’eau. Eté comme hiver, j’aime venir boire un verre de vin en soirée, car je me sens d’emblée apaisée. Et puis, regardez le plafond… Attachée aux formes abstraites, j’adore ces figures en bois, qui évoquent des bateaux.

Comment avez-vous découvert cet endroit méconnu ?

C’était à l’occasion d’une soirée d’anniversaire, organisée par un ami. Comme il a un yacht, il vient régulièrement ici. Mon mari et moi avons passé nos vacances d’été en Croatie. On a tellement adoré voguer d’île en île, qu’on songe désormais à passer notre brevet de navigation !

Généralement, vous êtes deux en interview…

Oui, mais ça ne me dérange pas du tout d’être seule. J’aime plutôt bien cet exercice. La seule chose que j’ai en horreur, ce sont les photos !

D’où vous vient cette hantise ?

Je ne sais pas, mais enfant j’étais déjà mal à l’aise devant l’objectif. Ma mère s’énervait quand je fuyais son appareil photo. C’est plus fort que moi : poser est quelque chose de si intime que je trouve ça terrible ! Je veux bien que mes vêtements soient photographiés, mais moi, je ne vois pas l’intérêt. Contrairement aux actrices ou aux chanteuses, je ne me sers pas de mon corps pour exister.

Quelle est la partie de votre corps que vous préférez ?

Mes mains ( NDLR : ses ongles sont peints d’un vernis bordeaux). Quand j’étais petite, on me disait qu’avec des doigts aussi fins, je devais me mettre au piano. Finalement, je ne joue d’aucun instrument ( rires). J’aime mes mains car elles sont la prolongation de moi-même. Que ce soit pour parler, pour dessiner ou pour draper un vêtement, elles sont toujours en mouvement. Sinon, j’aime bien mes jambes, parce que j’adore porter des jupes et des collants.

Quel genre de petite fille étiez-vous ?

Je me suis toujours sentie très différente des enfants de ma classe. Ce n’était pas une souffrance, mais une constatation : j’avais d’autres centres d’intérêt qu’eux. Au niveau du look, ça ne me plaisait pas que tout le monde porte les mêmes vêtements. Moi, je voulais juste ressembler à moi-même.

Qu’en pensait votre maman ?

Elle est incontestablement l’une des personnes les plus importantes de ma vie. Ma mère m’a toujours stimulée et soutenue dans mes choix. En tant que professeur d’arts plastiques, elle m’a énormément influencée. Grâce à elle, j’ai bénéficié d’une éducation artistique. J’adorais nos visites dans les musées, car cela me permettait d’entrer en contact avec l’art. Contribuer à la mise sur pied de l’expo  » Katharina Prospekt  » ( NDLR : du 9 septembre au 5 février dernier, dans le cadre d’Europalia Russie, au Musée de la mode d’Anvers), m’a d’ailleurs beaucoup plu. J’aime travailler avec les artistes, car leur vision et l’énergie qu’ils me transmettent, m’enrichissent. Enfant, j’étais passionnée de dessin. Après la période des princesses et des Indiens, je me suis mise aux collages et à la création de bijoux.

Votre adolescence fut-elle propice aux expériences ?

Et comment ! Vous n’imaginez pas les looks que j’ai eus ( rires) ! Je suis passée du style hard rock, au new-wave et au punk. Outre des crêtes en brosse, j’ai testé les cheveux violets. Fortement imprégnée par ces courants musicaux, je n’étais pas une anarchiste, mais une ado en quête d’esthétique. Alors que mes camarades de classe étaient branchés musique disco et Michael Jackson, je fréquentais les milieux underground. Ma curiosité a été attisée par un groupe de copains plus âgés. Ce sont eux qui m’ont ouvert les portes de ce genre de concerts et night-clubs.

Quelle musique écoutez-vous aujour-d’hui ?

Je reste attirée par ce style, mais mes goûts sont plus éclectiques. Outre le hip-hop (Missy Elliott), l’electro contemporain et la voix d’Anthony Johnson, j’adore les mélodies sombres, teintées de mélancolie. La tristesse n’est pas négative, c’est juste qu’elle me touche émotionnellement.

L’émotion n’est-elle pas le mot-clé de vos créations ?

Il est vrai qu’une collection jaillit d’une émotion plutôt que de quelque chose de rationnel. J’aime jouer avec les sentiments, qui sont ma principale source d’inspiration. Celle-ci peut partir d’un ressenti ou d’un mouvement, induit par le vent. Même si je cultive les émotions tristes, je suis quelqu’un de très gai. J’adore rigoler avec Filip ou mes amis. Le rire est vital, sinon la vie n’est pas chouette. Jamais de mauvaise humeur, je suis hyperpositive.

Quel est votre secret pour vous lever du bon pied ?

Je n’en ai pas. Je crois simplement que j’ai la chance d’être comme ça. J’adore m’occuper des gens que j’aime. C’est si agréable de les gâter en leur cuisinant un bon petit plat. Filip est très friand de cela, ainsi que de nos grandes balades. Alors qu’il est supersportif, je ne le suis pas, mais alors pas du tout ( rires) ! Je me suis pourtant laissée convaincre d’aller skier cette année. De bonne foi, j’ai commencé à prendre des cours, mais je ne suis pas encore au point ( rires). J’aime tellement l’hiver, que je me dis qu’au pire je vais admirer les paysages enneigés. Ils dégagent une certaine magie, qu’on retrouve dans les contes de fées.

Pourquoi aimez-vous tant ces atmosphères enchantées ?

J’ai toujours été férue d’histoires. Quand j’étais petite, j’en lisais énormément. Une fois plongée dedans, je me coupais du monde. Si je n’étais pas devenue créatrice de mode, je serais sûrement devenue écrivain ou cinéaste. En raison du manque de temps, je lis beaucoup moins qu’avant, mais j’ai toujours un faible pour les romans. J’aime bien Jacqueline Harpman et les auteurs sud-américains, comme Gabriel Garciá Márquez.

Et si vous étiez l’héroïne d’un roman ?

Comment en choisir une seule ? ( Après un long silence.) J’opterais pour un animal, mais un animal doté de la parole car j’aime trop parler ( rires) ! A moins que je choisisse quelqu’un de féerique, comme l’elfe du Seigneur des anneaux. Oui, un elfe… ça me va plutôt bien.

Est-il vrai que vous imaginez vos collections comme les chapitres d’un nouveau livre ?

Cette manie d’inventer des histoires, depuis que je suis enfant, ne me quitte pas. Je déborde tellement d’imagination que ma fantaisie s’exprime à travers les vêtements que je crée. Le plus difficile, c’est de parvenir à la freiner, à un moment donné, pour l’ordonner et lui donner forme. Cet été, la ligne d’A.F. Vandevorst est basée sur le conte du Vilain Petit Canard. Au départ, il est tout noir et puis, il évolue lentement vers le blanc… Le caneton se métamorphose en cygne d’une grande beauté et élégance.

Quelle est votre définition de la beauté ?

Pour moi, elle est inévitablement liée à l’émotion. La beauté est ce qui me touche, me surprend. Ça peut être le cas d’une musique ou de la danse de Pina Bausch. Magnifique, esthétique, bouleversante, drôle et imagée, elle réussit à incarner la beauté dans son entièreté. Une belle personne est celle qui ne se prend pas au sérieux, qui est capable d’autodérision et de relativisation. Je suis aussi éblouie par celui qui dit des belles choses ou celle qui dégage une telle aura, qu’elle illumine la pièce dans laquelle elle entre. La beauté intérieure est également précieuse.

Miroir, miroir, vous trouvez-vous belle ?

Je suis bien dans ma peau et j’avoue que je rayonne, quand Filip me regarde avec amour. Dans l’ensemble, je me sens belle, mais comme toutes les femmes, il m’arrive parfois de trouver que j’ai une sale tête. Au niveau du look, je ne suis ni coquette ni du genre à être parfaite du matin au soir. Je n’ai pas la patience de me regarder des heures dans la glace ou de me préoccuper sans cesse de mon nombril. Quant au coiffeur, c’est carrément l’horreur ! C’est une véritable punition, tant je n’y prends aucun plaisir ! Excepté ma période punk, j’ai d’ailleurs toujours eu les cheveux longs. J’aime qu’il y ait un mouvement dans la chevelure.

En cas de rendez-vous amoureux avec votre mari, ajoutez-vous une touche perso à votre look ?

Oui, là j’essaie quand même de faire un effort pour lui plaire. Je ne sors pas le grand jeu, car l’important est de rester soi-même. Mais je me maquille, je mets des boucles d’oreille et je tente de changer de coiffure pour marquer le coup.

L’habit fait-il le moine ?

Je pense que c’est plus complexe que ça. Certes, personne n’échappe à l’importance du physique. Ce serait hypocrite de nier que la première impression qu’on se fait de quelqu’un est liée à son apparence. Mais je suis convaincue que ça ne suffit pas. On peut s’habiller de manière peu coûteuse et dégager un style distingué et particulier. Tant le rayonnement, que la façon de se mouvoir, de s’exprimer et de sourire jouent un rôle fondamental dans l’idée que l’on se fait de quelqu’un.

Vous avez connu Filip le jour de la rentrée des classes à l’Académie de mode d’Anvers. Vous souvenez-vous de votre toute première impression de lui ?

Je m’en souviens comme si c’était hier ! Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il était très coloré ( rires). Il était vêtu de vert et portait des bottes en cuir, rehaussées de lacets verts. Mais il émanait de lui une telle joie, une telle ouverture d’esprit que c’est cet aspect qui m’a tout de suite séduit. Ce qui est merveilleux avec lui, c’est qu’il est encore toujours comme ça. Si ce n’est qu’il a troqué les habits flashy pour des tons kaki, gris et beige.

Et vous, que portiez-vous ce jour-là ?

C’était l’antithèse, puisque j’étais tout en noir. Quand j’y pense, je n’ai pas changé… Je portais un petit pull noir sur un superbe tutu, très droit, des collants et des Doc Martens aux pieds ( An éclate de rire) !

Pourquoi le noir est-il encore toujours votre couleur de prédilection ?

Parce que je m’y sens bien. Ce n’est pas que je n’aime pas la couleur, mais je suis tellement occupée avec les fringues que je crée – et pour lesquelles j’imagine certaines tonalités – que je préfère la sobriété et la neutralité quand il s’agit de moi. Lorsque nous nous sommes mariés, il y a sept ans, je portais une robe composée d’une jupe noire. Comme nous n’avions pas beaucoup d’argent, elle était issue de notre première collection. Pour accentuer le tout, Filip m’avait offert un bouquet de roses noires. Quelle magnifique journée !

Comment décririez-vous votre style ?

Il m’est difficile de le définir… Disons qu’il ressemble à ce que je mets dans les créations d’A.F. Vandevorst. J’aime la dualité homme-femme et la combinaison de pièces étroites et amples. L’important est de rester féminine, même si un costard peut parfaitement répondre à ce critère. En vivant et en travaillant avec Filip, on s’influence mutuellement. On retrouve nos deux pôles dans nos collections. De par nos années de complicité, nous sommes si complémentaires, qu’il devient impossible de distinguer qui a imaginé quoi. Poussés l’un vers l’autre, nous sommes comme des aimants.

En quoi votre marque vous ressemble-t-elle ?

A.F. Vandevorst est le résultat de ce que nous sommes et de ce vers quoi nous aspirons. Le style se déploie à travers une dualité, un jeu de contrastes et un certain classicisme, auquel nous redonnons un coup de  » twist « . Loin d’être ce que les Anversois nomment  » une sjieke (chic) madame « , la femme Vandevorst ne craint pas d’afficher ses côtés bruts car elle est très instinctive. Bien qu’étant perfectionniste, je n’aime pas le côté fini d’un vêtement. Au lieu de le travailler jusque dans les moindres détails, je préfère laisser une porte ouverte. Ça titille l’imagination et puis, ça signifie qu’un changement est toujours possible. Je n’ai pourtant aucun mal à décréter qu’une pièce est terminée. Une fois la pièce finie, je suis satisfaite, même si c’est le processus de création qui m’intéresse le plus dans ce travail.

Vous considérez-vous comme la muse de Filip ?

Oui, mais je dirais plutôt que nous sommes la muse l’un de l’autre. C’est lui qui me donne la force de croire en moi ou de me laisser guider par une émotion forte. Il me respecte énormément en tant que femme et en tant que créatrice. Avec lui, je me sens moi-même à 100 %. Je n’ai aucun mal à laisser ma fantaisie s’exprimer. Et puis il possède une qualité aussi extraordinaire qu’essentielle : il me fait beaucoup rire !

Qu’est-ce qui vous émerveille le plus dans l’évolution de votre couple ?

Cela fait désormais dix-sept ans que nous sommes ensemble et nos sentiments sont toujours aussi puissants. Ce qui est fantastique, c’est que nous évoluons en nous stimulant personnellement et professionnellement. Si la routine est inexistante dans notre vie, c’est parce que nous veillons à rester ouverts d’esprit et que nous ne craignons pas le changement ou l’imprévu. Tolérants, nous nous respectons mutuellement. Bien que nous n’ayons pas du tout les mêmes goûts musicaux, par exemple, nous ne méprisons jamais ces différences entre nous. Je crois que c’est tout cela qui fait que nous sommes ce que nous sommes aujourd’hui, et que nous faisons ce que nous faisons avec tant d’entrain.

Kerenn Elkaïm

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