Sacrés Créateurs de l’année 2011 par les organisateurs du salon Maison & Objet, à Paris, Patrick Gilles et Dorothée Boissier exportent leur  » french touch  » aux quatre coins du monde. Un couple. Deux associés. À 200 % décorateurs.

La vie n’a pas son pareil pour provoquer des coups de foudre à retardement. Patrick Gilles en sourit encore aujourd’hui avec amusement. Dans son cas, le compte à rebours a même duré deux ans. Lorsqu’il croise pour la première fois la route de Dorothée Boissier, dans les bureaux de décorateur Christian Liaigre où il vient d’arriver, son diplôme de Camondo ( NDLR : une école privée intégrée à l’institution Les Arts décoratifs, à Paris) en poche, il ne peut s’empêcher, dans son for intérieur, de moquer les grands airs de cette Parisienne pur jus. Elle, la fille de marchands d’art, major de sa promotion à Penninghen ( NDLR : école supérieure de design, d’art graphique et d’architecture d’intérieur) est intriguée par le comportement, bizarre à ses yeux, de ce  » spécimen exotique « , ce méridional en complet décalage par rapport à son nouveau biotope.  » Nos deux bureaux étaient côte à côte, se souvient-elle. Longtemps, il ne s’est rien passé. Et puis un jour, vous ne savez pas l’expliquer mais votre regard change. Patrick m’a montré ses dessins, il s’en dégageait une telle force, un tel sentiment de liberté. Et je me suis dit : ce type a vraiment de l’or dans les mains.  »

La suite ferait pâlir d’envie le moindre scénariste de comédie romantique en mal de pitch ambitieux. Alors que Patrick Gilles prend la succession d’India Mahdavi comme responsable d’agence chez Liaigre, Dorothée Boissier intègre les bureaux de Philippe Starck en tant que chef d’équipe. Lorsqu’ils décideront en 2004 de créer leur propre studio, ils pourront compter sur le soutien de ces deux mentors. Avec le premier, le couple travaillera sur l’aménagement du Buddakan, à New York ( NDLR : où se tenait le dîner de mariage de Big et Carrie dans le film Sex & the City) ; avec le second, il imagine un nouvel écrin de cristal pour Baccarat, à Moscou. Le magna américain Ian Schrager lui confie la déco du Wakiya, le restaurant du Gramercy Park Hotel à New York. Remo Ruffini, le patron de Moncler, propose aux deux associés de relooker son réseau de boutiques et, dans la foulée, de s’attaquer à son chalet de Saint-Moritz et sa maison sur le lac de Côme. À Londres, ils peaufinent un appartement sur mesure pour le créateur de la boutique Joseph. En 2010, enfin, l’occasion leur est donnée de déployer leur talent à Paris : le café Artcurial, les restos La Villa et Mini Palais affichent la  » patte  » Gilles & Boissier. Le duo se voit décerner le titre de Créateurs de l’année 2011 par les organisateurs du salon Maison & Objet. Le buzz depuis n’a pas cessé. Conversations mêlées sur fond de success love story.

Après avoir travaillé trois années ensemble, chez Christian Liaigre, vous avez choisi de mener tout d’abord des carrières indépendantes. Qu’est-ce qui vous a décidés finalement à vous associer professionnellement ?

Patrick Gilles : nous vivions déjà ensemble et c’est devenu, progressivement, une évidence. Après sept ans passés chez Liaigre, je me suis installé à mon compte et Dorothée, tout en travaillant encore pour Starck, m’épaulait de temps à autre. Jusqu’au jour où je me suis rendu compte que je ne pouvais plus me passer d’elle pour faire vivre cette entité. J’avais besoin d’elle en tous points : physiquement, je la voulais proche de moi. Je savais aussi que la richesse de nos échanges nous permettait de proposer des réponses différentes. Le fait d’être un garçon et une fille. D’être en couple. D’avoir des enfants (lire aussi en pages 36 à 44). Nous vivons ensemble, nous travaillons ensemble, nous sommes littéralement collés ensemble et c’est ce qui nous plaît. Ce n’est pas toujours facile. Mais c’est tellement de bonheur aussi que nous réussissons sans peine à exorciser les petits côtés négatifs qui font finalement partie de la vie quotidienne de tout un chacun.

Vous arrive-t-il encore de  » décrocher  » ?

P.G. : nous ne sommes de toute façon jamais parvenus à le faire, sans doute parce que nous £uvrons dans le même secteur mais surtout parce que c’est un métier qui nous passionne. Ce n’est que du plaisir.

Dorothée Boissier : j’ai un jour entendu Raphaël Enthoven dire sur France Culture que Nietzsche avait essayé toute sa vie de mettre de la légèreté dans de la pesanteur. La légèreté, c’est le secret : ne pas se prendre au sérieux, même dans la création, mais faire sérieusement son boulot vis-à-vis du client. On ne fait que de la décoration après tout.

Vous revendiquez haut et fort d’ailleurs ce titre de décorateurs…

D.B. : complètement, nous sommes des décorateurs, même si pour beaucoup c’est encore péjoratif. Parce que c’est connoté mémère qui accroche des rideaux.

P.G. : Christian Liaigre aussi se qualifie de décorateur. Ça m’avait choqué, la première fois que je l’ai entendu se présenter comme ça. Je sortais de l’école et je me disais :  » Je n’ai pas fait six ans d’études pour être décorateur. Je suis architecte d’intérieur  » ! Avec la maturité, je comprends mieux ce qu’il sous-tendait. C’est un terme qui englobe tout.

D.B. : d’ailleurs, nous créons vraiment des décors, même lorsque nous travaillons pour des particuliers. Des décors de vie, sans théâtralité.

C’est loin d’être toujours le cas : dans certains intérieurs, on aurait presque peur d’ajouter un bibelot ou de déplacer un livre…

P.G. : il faut pouvoir vivre dans son décor sans qu’il soit pour autant défiguré. Tout doit sembler naturel, finalement, même si c’est extrêmement construit. Lorsque nous avons terminé l’aménagement de la maison de Remo Ruffini, sur le lac de Côme, il m’a dit :  » J’aime ce projet parce que je n’ai pas du tout l’impression qu’il a été conçu par un décorateur.  » Je l’ai dévisagé, sur le moment, en me demandant s’il était devenu complètement fou ! Tout était dessiné, même la moindre plinthe. Mais en même temps, nous avions réussi à nous effacer. C’était vraiment son lieu de vie à lui.

Ce serait ça, alors, le style Gilles & Boissier ?

D.B. : c’est d’abord beaucoup de franchise. Le premier rendez-vous avec nos clients est toujours un peu déroutant. Parce nous réagissons Patrick et moi de façon assez instinctive, à tout ce qu’ils nous disent. On n’est pas forcément d’accord, on se contredit même souvent…

P.G. : … ce qui les amuse et les rassure aussi immédiatement. Ils se rendent compte que oui, nous sommes vraiment deux, pas un.

D.B. : nous mettons sur la table toutes nos références. À des expos, des spectacles, des scènes de films aussi qui nous ont marqués. C’est le moment de vérité. Mais nous sommes très caméléons, finalement. Nous nous adaptons à chacun de nos clients, au pays dans lequel nous nous trouvons.

Peut-on tout intégrer, dans une déco, sans la dénaturer ? Même un horrible tableau par exemple. Vraiment moche, mais chargé d’une énorme valeur sentimentale ?

D.B. : on pourra toujours le caser sur le palier (rire). Plus sérieusement, si nous nous rendons compte que nous n’avons vraiment pas la même vision que le client, que l’on ne peut pas se rencontrer, mieux vaut ne pas s’engager.

P.G. : nous avons un jour planché sur un projet d’hôtel de luxe à Courchevel. Neuf suites, la plus petite faisait 150 m2. Du lourd. Nous sommes arrivés avec un premier projet sans avoir rencontré la cliente. Dès qu’elle est entrée dans la pièce, nous avons su tout de suite que nous n’étions pas les personnes qu’il lui fallait. Nous ne voulions pas prendre le risque de ne pas être honnêtes avec nous-mêmes.

Difficile de résister à la tentation d’opposer vos deux mentors. Starck et Liaigre, est-ce vraiment compatible ?

D.B. : d’abord, Patrick et moi, nous ne sommes ni tout Starck, ni tout Liaigre…

P.G. : … nous avons appris des deux…

D.B. : … l’humour chez Starck, même si nous en avons moins que lui dans notre travail, mais quand même, il y a toujours un petit twist dans nos projets.

P.G. : c’est sûr que chez Liaigre, il n’y a pas beaucoup d’humour. On a gardé de lui un sens des proportions impeccables, des matériaux très bien choisis, une certaine rigueur, quasi monacale.

Vous n’avez pas l’impression aussi que les gens ne veulent plus se contenter d’un seul style, ils préfèrent les mélanges, sans doute parce que ça a l’air plus  » réel « , moins figé, justement ?

P.G. : assurément. Il n’y a plus de formule magique, il faut s’adapter au désir de chacun. Le secteur de la décoration d’intérieur vit une vraie révolution depuis quelques années. Lorsque nous avons commencé à travailler il y a seize ans, il était encore réservé à une certaine élite.

D.B. : et la barrière financière ne justifiait pas à elle seule cette réticence à prendre un décorateur. C’était aussi psychologique.

On va quand même mettre des guillemets à cette démocratisation que vous avez l’air de sous-entendre…

P.G. : bien sûr, faire appel à un architecte d’intérieur, cela n’est toujours pas donné à tout le monde. Mais ce que je veux dire, c’est qu’en quelques années le nombre de magazines de décoration a quintuplé. Sans compter les émissions de télévision. Les produits Ikea qui sont d’une intelligence sans limite ont fait entrer la déco même chez ceux qui jusque-là n’en avaient pas les moyens. Tout le monde aujourd’hui se sent concerné par son intérieur.

Avez-vous déjà eu envie de vous lancer dans l’édition de meubles ?

P.G. : nous sommes en train d’y penser. Mais nous faisons du mobilier, pas du design…

D.B. : … c’est pour cela qu’il s’agira sans doute d’une micro-collection en autoédition…

P.G. : … parce que nous n’entrons pas dans les critères économiques et industriels qui sont ceux d’un éditeur.

Que vous a apporté votre soudaine notoriété parisienne ?

D.B. : nous avions déjà conçu des espaces de plusieurs milliers de mètres carrés à Shanghai ou New York, mais il a suffi qu’on aménage un café de 60 m2 à Paris (NDLR : Artcurial) pour que tout le monde parle de nous (sourire). Notre obsession n’a jamais été de travailler à Paris. Disons que la notoriété nous donne le choix. Peut-être aussi davantage de garanties sur le fait que le client adhérera pleinement à notre projet et respectera notre démarche créative.

P.G. : mais nous savons aussi que rien n’est jamais acquis, que nous pouvons toujours mieux faire. Et que le meilleur projet est sans doute pour demain.

PAR ISABELLE WILLOT

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