Derrière ses fortifications millénaires, la ville natale de Denis Diderot vient d’inaugurer sa Maison des Lumières. Cap sur l’une des plus vieilles cités de France, et un cours d’Histoire à ciel ouvert.

Pour goûter au XVIIIe siècle, on peut aller se perdre dans des lieux qui font rêver – chambres de Versailles, allées de Tourny à Bordeaux, ou domaine de Fontainebleau. On peut aussi reprendre Les Confessions de Rousseau ou Histoire de ma vie de Casanova, et toucher à la lettre de l’imagination libre ou de l’irrévérence dont les Lumières furent capables. Désormais, on peut aussi piquer sur Langres, cité fortifiée de vingt siècles d’Histoire, et berceau de Denis Diderot, à qui elle vient de consacrer, trois cents ans après sa naissance, la bien nommée Maison des Lumières – une première en France.

Langres, soit le coeur géographique de la Haute-Marne. Un département posé entre vert et bleu – ses forêts à perte de vue seulement troublées de lacs (un hectare de forêt par habitant, tout de même) -, et comme oublié aux portes de la Bourgogne et de la Champagne, deux grandiloquents voisins qui lui font la réputation dure. Classée parmi les 100 plus beaux détours de France, Langres est typiquement le genre de ville-étape consommée à la va-vite entre Dijon et Nancy. Ses murailles cachent pourtant de sérieux atouts. Cité des vertiges, acropole hautaine, elle culmine à 475 m d’altitude. Une disposition stratégique innée : dès le IIIe siècle, la ville se dote de remparts dissuasifs aux invasions, qui seront ensuite adaptés à sa croissance, puis renforcés au fil des orages de la géopolitique et des irritabilités du pouvoir. Fatalement, à force de se surprotéger en imaginant le pire, la ville ne l’a jamais connu : contrairement aux voisines Verdun ou Belfort, elle ne fut pas une seule fois attaquée. Invincible, retranchée des regards, la puissante citadelle a bien fini par se faire oublier… et s’endormir. Un trait décisif de son passé, qui continue de façonner ses contours : envol de toits dentelés sur socle massif, Langres semble suspendue entre ciel et terre comme elle l’est dans l’Histoire. Édifiant : elle compte d’ailleurs aujourd’hui à peu près le même nombre d’habitants qu’à l’époque de Denis Diderot ! Il suffit de se frotter à ses places authentiques, ses rues discrètes, ses vieux clochers et ses commerces sans âge pour ressentir la fascination troublante d’un passé proche et lointain à la fois, et d’un décor cinématographique pétrifié – celui d’un drame chabrolien autant que d’un film de cape et d’épée.

Une ville indatable ? Pas exactement. Si le temps s’y est visiblement arrêté, il n’a pas manqué d’y laisser des traces, que l’on consulte aujourd’hui comme dans un manuel d’Histoire à ciel ouvert. Pas le cliché des pierres qui parlent, mais presque : successivement oppidum gaulois, capitale gallo-romaine, cité épiscopale et place forte royale, Langres a soigneusement conservé les preuves de jadis dans sa brique. Une sorte de palimpseste géant qui a sans cesse réécrit son destin. Gallo-romaine par son arc antique et sa mosaïque de Bacchus, médiévale pour le découpage de ses parcelles et la clunisienne cathédrale Saint-Mammès, et renaissante par ses hôtels particuliers et ses tours d’artillerie (l’impressionnante Tour de Navarre date du règne de François 1er), la ville sera l’une des premières à être labellisée Ville d’art et d’Histoire en 1985. Avec 12 tours et 7 portes le long de 8 km de fortifications (Carcassone en possède à peine deux), la petite cité langroise est la plus grande enceinte fortifiée d’Europe. Moment touristique fort, la balade des remparts en donne une vertigineuse démonstration : en quelque 3,5 km de tour de ronde quasi sorcier, on enfile 2 000 ans d’Histoire. D’un coup. Presque l’air de rien.

ET LES LUMIÈRES FURENT

Mais Langres n’est pas qu’affaire de fascinantes pierres. Outre Jeanne Mance (1606-1673), première missionnaire européenne à fouler l’île du Saint-Laurent et cofondatrice de Montréal, la ville aura donc donné naissance à Denis Diderot (1713-1784), génie encyclopédiste et romancier, critique d’art et homme de sciences, philosophe et inventeur du drame bourgeois, traducteur et dramaturge. 1713-2013 : le calcul est vite fait d’un tricentenaire auquel Langres vient de faire un écho sans précédent, creusant dans la pierre (toujours) les salles d’un musée – La Maison des Lumières – qui lui est entièrement dédié.

C’est pourtant se méprendre de penser que Diderot y a toujours eu droit de cité. Certes, aujourd’hui, son patronyme orne une rue, une place, un lycée et un collège, tandis que les pharmacies, les bars et d’autres enseignes font clignoter son nom sur leur devanture. Mais les relations entre l’athée matérialiste en herbe et son berceau catholique ont longtemps été houleuses. Langres et sa foudre catholique bien-pensante, Diderot les aura d’ailleurs très peu fréquentées : tournant le dos à une carrière ecclésiastique toute tracée et, dans la foulée, aux étroites perspectives de la province, l’auteur du Neveu de Rameau quitte le nid dès ses 15 ans et gagne Paris pour y soutenir enfin ses thèses de libre-penseur. Il n’y reviendra pour ainsi dire plus, si ce n’est pour devenir, à titre posthume, un argument touristique de poids. L’Histoire aime traîner ses ironies…

Jusqu’à présent, on visitait la maison de naissance du lumineux philosophe, le collège qu’il fréquenta ou, entre les deux, son portrait statufié signé Auguste Bartholdi (sculpteur alsacien de la Statue de la Liberté), que – détail d’importance -on prit soin de placer dos à la cathédrale pour ne pas froisser l’Eglise lors de son installation en 1884. Le pèlerinage inclut donc désormais la Maison des Lumières, hôtel particulier du XVIe superbement rénové, faisant se côtoyer, sur 500 mètres carrés, objets personnels de l’encyclopédiste, peintures (l’incontournable portrait de Diderot par Van Loo), mobilier d’époque ou pièces scientifiques rares, fascinants témoins de la révolution copernicienne et de la classification des espèces en marche (planétaire de 1775, globe de 1791). Mais aussi des éditions originales des écrits de Diderot, dont une émouvante édition de L’Encyclopédie écrite avec son complice D’Alembert, soit 20 millions de mots répertoriés entre 1751 et 1772, oeuvre intellectuelle sans précédent et pièce centrale du musée.

TRUFFÉ DE SAVEURS

Autre curiosité locale ? Selon la sonde implantée par Météo France, Langres serait l’une des villes les plus froides de France (bien que plus ensoleillée que Paris). Un label peu glamour, mais qu’il faut imputer à deux atouts : l’altitude, et un  » déficit  » en pollution et gaz d’échappement… Sur le site de l’Office de Tourisme, on s’en réjouirait presque :  » Il fait froid à Langres ! C’est normal, et cela rend la vie tonique et vivifiante. Le coin de cheminée y est d’autant plus apprécié ! » Le feu de bois, mais aussi l’offre gastronomique, qui aligne quelques chaleureuses spécialités. Avec les savoir-faire ancestraux (les métiers de vannerie et de coutellerie, surtout), les produits de terroir sont l’autre fer de lance de la région. On se frotte ainsi au délicat vin de Montsaugeon et au Langres, petit fromage concave et jaune-orange dont le creux typique représente… la ville dans ses remparts. Mais aussi à la truffe. Moins célèbre que sa cousine du Périgord, celle de Haute-Marne (Tuber Uncinatum ou Truffe de Bourgogne) se taille actuellement la part du lion dans la gastronomie locale. Et pour cause : récoltée dans les sols calcaires et filtrants – sous les pins noir et silvestre, les chênes ou les tilleuls – dès septembre jusqu’aux premières gelées, elle est plus tenace et plus abordable que la périgordine (250 euros le kilo contre 600). Contrainte : ni noire ni blanche, sa robe claire (grise) tient mal la cuisson, qui ne daignera délivrer toute sa puissance aromatique – des saveurs de bois et de noisettes – que crue. Un défi que les restaurateurs de la région relèvent avec finesse et inventivité. En guise de dessert, une promenade s’impose. Au pied des remparts de la ville, la route s’ouvre au pays des quatre lacs, à une succession de forêts (celles d’Arc-en-Barrois, Châteauvillain et Auberive seront prochainement classées Parc National) et de chemins de randonnée à perte de vue, actuellement déclinés en fulgurances rougeâtres et orangées. Langres et son pays, en déclinaisons automnales.

PAR YSALINE PARISIS

C’est l’une des villes les plus froides de France. Cela rend la vie tonique et vivifiante, et le feu de bois y est roi.

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