ESSENCES de rêves

De l’odeur soufrée d’une allumette craquée à celle de la pierre mouillée, aucune senteur, aussi complexe soit-elle, ne résiste aujourd’hui au savoir-faire des chimistes de Firmenich qui ouvrent dans l’ombre des plus grands nez. Reportage au cour des laboratoires d’un faiseur de tendances.

Les odeurs sont d’extraordinaires machines à flash-back : alors que les effluves sucrés d’un gâteau à peine sorti du four convoquent sans peine des souvenirs d’enfance, le parfum ambré d’un(e) ancien(ne) amant(e) happé au détour d’un couloir de métro réveillera sans préavis des images mentales qu’on croyait oubliées. Ces émotions fortes, les docteurs en chimie de Firmenich s’ingénient à les mettre en bouteille… pour le plus grand plaisir des nez qui, à leurs côtés, créent des fragrances tantôt dispensables, tantôt inoubliables. Basée à Genève, cette entreprise familiale spécialisée à la fois dans les parfums et dans les arômes gustatifs est l’un des leaders du secteur. Forte de ses quelque 1 850 brevets déposés et de ses 2,27 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel, elle peut s’enorgueillir d’avoir à son palmarès des bombes olfactives, comme Angel de Thierry Mugler ou Acqua di Gio de Giorgio Armani, qui caracolent encore, des années après leur lancement, en tête des ventes.

 » Dans notre métier, il est assez facile de jouer sur la régression, admet Alberto Morillas, l’un des maîtres parfumeurs de la maison. Mais il est aussi très amusant de créer des odeurs qui n’existent pas. Le coquelicot, par exemple, emblème de Flower by Kenzo, ne sent rien et quand on le cueille, il perd toute sa beauté. Cette fragrance, abstraite et figurative à la fois, c’est l’évocation d’un rêve vivant, enveloppant.  » L’histoire d’une couleur, aussi, le rouge, racontée en dosant subtilement matières premières naturelles et molécules artificielles.  » Même si, au final, l’aventure débouche un jour sur une production industrielle, notre travail reste très artisanal, insiste Alberto Morillas. J’ai à ma disposition plus de 2 000 ingrédients de base, même si je ne jongle en pratique qu’avec 300 d’entre eux. Opposer le naturel à la synthèse, c’est comme exiger de choisir entre la qualité de la coupe ou celle du tissu quand on achète un vêtement. Comme dans la mode, pour faire un beau parfum, on a besoin des deux. J’ai fait l’expérience de n’utiliser que l’un ou l’autre. Et c’est un désastre. La plupart des fragrances aujourd’hui ne contiennent pas plus de 20 % de matières premières naturelles. Au-delà de ça, le jus ne tient pas, il est triste, terne, daté. Un peu comme une robe vintage : charmante sur une jeune fille, elle perdra toute sa fraîcheur sur une femme de plus de 50 ans. « 

Au fil d’une carrière jalonnée de succès – CK One de Calvin Klein, Pleasures d’Estée Lauder, Essence de Narciso Rodriguez, c’est lui… -, cet ex-étudiant des beaux-arts de Genève s’est vu proposer à de nombreuses reprises un poste de  » nez in house  » dans une grande maison de parfum. Un privilège qu’il a toujours refusé. Sans regret.  » J’aime l’idée de pouvoir offrir mes créations à toutes les marques, détaille Alberto Morillas. D’être en première ligne en matière d’innovation, aussi. Sur les 300 suggestions que nous font nos chimistes chaque année, une ou deux seront retenues. Pour mettre un nouveau produit sur le marché, qui sera protégé pendant quatre ans, parfois six, par un brevet, il faut compter au bas mot 16,5 millions d’euros d’investissement. « 

Un sacré budget à rentabiliser qui pourrait expliquer, entre autres, l’émergence de certaines lames de fond de la parfumerie, ces pépites olfactives se retrouvant simultanément dans de nombreuses fragrances imaginées par les maîtres parfumeurs de Firmenich mais aussi potentiellement dans les pyramides olfactives des nez de grandes maisons comme Dior, Chanel ou Hermès, friands de senteurs d’exception.

 » Lorsque je crée un parfum, je suis complètement libre, réfute Alberto Morillas. Je ne suis même pas obligé de me servir des produits Firmenich. Mais il va de soi que si je demande à nos chimistes de développer une note particulière, c’est pour l’utiliser, pas pour la laisser dormir sur une étagère.  » Ainsi, lorsqu’il fantasme sur un accord rose-pivoine pour structurer Flower, seul le recours à la technique dite du Nature Print lui permet de l’obtenir : la pivoine, trop fragile pour être distillée de manière traditionnelle, est mise sous cloche pendant une bonne heure. Les composés volatils qui charpentent son odeur suave, fixés sur une sorte de ruban Scotch, sont analysés et identifiés dans un chromatographe.

Une fois reconstitués en laboratoire, ces cocktails de molécules souvent complexes – dans le cas d’une rose de jardin par exemple, on peut retrouver jusqu’à 60 ingrédients – sont presque impossibles à copier, voire même à reconnaître par la concurrence.  » Dans le métier, on parle de leurres, explique Alberto Morillas. Le Z11, que nous obtenons à partir d’un bois dont nous gardons l’identité secrète, prend un mois à synthétiser. Nous les ajoutons, en quantités infimes, pour piéger les contrefacteurs, protéger nos formules et, par là même, les parfums de nos clients. « 

Une course à l’innovation qui a bien failli envoyer à plusieurs reprises notre maraudeur d’odeurs… en prison !  » Lorsque je ne suis pas au labo, j’aime parcourir le monde à la découverte de nouveaux ingrédients, sourit Alberto Morillas. Un des avantages des Nature Prints, c’est que nous laissons le site intact. Nous n’arrachons rien, nous n’emmenons rien. Mais ce n’est jamais facile d’expliquer à la police locale, surtout en Chine, ce que nous fabriquons avec ces étranges ballons de verre. « 

Loin de se ranger dans le camp des nostalgiques de la parfumerie d’autrefois, ce grand impatient se réjouit d’avoir à sa disposition une palette bien plus large que celle de ses prédécesseurs.  » Lorsqu’un client vient nous voir avec un briefing, c’est à nous d’être précurseurs, pas à lui, insiste Alberto Morillas. À nous aussi d’oser proposer quelque chose en marge du marché. Après, toutes les belles idées ne deviennent pas des parfums, pas tout de suite en tout cas. On peut aimer la note mais la formule est trop chère ou trop instable. Heureusement, nos chimistes continuent à chercher. En ce moment, j’ai envie d’odeurs de résines, de bois pyrogéné, de suie dans la cheminée, quelque chose qui rappellerait ce que l’on appelait autrefois le Cuir de Russie. « 

Cette audace revendiquée, Alberto Morillas ne craint pas d’en faire preuve, même sur ses propres succès : au contraire, il aime les revisiter, en bousculer l’équilibre, s’en écarter juste ce qu’il faut, le temps d’une eau d’été ou d’une édition limitée. Pourtant, lorsqu’il s’est agi de lancer Flower Tag, version junior et fruitée de l’original, c’est au spécialiste du genre, lui aussi maître parfumeur chez Firmenich, que la tâche a été confiée.  » Je ne suis pas parti de la formule, rappelle Olivier Cresp. C’est d’abord un parfum Kenzo, rattaché par une petite passerelle de muscs, de poivre et de pivoine au Flower original.  » Un jus très Cresp surtout, d’une gourmandise débordante tant dans sa version eau de toilette – cassis, rhubarbe et mandarine – qu’eau de parfum – praline et patchouli. Des accords dont ce champion de la gagne ne se lasse pas depuis le succès d’Angel, il y a vingt ans déjà.  » On vient me chercher pour ça « , reconnaît-il. Un tour de main qui doit beaucoup aux apprentis sorciers des labos qui chaque jour développent pour lui de nouvelles friandises. Comme le patchoulol – dérivé synthétique du patchouli – ou le cachalox – cousin chimique de l’essence de cèdre mais 1 000 fois plus coûteux que celle-ci.  » Quand je tombe amoureux d’un produit, j’ai envie d’en mettre partout « , conclut-il. Un coup de foudre économiquement raisonné qui calibrera, en gros tonnages, les grands classiques de demain.

PAR ISABELLE WILLOT

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