Et si nous entrions dans l’hiver en maillot?
Les rues sont pavées d’humeurs, de rencontres, de silences ou d’aveux. Lisette Lombé s’y abandonne et s’y émerveille, humant l’air du temps de sa prose nomade.
Je suis allée marcher une heure ce matin. En plein cœur de Bruxelles. Capitale encore endormie. Impression que les fêtes de fin d’année sont pour demain mais nous sommes toujours en novembre. Je m’installe devant mon ordinateur avec, encore dans les oreilles, la rumeur de la ville et, encore dans les rétines, l’image de cette personne couchée à même le sol, sous une couverture orange et bleu, crasseuse.
Pour cette dernière chronique de 2022, je ne cherche aucun fil conducteur, je laisse remonter ce qui doit remonter. Les premiers mots qui me viennent à l’esprit sont ceux d’une éditrice qui m’expliquait, il y a plusieurs semaines de cela, avoir besoin d’être prise par la main, en tant que lectrice, pour pouvoir plonger dans un roman. Sa remarque m’avait désarçonnée car, en réalité, c’était une critique de mon écriture qui ne disait pas vraiment son nom. Il faut toujours un peu de temps pour comprendre que tout ce qui nous désarçonne nous fait aussi mûrir.
Je peux aujourd’hui faire miens les mots de cette femme, vous tendre la main et, si vous acceptez cette invitation, vous emmener à Beyrouth, où j’ai passé quelques jours à la fin du mois d’octobre. J’y étais invitée dans le cadre d’un festival de littérature, avec une petite délégation belge. J’écris d’ailleurs ces quelques lignes en résidence d’écriture, au cœur des bâtiments de l’institution grâce à laquelle j’ai pu être de ce voyage et de cette aventure libanaise, bien au chaud, bien au calme, comme un oiseau urbain recroquevillé dans un nid douillet.
Moment privilégié. Hier, nous avons soupé avec l’écrivaine Léonora Miano, avant sa rencontre en librairie. Moment suspendu. Une chambre à soi. On oublie souvent la deuxième partie du souhait de Virginia Woolf. Une chambre à soi et une rente. Ma sœur, Julie Lombé, qui est également autrice, me le rappelle chaque fois que la citation est reprise de manière tronquée. Bulle. Calme. Pas besoin d’aller bien loin. Juste être invitée hors de son quotidien. Tri des notes éparses, prises durant une année échevelée, entre scènes et ateliers.
Je peux prendre mon temps. Eloigner cette peur que tout s’arrête du jour au lendemain, l’inspiration, les bons vents, le métier. Faire confiance à l’intuition, à la gentillesse, à la force de travail. Rêve d’enfant qui se réalise. Devenir écrivaine. Savourer chaque seconde ici car la vie de mère empêche encore de s’évader, seule, plusieurs semaines ou mois d’affilée. Sourire à toutes ces feuilles annotées, à tous ces griffonnements, débuts de textes, bouts de poèmes, à toute cette matière qui crépite sur le tapis de ma chambre. Sans devoir ranger, sans devoir passer l’aspirateur. Sans devoir, aucun.
Beyrouth, donc. Marcher dans une ville où l’on ne fait que passer, c’est comme caresser la doublure chic d’un manteau qui a vécu. Ça sent le neuf, la reconstruction après les terribles explosions de 2020, la soif d’aller de l’avant. Les façades sans portes ni fenêtres, les toits éventrés, les chancres sont les témoins muets de la catastrophe. Des sentinelles dans un paysage qui se lisse et s’étire vers le ciel. Impression d’être au carrefour de cultures, de civilisations, de sentir le présent et la liberté qui défient le passé et le musellement. Contrastes vertigineux.
Je longe la mer. La beauté des flots me fait oublier le contexte politique très tendu, l’explosion des prix de l’énergie, la dévaluation de la monnaie, le quotidien étouffant de la population. Je sens une pointe de culpabilité à rechercher un peu de calme après un été éprouvant. Pourtant, j’ai besoin de la force de cette eau pour accompagner la mue la plus importante de ma vie de femme.
Alors que le feu a été mon élément moteur, feu du burn-out puis feux de la rampe et de la reconstruction, voilà que l’appel du liquide qui enveloppe, nettoie, calme, berce se fait jour. Le confinement est passé par là. Nous ne sommes plus les mêmes personnes. Au seuil de 2023, je nous souhaite d’accepter la vulnérabilité comme point de départ d’une nouvelle définition du respect. Respect de soi. Respect des autres. Amitiés au long court. Plongeons main dans la main. Idéaux mouillés. Grelottements. Enfance de la tendresse. Réapprendre.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici