ET TOUS POUR L’ART ?

Le marché de l’art contemporain est en pleine mutation. Tandis que les ventes d’oeuvres connues battent des records, nombre d’initiatives entendent rendre la production artistique accessible à tous. Les experts dressent le tableau.

Novembre 2013. Adjugé pour la bagatelle de 105,9 millions d’euros, le triptyque Trois études de Lucian Freud de Francis Bacon devient l’oeuvre d’art la plus chère du monde. Lors de la même vente chez Christie’s, une version orange du Balloon Dog de Jeff Koons s’envole pour 43,4 millions, alors que le lendemain, chez le rival Sotheby’s, l’imposante sérigraphie Silver Car Crash (Double Disaster) d’Andy Warhol atteint la somme faramineuse de 78 millions d’euros. Et en ce début 2014, le site de référence Artprice annonçait que le marché de l’art contemporain (à savoir celui des oeuvres datant d’après 1945) avait franchi le seuil du milliard d’euros en douze mois de vente aux enchères.

On aurait pourtant tort de se fier uniquement à ces adjudications stratosphériques, qui ne représentent qu’un faible pourcentage au niveau mondial. Fort de sa longue expérience, Wilfrid Vacher, directeur de la maison de vente aux enchères Cornette de Saint Cyr à Bruxelles, tient à relativiser :  » La crise a bel et bien touché les maisons de ventes, qui peuvent enregistrer des sommes record mais voir péricliter leur chiffre d’affaires. Même de véritables stars de l’art voient certaines de leurs créations s’abîmer sous la barre du million. En ce qui nous concerne, un an après notre installation à Bruxelles, ça se passe très bien. Notre principal problème réside curieusement dans le fait de dénicher des pièces plutôt que de trouver des acheteurs.  » Et contrairement aux idées reçues, une copieuse fortune n’est pas indispensable pour participer aux ventes.  » Nos lots vont de 300 à 300 000 euros. Tous nos acheteurs n’ont pas forcément des moyens immenses, le brassage de population est plus important qu’auparavant. Le public vient plus nombreux.  »

Une affirmation qui se vérifie aussi par le succès de récentes expositions. Life, Death and Beauty de Warhol au BAM (musée des beaux-arts de Mons) a fait du bruit, attirant quelque 84 000 visiteurs du 5 octobre au 19 janvier derniers. Fermée le même jour, l’Hommage à Vasarely a totalisé 25 000 entrées à Bruxelles, et si l’on ne dispose pas encore des chiffres de l’exposition consacrée à l’ultracoté Jean-Michel Basquiat chez Artcurial, du 22 janvier au 13 février derniers, on nous confirme déjà que le succès fut au rendez-vous. A l’ère du Net et de la mondialisation, l’art s’insinue partout, donc parfois aussi où ne l’attend pas. Les médias parlent des ventes record et attirent l’attention sur les grandes expos, aiguisant la curiosité d’un public qui voit se multiplier sources d’information, ouvertures de galeries et initiatives diverses. Quant à l’art contemporain comme valeur-refuge,  » ce n’est pas un réflexe « , insiste Wilfrid Vacher. Et pour cause, la bulle spéculative a éclaté. Une étude de l’université de Tilburg, portant sur 10 000 oeuvres et étalée sur cinquante ans, indique une progression moyenne de leur valeur d’à peine 4 %. Pas de quoi flamber ! La bonne nouvelle, c’est que le plaisir mène désormais la danse :  » Les gens cherchent un coup de coeur, quelque chose qui va leur plaire, leur parler. On observe clairement un nouvel engouement, aussi bien pour les tableaux que le design ou la photo.  »

Elégante et abordable, la photo constitue effectivement une belle porte d’entrée vers le marché de l’art. Et si une enseigne a fait couler de l’encre depuis sa création en France en 2005, c’est l’autoproclamé  » premier label de photographie « , YellowKorner. Apparu dans un recoin des magasins Fnac, il s’est développé dans une vingtaine de pays et sur le Net. Objectif pour 2018 : un réseau de 500 galeries. Lancé à Berlin un an avant YellowKorner, Lumas se positionne, quant à lui, entre la photo d’art onéreuse et ultralimitée et les reproductions tirées par milliers,  » sans valeur ni signification individuelle « . Installé un peu partout en Europe et à New York, il a ouvert sa première succursale belge cet hiver et se félicite des réactions enthousiastes du public.  » A de très rares exceptions près, nos tirages comptent de 75 à 150 exemplaires, numérotés et signés, pour des prix allant de 120 à 800 euros, explique sa porte-parole Marieke Goethe. L’illimité n’est pas notre politique, on se considère comme une galerie à part entière. Nos lieux de ventes ont leur identité et les plus récents, notamment celui de Bruxelles, sont pensés pour recevoir les visiteurs comme dans la maison d’un collectionneur, où l’on accueille aussi des événements artistiques et des rencontres.  » Au-delà de la photo, les galeries et lieux de vente se présentent de façon toujours plus variée pour répondre à la demande croissante.

A Charleroi, l’ouverture de l’espace artistique d’Intérieur Privé a suivi celle du concept store initial, six mois plus tôt en face du musée de la Photographie. Inaugurée il y a peu à Bruxelles, la galerie ASFAP (As Far As Possible) se conçoit comme un atelier-résidence que l’artiste s’approprie pour développer des projets dans un contexte global, un principe de création in situ qui favorise le dialogue et réduit les intermédiaires. A quelques kilomètres de là, Alexis Rastel, jeune architecte français, a installé sa galerie Archiraar au pied d’une tour en béton assez éloignée des canons cossus du Sablon. Un espace neutre et aux dimensions cubiques, d’où l’art s’échappe parfois pour déborder sur le quartier, aménagé pour encourager une émulation entre l’architecture et l’art… ainsi qu’entre les artistes et la population variée de ce quartier d’Ixelles, qui se surprend à rencontrer de l’art contemporain à son rez-de-chaussée.  » En vitrine, une partie de l’exposition est offerte aux passants, et on entend souvent des gens nous dire qu’ils n’avaient jamais osé franchir le seuil d’une galerie, raconte Alexis Rastel. L’espace Archiraar ne se veut pas confidentiel, au contraire, et nos choix reposent sur la qualité des projets et des rencontres que l’on fait, sans restriction à un médium artistique particulier, avec des talents émergents et confirmés. Une collaboration directe avec les artistes qui nous permet de proposer des oeuvres inédites et variées, à des prix raisonnables, à savoir quelques centaines d’euros…  »

CRAQUER PLUTÔT QU’INVESTIR

Le prix s’érige encore et toujours comme le premier obstacle entre l’art et l’amateur. C’est donc assez logiquement que l’accessibilité est devenue le cheval de bataille de l’Affordable Art Fair (et de sa fausse jumelle, l’Accessible Art Fair d’octobre), et dans un autre genre, de l’Art Truc Troc de Woluwe, où l’on troque des oeuvres d’art contre un  » objet, service, matériau, voyage ou toute autre proposition issue de son imagination « . Deux méthodes, déployées le même week-end de février à Bruxelles, pour un objectif semblable : amener les gens vers l’art et leur permettre de faire une acquisition, dans une ambiance qui tranche avec celle, plus guindée, des vernissages huppés. L’Affordable Art Fair réunit 90 galeries et détermine une fourchette de prix, de 500 à 5 000 euros. Depuis la création de son édition belge, l’événement n’a cessé de progresser tant au niveau de la fréquentation qu’en termes de ventes. L’édition 2014 affiche un augmentation des achats d’environ 10 % par rapport à l’an dernier, pour un montant total tournant autour de 2,8 millions d’euros. Et ce sans compter les retombées ultérieures, car nombreuses sont les ventes signées dans la foulée.

Directrice de la foire, Julie Constant, ne cache pas sa satisfaction :  » Un quart des 14 000 visiteurs repart avec une oeuvre, c’est considérable. Aujourd’hui, les acheteurs arrivent préparés, avec en poche un budget précis et parfois les mesures de leur salon.  » Soit une moyenne de 800 euros par pièce, tout de même.  » Notre public a certains moyens financiers, mais une somme dérisoire sur le marché de l’art constituera une dépense importante pour un jeune couple. Le concept s’adresse à ceux qui souhaitent acquérir une première oeuvre, sans avoir l’habitude des galeries. L’idée est de casser les codes élitistes et de démontrer que l’on peut acheter de l’art sans nécessairement s’y connaître. Nos visiteurs ont envie de craquer plutôt que d’investir.  » Conviviale et familiale, l’Affordable Art Fair a tout prévu pour faciliter les acquisitions : horaires, service d’emballage et même une garderie gratuite, où les enfants sont familiarisés à l’art contemporain.  » On a aussi des ateliers pour adultes, où on apprend ce que sont une sérigraphie, une gravure, une édition limitée. Le public a toutes les cartes en main pour passer un bon moment mais aussi repartir avec une oeuvre.  »

Une dimension éducative fondamentale, que l’on retrouve chez l’un des soutiens de la foire, la Maison Cornette de Saint Cyr, qui elle aussi dépasse sa vocation commerciale pour organiser expositions et rencontres.  » Il ne s’agit pas que de vente, rappelle Wilfrid Vacher, il y a une vie autour de l’art, et des artistes fantastiques à découvrir… Nous soutenons l’Affordable Art Fair parce qu’elle participe à la même dynamique. Toutes les initiatives sont bonnes pour amener les gens vers l’art.  » Julie Constant se rappelle pourtant des débuts difficiles et la remise en cause de la qualité de son offre par les grandes galeries.  » Il a fallu se battre pour prouver qu’on ne vendait pas de l’art au rabais mais de bonnes affaires. Nous ne présentons que des oeuvres originales, ensuite cela devient une question de goût. Mais ce n’est pas tous les jours qu’un artiste belge de 22 ans est exposé à côté d’une sérigraphie de Damien Hirst.  »

QUELLE QUALITÉ?

A la tête d’un bureau d’expertise indépendant, Henry Bounameaux tempère tout de même ce bel enthousiasme.  » Il est difficile de parler dans l’absolu, mais je ne suis pas convaincu par le principe du plafonnement à un montant choisi subjectivement, comme les 5000 euros. Il ne faut pas se focaliser sur le prix, seule la qualité doit prévaloir. Une oeuvre d’art de qualité à 500 euros, ça n’existe pas. Cela demande énormément de temps et de moyens, sans compter le travail de la galerie. L’art contemporain est devenu l’un des segments les plus chers de la discipline, mais il faut savoir de quel marché on parle. Il est impossible de comparer le niveau local de l’international, dont les prix sont beaucoup plus élevés. Dès lors, mieux vaut acquérir un bon dessin qu’une mauvaise toile, consacrer son budget à quelque chose de moins ostentatoire mais d’intrinsèquement meilleur. L’art contemporain est dans l’air du temps alors qu’il y a quarante ans, il n’intéressait pas grand monde, les galeries dignes de ce nom se comptaient sur les doigts d’une ou deux mains. A l’époque, les professions libérales pouvaient collectionner de l’art international « , ce qui n’est malheureusement plus possible aujourd’hui. Mais les différentes initiatives précitées ne prouvent-elles pas qu’une alternative accessible et démocratique est en train d’émerger ?  » Accessible, ça dépend pour qui, modère Henry Bounameaux. L’art contemporain ne l’a jamais vraiment été vis-à-vis du salaire moyen. Cela dépend des revenus et puis surtout de quoi on parle, difficile de mettre en balance le dessin d’un jeune artiste et une oeuvre significative au niveau international. Le principal, c’est d’éviter de servir du second choix à ceux qui n’ont pas les moyens d’investir dans de la qualité. Mais s’il n’est pas toujours accessible au point de vue économique ou intellectuel, l’art contemporain est à la base très démocratique. N’importe qui peut entrer gratuitement dans une galerie, le grand public y est bienvenu.  » Quant à entamer une collection, c’est une tout autre question…

PAR MATHIEU NGUYEN

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content