L’Aranui assure depuis trente ans le ravitaillement de ces îles de Polynésie française. Outre les vivres, le courrier et le matériel, le bateau embarque aussi quelques privilégiés. Parmi ceux-ci, Le Vif Weekend…

Situées à 1 500 kilomètres au nord de Tahiti, les Marquises sont formées de douze étoiles microscopiques, comme hors du temps. Baptisé ainsi en souvenir d’un marquis espagnol débarqué en 1595, cet archipel isolé, peint par Gauguin et chanté par Brel, a d’abord été appelé par les Polynésiens Te Henua Enana, c’est-à-dire  » Terre des Hommes « . Notre rencontre commence sur un dock. Papeete, quai de Motu Uta, 9 h 30. L’heure de se couper du monde, pour quatorze jours aux abonnés absents… Pour bien accueillir ces croisiéristes prêts à embarquer pour  » le voyage d’une vie « , l’Aranui roule à fond des mécaniques. Ballet de grues, chargement des derniers cartons, danses de bienvenue. Le cargo, qui assure le ravitaillement toutes les trois semaines, cordon ombilical pour les îliens, est une légende. Son histoire débute en 1981 lorsque le concept de cargo mixte apparaît sous ces latitudes : mélanger tourisme et fret, allier l’utile à l’agréable. C’était parti pour trois décennies de traversées au long cours à bord de ce  » love boat  » version tiaré et ukulélé. A notre tour d’embarquer, on doit l’avouer, d’un pas hésitant : trois jours de pleine mer se profilent avant de revoir la terre. Réapprendre la lenteur, avancer en rythme avec le vent, les vagues, les nuages. Lâcher prise.  » La plus belle des croisières est certainement celle qui vous dépayse le plus « , a dit l’écrivain Blaise Cendrars, un grand habitué du transport en cargo. Entre ces dépaysés, le tutoiement s’installe vite, et entre marins de coeur, on partage déjà ses nouveaux repères lors de longs dîners bien arrosés. La solitude n’est pas longtemps de mise aux Marquises…

Escale technique à mi-parcours aux Tuamotu, le temps de goûter un court instant au paradis blanc-bleu. L’équipée repart, l’Europe s’absente des conversations. Une vieille Allemande raconte que son toutou resté au pays a entamé une grève de la faim. Réveil nocturne, le temps d’apercevoir à travers le hublot l’écume fluorescente dans la nuit noire de l’océan. Animé d’un mouvement de balancier rassurant, l’Aranui trace la route, et berce. Enfin, dans la lumière matinale, l’aventure prend forme. Voici notre archipel de basalte jaillissant de 4 000 mètres de fond avec sa collection d’îles volcaniques aux noms mélodieux : Nuku Hiva, la première ; puis Ua Pou demain ; ensuite, Hiva Oa, Tahuata, Ua Huaka, Fatu Hiva. La cartographie officielle a conservé ces belles sonorités maories issues d’une culture orale que les missionnaires français s’attachèrent à faire disparaître au XIXe siècle, en interdisant chants, tatouages, danses. Quatre dauphins escortent le lourd cargo vers la baie de Taiohae, la capitale. Accostage impeccable du minuscule quai. Déchargement de quelques containers sous le regard des Marquisiens venus au rendez-vous :  » Ils attendent le petit colis.  » Plus tard, on verra aussi sortir des entrailles du cargo une voiture, un horsbord et même une vache et son petit. Sur la terre ferme, les premiers pas sous la pluie s’accompagnent d’une vision presque apocalyptique : les passagers – une centaine – ont enfilé le même K-way aux couleurs d’Aranui… Une armée de petits hommes verts se déverse. Ce sera heureusement l’une des rares ondées du séjour.

TRADITIONS ET COUTUMES

Si les catholiques pensaient à se rapprocher de la côte pour dresser leurs clochers, point de vue calculateur de celui qui veut rassembler au-delà des clans et des vallées, le Marquisien, lui, s’établissait dans les montagnes. Visite en pleine jungle du site archéologique de Temehea. Le paepae est une plate-forme placée par les ancêtres sur un point tellurique où se faisaient sacrifices et offrandes. De la mer à la terre, de la terre au ciel et du ciel vers la mer, la mythologie marquisienne, qui influença toutes les civilisations du Pacifique Sud, donnait à chaque chose, et en particulier aux âmes des guerriers, une portée divine. Les guerres permanentes qui se déplaçaient, à grand renfort de chants, d’une vallée à l’autre, s’arrêtaient à la première goutte de sang versée. L’introduction des armes à feu par les baleiniers occidentaux mit un terme à ce pacte. Epidémies et alcoolisme provoquèrent la suite : 80 000 Marquisiens sont recensés au début du XIXe siècle, seulement 2 200 en 1925. Aujourd’hui, l’archipel compte 9 000 âmes. Et, à nouveau, les jeunes dansent et se couvrent de tatouages…

A Ua Pou, l' » île des chants « , on apprend la valeur de la danse du cochon, la seule à avoir résisté aux invasions et à s’être transmise de génération en génération. A Hiva Oa, l' » île des artistes « , on s’incline devant les tombes de Paul Gauguin,  » le coquin « , et de Jacques Brel. On croise aussi, au cours d’une longue marche, toute une famille de chevaux sauvages, au repos dans les sous-bois. Le meilleur ami de l’homme, paisible et digne, ne détale guère comme nos sangliers de forêt. On a la faune qu’on mérite. A bord, l’ambiance s’est installée et les langues se délient. Les marins font gentiment du gringue aux passagères voyageant seules. On repère dans l’équipage le  » clan des manilles « , reconnaissables à leurs grosses pinces de bateau vissées aux oreilles. L’un des équipiers raconte son expérience du motoro, une coutume amoureuse polynésienne au départ inventée pour que les ados se retrouvent à l’abri des regards, qui consiste à s’introduire la nuit chez celui qui vous plaît. Sursaut, émotions, mais honneur sain et sauf. L’Aranui poursuit son chemin, et nous, notre découverte.

LE MOT « AU REVOIR » N’EXISTE PAS

Au septième jour, Fatu Hiva, la plus éloignée, se montre enfin. Les marins originaires d’ici retrouvent leurs femmes, et les femmes d’équipage, leurs enfants. Départ pour 17 kilomètres de trek. C’est loin des quais, des quelques plages et de la mer, considérée comme purificatrice mais hostile, que les Marquises exposent leur âme. La nature, ici sauvée de la main de l’homme, est d’une beauté biblique. Par une piste de terre couleur ocre avançant telle une saignée dans le paysage, nous finirons par arriver en surplomb de la mer. De l’air, de la terre, de l’eau, les éléments dansent sous nos yeux et se hiérarchisent pour former un tableau parfait. Puis c’est l’heure du retour. Deuxième passage à la capitale pour dire adieu à la Terre des Hommes. Montée à bord pour le trajet vers Tahiti, où elle exposera ses créations, une artiste marquisienne nous racontera que le mot  » au revoir « , chez elle, n’existe pas. On a envie d’y croire.

PAR CHARLOTTE SIMON

À peine 9 000 âmes peuplent 14 îles.

La nature, sauvée de la main de l’homme, est d’une beauté biblique.

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