Felipe Oliveira Baptista partage son énergie entre Lacoste, dont il est directeur artistique, et sa propre griffe. Alors que la marque au crocodile fête ses 80 ans, rencontre avec un esthète, qui prête aussi son regard, cette semaine, à notre production de mode.

Il aurait pu devenir architecte mais  » l’angoisse de passer six ans à construire un immeuble  » a eu raison de son enthousiasme. Il en a gardé un appétit pour la période moderniste et le sens des perspectives, le goût des lignes pures.  » Je ne connaissais rien à la mode quand, étudiant en graphisme et moulage 3D, j’ai ouvert un jour un livre de Balenciaga. Ses robes-sculptures hors du temps m’ont stupéfait.  » La mode ne le lâchera plus.

Vous avez présidé le mois dernier le jury mode du festival d’Hyères. Vous-même y aviez remporté le grand prix en 2002. Quel souvenir gardez-vous de ce sacre ?

L’un des plus beaux de ma carrière. J’ai perçu ce grand prix comme un aval du milieu, un encouragement à me lancer. Hyères présente un cadre très spécial : la qualité des gens qu’on y croise est exceptionnelle. Avec Séverine, mon épouse et cofondatrice de notre griffe, on avait vendu notre Honda Civic pour acheter des tissus pour la collection du fes-tival : elle était très noire, minimaliste (une veste à queue-de-pie, une robe à volants, on avait imaginé des personnages buvant de l’absinthe…), quand les autres candidats présentaient des vêtements voyants, voire criards. On s’est dit qu’on était à côté de la plaque. Et puis on a gagné ! Sarah, de la boutique Colette, à Paris, nous a consacré une vitrine et a acheté toute la collection. Du jour au lendemain, je suis passé du statut de jeune créateur frappant aux portes, à celui de styliste qui pouvait être sollicité. C’est la magie d’Hyères, sans parler du cadre de la villa Noailles, des ombres de Man Ray ou Cocteau qui planent sur ce château moderniste pour lequel Marie-Laure de Noailles avait sollicité l’architecte Robert Mallet-Stevens, en 1923. Cette mythologie est entretenue aujourd’hui par Jean-Pierre Blanc et son équipe.

Comment y aviez-vous été reçu en tant que  » jeune créateur  » ? Et quelle évolution percevez-vous en dix ans ?

Justement pas comme  » jeune créateur  » ; mais avec beaucoup de respect pour le gamin que j’étais ! Cette année, c’était à mon tour d’être dans la position de juger les jeunes pousses comme président du jury. Nous y avons couronné la Finlandaise Satu Maaranen (voir aussi le palmarès sur www.levifweekend.be). Que cherchait-on ? Un point de vue personnel, original, livré dans des vêtements et une note d’intention très aboutie. Sur les 300 dossiers qu’on avait reçus au départ, beaucoup de jeunes gens paraissaient fascinés par les paillettes : ils rêvent de dessiner pour Lady Gaga. Et pensent souvent que les marques sont plus puissantes que les créateurs. Il nous a donc fallu creuser pour dénicher des individualités. A mon époque, le lauréat partait avec une bouteille de champagne et un contrat d’agence de presse de six mois. Désormais, le prix est richement doté. Mais il est toujours aussi difficile d’être innovant.

Les exigences du milieu de la mode ont évolué…

Oui. Aujourd’hui, on demande à un jeune talent d’être créatif, bien sûr, mais d’être également bon dans l’exécution, brillant communicant, super-directeur artistique… Les exigences sont vertigineuses. Et monter une entreprise est très anxiogène. Sans mon épouse, je n’aurais jamais eu le courage de le faire. Nous travaillons en véritable binôme. Nous sommes d’un grand soutien mutuel. J’ai longtemps essayé les vêtements sur elle. Mais je n’aime pas l’idée de  » muse « . Séverine est beaucoup plus que cela ! Sans parler du côté vraiment old fashioned du mot.

Quel serait votre conseil aux jeunes stylistes ?

Restez fidèle à ce que vous êtes. Croyez en vous afin de faire le tri parmi les conseils que vous recevrez (même de la part de gens très haut placés) et ne les prenez jamais pour des dogmes. Travaillez énormément. Une telle détermination n’est réaliste que si vous êtes animé par une véritable passion. Je crois, cela dit, que la vision sur la création évolue. Il y a dix ans, les jeunes ne rêvaient que de LVMH. Aujourd’hui, le  » small is beautiful  » revient en grâce, le goût des petites marques et des chemins de traverse.

Vous êtes souvent dépeint comme un styliste de l’androgynie. Qu’en pensez-vous ?

Je préfère échapper à ce genre d’étiquette. Il est vrai, toutefois, que je pique volontiers des éléments du vestiaire masculin pour les donner à la femme. Je privilégie l’image d’une femme forte et assumée, en tailleur-pantalon et épaules hyperboliques. Mais j’attache une grande importance à ce que les hanches soient très perceptibles, dessinées. J’aime les jeux de chaud/froid, nature/techno, austérité/sensualité… Mes coupes sont nettes mais n’empêchent pas le trouble. Le corps est toujours très présent. C’est ce que j’insuffle chez Lacoste aussi depuis presque trois ans : une fille forte, pure, mais racée et très sensuelle.

Vos collections font souvent appel à des matériaux innovants…

Oui, c’est une part importante de mon travail. Pour mon dernier défilé propre par exemple (automne-hiver 13-14), j’ai utilisé une technique de double tissage, Lurex et organza, sur de la laine, qui présente un tel volume en 3D que la robe est presque dictée par le tissu ! C’est la matière qui parle. Le résultat, ondoyant, comme si les imprimés sortaient de la robe, me fait penser à des hologrammes. Chez Lacoste aussi, je travaille beaucoup sur les matières. J’ai ainsi voulu donner un nouveau langage au petit piqué de coton, grâce à un système de contre-collage avec du cuir, offrant une souplesse proche du Néoprène.

Lacoste a 80 ans cette année. Comment vous situez-vous par rapport au patrimoine de la maison ?

Dans l’absolu, ça m’intéresse de consulter le passé pour comprendre le patrimoine. J’adore l’histoire, et c’est le même processus que lorsque je mène mes recherches en amont d’une collection. Mais regarder systématiquement dans le rétro pour travailler est un gimmick absurde. Tous ces défilés  » cartes postales  » (la nostalgie des années 30, 40, 70…) que l’on voit ces derniers temps provoquent chez moi une réaction épidermique. De la même façon qu’il ne peut plus y avoir une pub de parfum français qui ne montre pas la tour Eiffel… Ce sont là des schémas marketing très stériles. Chez Lacoste, mon seul intérêt, c’est d’aller de l’avant – même s’il y a des racines ! Bien sûr, la marque a un cadre assez défini : c’est une griffe française, chic, démocratique, facile à vivre. Je dois me fondre dans ce décor. Le jeu est plus contraint – et donc parfois plus aisé – que dans ma propre griffe, où j’attends davantage d’inattendu, de perturbations. Pour Lacoste, ma préoccupation est d’écrire une page de son histoire qui soit pertinente aujourd’hui. Il y a eu Guy Paulin, Christophe Lemaire, moi… Je veux projeter la griffe dans l’avenir. Elle doit rester effortless, nonchalante. Le contraire d’une marque statutaire.

En quoi votre travail chez Lacoste nourrit-il votre création dans votre propre griffe ?

J’ai moins de temps, je dois donc être plus concentré, plus intuitif. D’ailleurs, souvent, les premières intuitions sont les bonnes. La créativité est un muscle : mieux vaut être en permanence sur la brèche. Pour le reste, chez Lacoste comme dans ma griffe, je fuis les notions de bon et mauvais goût, de convenu ou pas… Je ne suis pas punk, mais j’opte pour la nuance, la surprise voire la provocation. Je ne suis pas de ces designers qui passent leur vie à dessiner la même robe, à la perfectionner.

Vous êtes nourri de références urbaines, ce dont attestent vos bandes-son mêlant crunk, hip-hop, sons brésiliens…

Oui, la culture hip-hop me nourrit depuis toujours. C’est la musique que j’écoute principalement, avec l’électro (Talib Kweli en ce moment, entre autres). J’ai lu récemment Can’t Stop Won’t Stop de Jeff Chang (éditions Allia, 2006), qui raconte le contexte social de l’émergence du rap et du graff, et le fait que le mouvement hip-hop, né dans la rue, a remplacé pour une grande part les guerres de gangs. L’appartenance presque tribale se manifeste par le graffiti, une forme de marquage de territoire : c’est passionnant. Dans ma collection actuelle, j’ai repris un motif camouflage des années 30 que j’ai remixé comme un graff. Chez Lacoste aussi, les cultures urbaines m’inspirent car c’est une griffe qui a un lien très fort avec la rue. Je le rappelle avec les bananes incrustées sur des vestes pour le défilé printemps-été 2013. De façon plus générale, je suis perméable à toutes les cultures. J’ai habité cinq pays différents (né à Lisbonne, j’ai étudié à Londres, travaillé en Italie, en Inde, en Chine, au Japon…) et je sais qu’il n’y a pas un monde mieux que l’autre… C’est notre plus grande richesse collective que d’en avoir conscience. Quand je croise des gens hautains qui pensent que Paris est le meilleur spot au monde, je ne peux que sourire et les plaindre…

F.O.B. exposera au musée du design et de la mode de Lisbonne, de septembre à janvier prochains. Ce parcours est présenté en avant-première à Hyères, jusqu’au 26 mai. www.mude.pt et www.villanoailles-hyeres.com

Par Katell Pouliquen

 » On avait vendu notre Honda Civic pour acheter des tissus.  »

 » Regarder dans le rétro pour travailler est un gimmick absurde.  »

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