Ville sainte pour les Juifs, les musulmans et les chrétiens, Jérusalem n’entretient pas qu’un rapport fusionnel avec le passé. Architecture audacieuse, adresses branchées et nouveaux tracés urbains la propulsent au devant de la scène contemporaine.

Elle n’a pas vue sur mer, et pourtant : Jérusalem est bien une ville méditerranéenne.  » Ça sent sabbat ! « , s’exclame avec emphase Yaara en humant l’air saturé d’effluves de kube, une recette à base de viande hachée, de pignons et d’oignons revenus à l’huile. Tous les vendredis à l’approche du septième jour – celui qui célèbre le repos dans le calendrier juif – les casseroles trahissent dans les rues de Jérusalem les préparatifs d’un copieux repas de famille. La jeune femme est la gérante de Ta’amon, un petit restaurant sur King George Street, fondé avant-guerre par son grand-père.  » C’est ici que Ben Gourion venait prendre son café quand il sortait de la Knesset « , dit-elle fièrement en pointant l’ancien siège du Parlement israélien situé sur le trottoir d’en face. Si le bâtiment en pierre de taille est resté en l’état, on n’est pas sûr que le premier Premier ministre israélien reconnaîtrait les abords.

À deux pas de là, Nahlaot était, il y a quelques années encore, un quartier populaire laissé à l’abandon. Ses petites maisons en pierre calcaire édifiées à la fin du XIXe siècle sont aujourd’hui restaurées à tour de bras et vendues à prix d’or. Les étroites ruelles qui les abritent, devenues piétonnes par manque de place, sont recherchées pour leur calme. Nahlaot, quartier branché ?  » Cela fait peu de temps que Jérusalem se pense en ces termes-là, estime Benjamin, Israélien d’origine française, installé ici depuis deux décennies. Longtemps la notion de bien-être a été taboue à cause des contextes historique, religieux et politique forcément prééminents. Aujourd’hui, la ville change de visage.  » Au risque de créer des mécontentements car Jérusalem, dont l’accès au logement est de plus en plus difficile, a vu, elle aussi, surgir ses manifestations d' » indignés « .

AGORA BON ENFANT

L’une des mues les plus spectaculaires de Jérusalem est l’apparition, en décembre dernier et après de longues années de chantier, d’une première ligne de tramway. Les rails sillonnent la ville du nord au sud-ouest sur une dizaine de kilomètres. Ce nouveau moyen de transport a modifié les pratiques urbaines comme l’atteste la  » renaissance  » de la rue de Jaffa, rendue aux passants, aux vélos et aux rames de tram.  » Avant c’était un axe bruyant, encombré de taxis, pollué par les bus et les voitures !  » rappelle sans nostalgie un riverain. Cette artère trouve la pleine mesure de sa réhabilitation à la nuit tombée lorsque les habitants, verre à la main, la transforment en agora bon enfant.

Comme si elle s’était convertie au mouvement  » slow city  » qui prône le retour à la lenteur, la rue de Jaffa est devenue le confluent de ruelles adjacentes qui forment le quartier branché de Nahalat Shiv’a. Bistrots et bars à vin sans prétention y fleurissent. Les  » place to be  » se concentrent autour de Feingold Yard, une impasse rustique qui part depuis la rue Yosef Rivlin, et la rue Yoel Solomon où se trouve Tmol Shilshom, une institution bohème et tendance. Ce café littéraire perché au dernier étage d’une maison fait carton plein le samedi soir jusque 3 heures du matin.  » Preuve que Jérusalem n’a rien à envier à Tel-Aviv en matière d’ambiance « , lâche Ronen Kernerman, la quarantaine barbue, propriétaire d’un bar homonyme dans le quartier.  » C’est sûr que vous ne trouverez pas autant de filles en minijupes ici que là-bas car nous ne voulons pas choquer les religieux « , nuance-t-il aussitôt, assis confortablement dans l’un des sofas qu’il a disposés pour sa clientèle dans le jardin arrière de l’établissement, transformé en salon à ciel ouvert. Le must de la branchitude jérusalémite consiste, après une nuit blanche, à faire ses emplettes au lever du jour dans les souks de Mahane Yehuda. Quelques oranges dont on pressera le jus, un peu de gingembre dont on râpera la pulpe, et voilà, le cocktail  » healthy  » bio à la mode.

Avec ses prix attractifs, son exotisme de circonstance et ses parfums de dattes, le plus vieux marché de la ville qui a récemment achevé son interminable plan de rénovation, attire une clientèle en recherche d’authenticité.  » Tout le monde s’y retrouve : les jeunes qui estiment que c’est tendance et les autres à qui ça rappelle la Casbah d’Alger « , s’amuse un vendeur de fruits et légumes. Dans les alentours, le marché de Mahane Yehuda a même donné son nom à un restaurant qui ne désemplit pas. Entre les cageots de tomates et le va-et-vient des serveuses, on vient pour y goûter les plats végétariens dont les ingrédients proviennent directement des étals voisins.

VILLE DE MONTAGNE ET  » BASSIN SACRÉ « 

L’apparition du tramway a aussi bouleversé les distances. Yad Vashem, édifié en mémoire de la Shoah et des Justes, se situe désormais à peine à 15 minutes du centre-ville. Ce complexe, au terminus de la ligne 1, a connu un deuxième souffle en se dotant en 2005 d’un stupéfiant musée de l’Holocauste, intégralement construit en béton brut et dessiné par l’architecte Moshe Safdie. Le bâtiment aux allures de prisme est enfoui sous terre sur près de 200 mètres de longueur avant d’achever sa course à l’air libre grâce à une terrasse qui surplombe les forêts de pins. La vue sur le paysage vallonné rappelle que Jérusalem est une ville de moyenne montagne perchée à 800 mètres d’altitude. Les férus d’art contemporain poursuivront leur route jusqu’au Musée national d’Israël et ses esplanades, émaillées d’£uvres signées Anish Kapoor ou Robert Indiana.

Dans le quartier chic de German Colony, Lev Smadar est un autre lieu culturel de caractère. De l’extérieur, rien ne distingue des autres maisons privatives la façade minérale de ce petit cinéma arty créé en 1928. Il faut franchir la grille extérieure pour découvrir, à l’arrière du café qui porte le même nom, une salle obscure où l’on projette les derniers films de Nanni Moretti ou de Pedro Almodóvar. Plusieurs fois menacé de fermeture, ce micro temple de la cinéphilie est un David qui a réussi à déjouer la suprématie des Goliath incarnés par les multiplexes.

Le centre de Jérusalem a beau rivaliser avec la douceur de vivre de Tel-Aviv, il n’en demeure pas moins un lieu de pèlerinage unique au Proche-Orient et dans le monde. Ce que les sociologues appellent le  » bassin sacré  » en référence aux trois religions qui y situent leurs racines. La vieille ville, entourée de hautes murailles et composée de quartiers arabe, juif et arménien, concentre dans un mouchoir de poche trois lieux saints à haute valeur spirituelle… Le Dôme du Rocher et la mosquée Al-Aqsa pour les musulmans, l’église du Saint-Sépulcre pour les chrétiens, le Mur des lamentations pour les Juifs et dont la portée n’est pas que religieuse. On y célèbre dans la liesse sa bar-mitsva, quitte à partager l’espace avec une cohorte d’autres familles venues fêter, elles aussi, l’entrée des jeunes garçons dans l’âge adulte. Pour Yom Kippour, le jour du Grand Pardon, des dizaines de milliers de personnes se pressent chaque année au pied du Mur. Qu’elles soient croyantes ou non car, comme le dit Uri, quinquagénaire de passage pour le week-end,  » les fêtes juives sont une façon d’être dans la continuité du peuple juif, c’est une symbolique du rassemblement qui dépasse la notion de religion « . Une question identitaire qui prend une résonance particulière à Jérusalem. Pour rejoindre, à quelques mètres du Mur, la sublime esplanade des Mosquées dont le décor ocre semble avoir été mis en images par le dessinateur Joann Sfar, l’auteur du Chat du rabbin, il y a lieu de franchir un checkpoint et un portique de sécurité. Pour les amateurs de vieilles pierres qui se replongeraient avec délice dans ce paysage d’un autre temps, voilà un détail qui fait aussitôt reprendre contact avec le présent…

PAR ANTOINE MORENO

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