Les eaux dévalant la Chapada dos Guimarães, à la frontière du Brésil et de la Bolivie, alimentent la plus grande zone naturelle humide de la planète : le Pantanal. Plongée au cour même du rouge Brésil, lorsqu’il devient vert émeraude.

Tapi sur le rebord de la falaise, on calme peu à peu les battements affolés de son c£ur. Devant nous, un gouffre profond de 300 mètres. En face, de l’autre côté du précipice, le spectacle fabuleux de murailles de grès rougeoyantes, qui s’étendent jusqu’à l’horizon, en Technicolor. A perte de vue, des blocs de pierre titanesques, des montagnes coupées net par un cataclysme de fin du monde, des canyons qui, au soleil couchant, se parent de carmins, se veloutent de pourpres, s’animent en un rouge brasier. Le Grand Canyon états-unien peut bien jouer les matamores et aligner les chiffres record ; ici, perdu au bord du vide, dans ce coin du Mato Grosso, à la frontière de la Bolivie, sans foule ni parking à bus, on se sent vraiment à la naissance du monde.

Situés à la porte sud de la grande forêt amazonienne, les plateaux de la Chapada dos Guimarães, creusés de gorges profondes, s’étirent sur 350 kilomètres de longueur. Avant l’arrivée des envahisseurs espagnols et portugais, les Indiens Xavantes y vivaient de la chasse et de la culture du maïs. Puis les Européens y découvrirent des mines de diamant et asservirent le peuple Xavantes ; du lent travail de ces milliers d’hommes, de leurs trajets incessants des mines aux vallées restent des chemins équilibristes, des sentiers qui sinuent le long des canyons.

C’est sur l’un de ces sentiers, serpentant au flanc du mont Saint-Jérôme, 830 mètres d’altitude, que nous suivons Oswaldo Murad. Etrange homme que cet avocat réputé de São Paulo, qui, à la mort de son père, abandonna sa carrière et sa vie trépidante pour reprendre la ferme familiale et la transformer en écolodge. Au printemps 2006, le ranch devenait la Pousada do Parque et veille désormais, à la frontière du parc de la Chapada dos Guimarães, sur 17 000 hectares de vie sauvage préservés des promoteurs et des agriculteurs. Car la plus grande zone humide de la planète s’étend ici, au pied de ces murailles de grès. Irrigué par 170 rivières, le Pantanal (le mot espagnol et portugais pantano signifie marais) occupe la place d’une ancienne mer qui s’étendait, il y a des millions d’années, entre Atlantique et Pacifique. Une seule route, la Transpantaneira, traverse ce territoire de 240 000 km2. Ecosystème unique, abritant 1 650 espèces de plantes et 1 500 d’animaux, dont 680 d’oiseaux – la plus grande biodiversité des Amériques – le Pantanal offre aux amateurs de nature une volière aux dimensions de la Grande-Bretagne. Moins dense qu’en Amazonie, constitué de roseaux, de palmiers et d’arbres endémiques comme l’aracua du Pantanal, le couvert végétal permet d’observer aisément les échassiers magnifiques, jabirus au cou noir et tiuius emblématiques du territoire, jacassantes perruches moines et jacanas roux, tanguant tels des elfes sur les feuilles des nénuphars.

Une terre pareille ne se visite pas comme les autres. Non qu’elle regorge d’animaux dangereux – il est rare de croiser un jaguar, et les caïmans ne s’en prennent, paraît-il, jamais à l’homme – le Far West brésilien mérite aussi que l’on s’intéresse à ses cow-boys, seuls humains peuplant ses confins. Traditionnellement terre d’élevage, le Pantanal ne s’est ouvert que récemment à l’écotourisme. Les ranchs acceptant des hôtes se comptent encore sur les doigts de la main, même si quelques éleveurs commencent à suivre les traces d’André Thuronyi, le propriétaire de l’Araras Ecolodge. Voilà une douzaine d’années que ce descendant de nobles hongrois, parfaitement francophone, a élu domicile dans une ferme de 3 000 hectares au milieu des marécages, à 25 kilomètres de la ville minière de Poconé. Le bâtiment principal, au toit de chaume, s’est transformé en un lodge d’une vingtaine de chambres. Les animaux y sont les bienvenus, avant les hommes. Les toucans nichent au-dessus de l’étang, les perruches grouillent dans les arbres fruitiers, et un héron doré fait le guet sur le chemin du corral. Il arrive, la nuit, qu’un cabiai verse dans la piscine en provoquant un gros plouf. Avec ses cheveux longs et sa boucle d’oreille, le  » baron vert « , comme on l’appelle ici, détonne au pays des cow-boys. Il a su pourtant se faire accepter. Sur une partie de ses terres, aidé par 12 péones, il produit miel, fromage, lait et élève vaches et cochons. André initie ses voisins, autrefois peu intéressés, à l’écologie.  » Ici, si tu n’es pas fermier, tu n’es pas respecté. Je veux persuader les autres propriétaires d’accueillir dans leurs fermes quelques touristes, et leur démontrer que la conservation de la nature est avant tout affaire de bon sens et, ensuite, source de revenus.  » Ainsi, sur les terres d’André nichent les derniers aras bleus du monde, superbe espèce de perroquet exterminée dans le reste du Brésil. Pour attirer et faire nidifier ces oiseaux en voie d’extinction, le  » baron vert  » a replanté 5 hectares d’acuris, un palmier qui à la fois produit les fruits préférés des aras bleus et constitue leur écosystème naturel. Pas moins de 62 couples nichent aujourd’hui autour du lodge ; des visiteurs viennent de toutes les Amériques pour observer l’oiseau au plumage chatoyant.

Les aras bleus ne sont pas les seuls hôtes de marque de la ferme d’André. A l’aube, quand les nénuphars referment leurs pétales, l’air s’emplit de cris, de trilles, de sifflements. Un jacana aux ailes dorées chasse du bec un insecte dans ses plumes. Autour du lodge, plus de 1 kilomètre de passerelles mène à des affûts camouflés dans les arbres, parfois à 25 mètres de hauteur. Vigie d’un bateau immobile, en compagnie d’un bébé capucin, on contemple la plaine luisante teintée de rose par les fleurs des ipés. Le soir, autour du feu de bois, en écoutant les vaqueiros jouer de la guitare, on se sent loin de la course folle du monde. Peut-être est-ce le fait de se trouver au centre géodésique de l’Amérique du Sud, à 2 000 kilomètres des deux océans ? Ou bien est-ce l’effet de la soupe de piranha, présumée aphrodisiaque, que l’ont vient de servir, à la lueur dansante des flammes ? Faut-il remercier les aras bleus pour leurs chansons miraculées ou le  » baron vert  » pour ses leçons ? Au c£ur de la nuit brésilienne, on respire à l’amble des canyons gigantesques, de la forêt préservée et de ses hôtes.

Aliette de Crozet Photos : Marie Barlois

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