La garde-robe déborde, et pourtant…  » Je n’ai plus rien à me mettre !  » La psychanalyste marseillaise Pascale Navarri, elle, nous comprend. Dans Trendy, sexy et inconscient, elle nous livre même les clés pour comprendre pourquoi nous tenons tant à être fashion.

C’est suite à une expérience personnelle déroutante et par de nombreux questionnements de ses patients sur le lien entre leur identité et leur apparence que Pascale Navarri a eu envie de se pencher sur la mode et ses racines psychologiques. Dans Trendy, sexy et inconscient (*), son premier ouvrage, elle décortique la mode, ses codes, ses contraintes, ses plaisirs et… ses victimes ! Une vision pertinente sur un monde souvent taxé de  » superficiel « , mais qui s’avère l’être nettement moins qu’il n’y paraît. Interview.

Weekend Le Vif/L’Express : Vous décortiquez la mode en évoquant de nombreuses icônes comme Karl Lagerfeld, David Beckham et même Lorie. Pourtant, les concepts que vous développez sont plutôt ardus : il faut s’accrocher parfois pour en saisir toutes les nuances. À qui s’adresse votre livre ?

Pascale Navarri : Aux personnes qui s’intéressent à la mode et à la culture, et qui désirent une lecture de celle-ci avec les outils de la psychanalyse. La mode s’appuie sur de nombreux concepts psy comme les contraintes, l’addiction, le fétichisme, l’envie… Il était opportun d’en faire l’analyse. D’ailleurs de nombreux professionnels comme les créateurs, les journalistes ou les philosophes qui s’y intéressent font souvent écho à la psychanalyse pour parler d’un courant de mode.

Vous développez l’idée que si l’on cherche tant à être  » à la mode  » c’est parce qu’on est à la recherche du regard admiratif que nos parents portaient sur nous quand nous étions bébé…

Pas uniquement celui des parents. Celui de l’entourage en entier qui posait des regards émerveillés vers ce nouvel être. L’idée de  » toucher du regard « . Quand on souhaite être à la mode, être au goût du jour, cela signifie souvent que l’on désire susciter un regard nouveau sur soi.

N’est-ce pas peine perdue ?

Non. Ce regard est à la fois perdu et toujours regagné au gré des changements de la mode. Et l’espoir de l’avoir à nouveau, lui, est toujours intact. C’est ce qui nous fait avancer.

C’est ce qui peut aussi nous faire devenir  » addict « . Comment garder un rapport sain et éviter de tomber dans la spirale de la mode ?

Lorsque la mode devient une tyrannie, et non plus un plaisir, c’est qu’on n’a probablement plus, à l’intérieur de soi, suffisamment de tranquillité avec la question de sa propre image. Mais ce n’est souvent qu’un moment dans la vie, un passage plus difficile à négocier. Ce qui fonctionne habituellement (comme l’entourage ou ce qu’on apprécie chez soi) devient, pour des raisons d’insatisfactions temporaires, insuffisant. Cette dépendance aux vêtements et à l’image est souvent une façon d’essayer de passer un cap. Les fashion victims qui sont constamment dans le besoin d’être la première, dans le nouveau, de posséder tout avant tout le monde, développent alors des éléments de rivalité importants. Parfois, il suffirait d’un regard ou de paroles tendres et rassurantes de l’entourage pour que progressivement cette tyrannie cesse.

Un compliment suffirait donc à retrouver confiance dans l’image de soi, et donc de renouer avec le plaisir de jouer avec son look…

La capacité de jouer, au sens psychanalytique, est quelque chose de tout à fait fondamental dans la construction de notre vie psychique. Il faut que la mode puisse rester un jeu. C’est d’ailleurs ce que font la plupart des femmes : elles jouent avec la mode, elles l’interprètent, elles se donnent une image parfois très différente au gré des changements de saisons. Le côté éphémère de ces variations permet de développer une créativité au service du développement de l’identité.

Comment expliquer cette fierté qu’on tire d’un compliment sur une nouvelle tenue ?

C’est un plaisir narcissique d’avoir suscité le regard admiratif. Ce sont des satisfactions de la pulsion scopique (voir et être vu). Cette pulsion provoque trois formes de plaisir : celui de voir, de regarder et de montrer.

Si Karl Lagerfeld est devenu si brillant, c’est parce qu’il s’est surpassé pour attirer l’attention de sa mère, rapidement lasse. Les fashion victims n’ont-elles pas manqué, elles aussi, de ce regard maternel ?

Ce n’est pas seulement sous l’angle du manque qu’il faut l’analyser. Les regards sont porteurs d’un certain nombre d’affects et de pensées qui ne sont pas conscientes chez aucun des protagonistes (ni chez les parents, ni dans l’entourage). On ne peut donc pas maîtriser ce qui se passe dans cet échange de regards. Le problème ne vient pas nécessairement de ne pas avoir été suffisamment regardé, il peut venir du fait de l’avoir trop été. Tout dépend de la qualité du regard. Si celui-ci est un peu trop séduit, ou privilégie le fait d’être une star sans aucune limite, alors, ce regard n’aide pas à grandir.

Vous évoquez un nouveau concept, celui de l' » auto-sexy visuel « . Dorénavant, on veut se plaire à soi-même avant de plaire aux autres…

J’invite à la question suivante : le sexy dont on parle dans les magazines actuellement, est-il vraiment un sexy tourné vers la rencontre (soit le sex-appeal) ou plutôt un projet d’être sexy uniquement pour soi ? Cette séduction ne s’adresse visiblement plus à l’autre mais à soi-même. Bien sûr, on dit qu’il faut s’aimer soi-même pour pouvoir aimer les autres, mais en ce moment, la mode semble promouvoir un sexy qui est uniquement centré sur soi. On cultive l’idée qu’il faut se plaire à tout prix pour provoquer un regard admiratif de l’autre. Pas pour créer un préliminaire à la rencontre, et donc attirer l’autre à soi, mais juste pour en rester là. Pour se rassurer de l’admiration de l’autre. Peut-être est-ce là le signal que la rencontre avec les autres, en ce moment, est plus difficile, plus effrayante qu’avant. L’adolescence est le moment où l’on rompt avec l’admiration de ses parents pour trouver celle d’autres personnes avec lesquelles on va être en relation, et construire notre vie. Dès lors, le sexy qui n’est pas fait pour attirer l’autre représente probablement une certaine peur de s’engager.

Or, vous le reconnaissez, la mode a un rôle essentiel à l’adolescence : elle permet de trouver son identité.

C’est un des aspects intéressants de la mode. Elle peut, en effet, s’apparenter à ce qu’on appelle une activité transitionnelle, c’est-à-dire une activité qui permet un passage d’un état à un autre. On observe beaucoup de changements de look à l’adolescence…

Mais le danger est donc de ne pas en sortir ?

Je ne suis pas sûre que ce soit un danger. Mais ce qu’on observe, c’est que parfois cette activité n’aide pas à se créer un passage mais représente une butée. Ces personnes ont du mal à passer à l’étape suivante. Effectivement un certain nombre de personnes avec leur attrait pour le  » jeune à tout prix  » ont des difficultés à grandir, à devenir adultes. Elles ont du mal à trouver leur style, à construire leur propre identité.

Actuellement, la mode gomme de plus en plus les différences entre les sexes. Or ce qu’on recherche avant tout avec la mode s’est se différencier, non ?

C’est un des paradoxes de la mode. Nous avons à la fois ce désir de se distinguer et, en particulier à notre époque, s’opère une certaine neutralisation de la différence et de l’individualité. Celle-ci est en partie due à l’imitation des people qui nous amène vers une ressemblance générale, une artificialisation de la personnalité qui serait désexualisée. La mode joue sur plusieurs paradoxes complexes : se distinguer, imiter, rivaliser, séduire…

On désire être dans le coup en ressemblant aux autres, mais on redoute de porter la même robe qu’une autre femme…

Absolument. Mais ce  » pire « -là est de l’ordre de la rivalité, qui fait partie de tout un chacun. Ce qui est plus problématique, c’est quand la rivalité ne se fait plus avec les autres mais avec des modèles idéaux. Cette rivalité-là est nettement moins constructive. Celle-ci face à des tiers pour séduire un garçon, par exemple, est classique. Par contre, c’est nettement plus dur avec un modèle idéal ou avec soi-même. Quand on est la star de soi-même, quand on pense  » qu’on le vaut bien « . Que se passe-t-il alors quand on a le sentiment qu’on le vaut moins ? Cela implique de rester toujours parfait, à la pointe, la plus regardée, le plus à la mode… Cette rivalité est beaucoup plus difficile à vivre sur le plan psychique.

La mode n’est-elle pas une métaphore de notre course contre la montre et cette volonté de conserver la jeunesse à tout prix ?

La mode est une métaphore de notre lien avec le temps et la construction de notre identité. Elle permet de se décaler par rapport au temps qui passe. La mode des années 1970 se réfère à présent à une période de notre vie : cela nous renseigne sur la personne que nous étions à ce moment-là, comment on vivait la mode à cette période ou non…

Les marques qui proposent d’habiller les mamans comme les petites filles se multiplient…

En ce moment, il y a une inversion de ce courant. Avant, c’étaient les enfants surtout qui souhaitaient s’habiller comme les grandes personnes. Signe de leur admiration pour le fait de devenir adulte. Le mouvement actuel est différent : certains adultes ont difficile à l’être, et s’habillent comme de très jeunes gens. Ils peuvent ainsi envoyer un message qui peut être difficile à interpréter. Les enfants peuvent ainsi ressentir que les adultes préfèrent rester dans le très jeune plutôt que de grandir.

Inversement, certaines petites filles s’habillent déjà comme des jeunes femmes : nombril à l’air, string qui dépasse du jeans…

C’est une mise en avant de la séduction, mais un peu particulière, parce qu’elle nie son rôle d’attirance. Le déni de la sexualité présente dans cette façon de s’habiller, fait que c’est à la fois provocateur et le signe d’une désexualisation. Les très jeunes se retrouvent ainsi placés par les plus grands dans une forme inaperçue de répression de la sexualisation. Les enfants veulent être à la mode, et c’est complètement normal. Que les enfants veuillent séduire les adultes, c’est compréhensible également. Mais est-ce que les adultes n’ont pas de responsabilité quant à la nécessité de protéger les enfants de la séduction trop directe jusqu’à ce qu’ils aient la maturité pour en prendre conscience ? C’est LA question. Chacun devrait s’interroger sur ce décalage. On ne laisse peut-être pas suffisamment un temps de tranquillité aux enfants, avant l’adolescence, quant à la question de la séduction et de la mode. En psychanalyse, on appelle ça le temps de latence. Un temps où la sexualité infantile est mis en latence pour pouvoir se construire plus tard. Ce qui est passionnant avec la mode, c’est qu’elle est révélatrice à la fois de ce qui se passe dans la société et dans notre vie psychique.

Si un look renseigne sur notre état psychique, alors comment expliquer le décalage qu’il y a parfois entre l’image qu’on dégage et celle qu’on espère donner…

C’est un point très intéressant. Quels que soient nos désirs de maîtrise, énormément de choses passent, et font partie, de notre inconscient. Heureusement, nous ne sommes pas à même de maîtriser qui nous sommes à chaque moment parce qu’on s’habille d’une certaine façon. Le décalage entre ce que nous renvoie les autres, et ce qu’on essaie de renvoyer comme message, c’est ce qui fait la rencontre avec les autres. Si on maîtrisait tout, et que les autres n’avaient pas d’avis, ce serait un peu tristounet. C’est le meilleur de la mode : on essaie de faire quelque chose, et il se passe quelque chose qui échappe en partie à notre contrôle, et permet aux autres, avec leurs propres histoires et leur propre inconscient, de percevoir quelque chose de nous. Ce qui créé du nouveau. Ou des avis divergents :  » Je me souviens la première fois qu’on s’est rencontré, tu portais ta robe à pois blancs qui te va si bien…  » Alors qu’on pensait qu’elle nous boudinait. Cet écart fait qu’on est humain.

La meilleure manière de vivre la mode est-elle d’accepter la mode de son âge ?

De toute façon la mode, plus particulièrement en ce moment, fait référence à une idée de jeunesse. Peut-être qu’une des façons de faire, c’est d’interpréter ce qu’on porte de jeunesse en soi, au fur et à mesure du temps. L’interpréter, via une petite touche qui évoque la jeunesse, mais pas la vouloir à tout prix, vu qu’elle n’est de toute façon pas maîtrisable. Tant que la mode reste un jeu, et qu’elle ne mène pas à une remise en question trop cruelle de la perte de la jeunesse, tout est bien.

(*) Trendy, sexy et inconscient – Regards d’une psychanalyste sur la mode, par Pascale Navarri, PUF 2008, 168 pages.

Propos recueillis par Valentine Van Gestel

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