Classé par  » Time Europe  » parmi les 100 personnes les plus influentes du moment, le Catalan Ferran Adria s’impose bel et bien comme le cuisinier le plus créatif de tous les temps. A El Bulli, son restaurant de Rosas, sur la Costa Brava, il poursuit inlassablement sa révolution culinaire. Son actu ? L’ouverture, à Madrid, de son premier Fast Good… un fast-food nouvelle génération.

Carnet d’adresses en page 59.

Il est dix heures du soir passées et, à El Bulli, le service s’emballe. De jeunes commis occupés à des tâches de mise en place sont appelés en renfort.  » Chaque soir, nous sortons 1 300 assiettes « . Le chef Ferran Adria est, comme à son habitude, debout dans l’espace qui fait face aux fourneaux. Il s’arrête souvent au bar de la cuisine pour prendre des notes. Comme dans une pièce bien rodée, son frère Alberto et son bras droit Oriol Castro lui apportent de petites dégustations. Tous trois nourrissent ainsi cette créativité hors normes qui fait naître les nouveaux concepts culinaires du 3 étoiles catalan.

Flash-back

Ferran Adria est arrivé dans ce petit restaurant de la Costa Brava en 1983 (lire aussi Weekend Le Vif/L’Express du 25 avril 2003). Autodidacte, il prend rapidement ses marques pour réaliser, durant dix ans, la plus inventive des cuisines de la Méditerranée (il l’illustrera dans son tout premier livre  » El Sabor del Mediterrani « ). Dès 1994, les choses changent. L’excellent chef qu’il est devenu conceptualise son rapport à la nourriture et invente, notamment, la déconstruction. Sa menestra en texturas n’est pas une soupe. Servie dans une assiette creuse, c’est une juxtaposition de mousses, glaces, sorbets et autres gelées. Chaque ingrédient, qu’il soit betterave rouge ou basilic, est valorisé bien au-delà de sa saveur intrinsèque pour générer des contrastes de textures et de températures inconnus jusqu’ici dans les mets salés. De telles préparations nécessitent des techniques et des instruments qui leur sont spécifiques. Dans les années 1990, on voit souvent Ferran Adria poser avec son siphon au gaz carbonique : ce fameux ustensile lui permettant de confectionner ses espumas, ces écumes délectables qui ont fait sa renommée aux quatre coins de la planète gourmande.

Plus de vingt ans ont passé. Cet automne, une trilogie El Bulli û couvrant respectivement les années 1983-1993, 1994-1997 et 1998-2002 û sera entièrement publiée en espagnol. Douze kilos de papier et des milliers de pages digitales ! Et au printemps 2005, sortira déjà l’opus consacré aux années 2003-2004. Le lecteur aura ainsi à sa disposition les archives de Ferran Adria : des recettes mais aussi les mille et une recherches menées avec passion par le chef catalan. De l’utilisation de l’agar-agar pour élaborer des tagliatelles à l’apparition de la mayonnaise chaude… Pas un détail ne manquera ! Toutes ces publications ont une influence non négligeable sur la cuisine mondiale. Rares sont en effet les cuisiniers créatifs qui, aujourd’hui, n’ont pas recours au siphon pour réaliser leurs sauces. L’agar-agar a, lui aussi, fait son apparition dans maintes recettes, parce qu’il offre plus de latitude que la simple gélatine.

Les surprises du chef

Le Taller (l’atelier créatif) d’El Bulli bouillonne toujours autant. Le must de l’année 2003 ? Le Caviar imitacion El Bulli. Sur un carré en pierre noire trône une boîte entrouverte de caviar iranien, sur laquelle est imprimé la mention en rouge  » imitacion El Bulli « . A l’intérieur, les (faux) £ufs de l’esturgeon affichent une couleur orangée. Il s’agit, en réalité, d’un caviar de melon. Des mois durant, et contrairement à son habitude de communiquer tous azimuts ses inventions, Ferran Adria a laissé planer le mystère. C’est à la fin de la saison seulement qu’il a enfin levé le voile sur cette étonnante transmutation baptisée sphérification.  » Nous avions déjà utilisé le pouvoir gélifiant de l’agar-agar, un hydrocolloïde. Nous avons ici eu recours aux alginates, un mélange d’algues brunes (l’agar-agar provient, lui, d’algues rouges). Le principe est assez simple. Un liquide û du jus de pomme, de melon, de mangue, de petits pois, etc û est additionné d’une quantité déterminée d’alginates. Il suffit alors de déposer délicatement une goutte de ce liquide dans de l’eau additionnée, elle, de chlorure de calcium, pour qu’une pellicule souple mais résistante se solidifie instantanément, formant ici un caviar de pommes, là un caviar de melon. Reste à rincer à l’eau ce petit miracle de la physico-chimie et le tour est joué.  » Quant aux déclinaisons, elle ne se sont pas fait attendre. Il a suffi de varier la quantité pour obtenir un faux jaune d’£uf, obtenu à partir de jus de mangues. Combinée avec le siphon et un mince tuyau de plastique, la sphérification peut faire naître en un éclair 2 mètres de spaghetti, une longue pâte présentée entortillée.

Le menu millésimé 2004 explore toutes ces découvertes à l’envi. Et Ferran Adria, pour qui  » la créativité sans surprise n’existe pas « , n’a pas ménagé ses efforts pour étonner encore… Il a ainsi serti une recette de rouget frit d’un nuage de barbe à papa. Tout aussi singulier, son bocadillo. Il suffit de le mettre en bouche pour que la croûte se rompe comme par enchantement. Et le mystère reste entier quand on apprend que 2,5 g de pâte seulement sont utilisés pour cuire ce qui donne l’illusion d’être un pain. Cette année, le chef prodige propose aussi des  » glaces « , réalisées en faisant appel à l’azote liquide, une méthode remise au goût du jour par le Britannique Heston Blumenthal ( lire aussi Weekend du 30 avril dernier).

Le pari bio

Ce n’est pas tout… Voici trois mois, Ferran Adria a ouvert, à Madrid, son premier (il travaille déjà sur le n° 2) Fast Good, un projet qu’il caresse depuis plusieurs années. Fruit de sa collaboration avec la chaîne d’hôtels NH, ce fast-food d’un nouveau type se veut un lieu pour manger vite et…  » bon « . Objectif ? Tout en proposant une alternative à ceux qui ne veulent pas passer des heures au restaurant (pour une addition qui plafonne à 15 euros), réconcilier le fast-food avec la qualité des produits et l’alimentation saine.

Le Fast Good ne délivre pas une cohorte de préparations alambiquées. Tout au plus le siphon est-il utilisé dans la préparation de quelques desserts. Non, on vient ici pour consommer des salades ou… des hamburgers. Autre sujet d’étonnement : contrairement à son habitude, Ferran Adria n’a pas recherché l’effet de surprise. Les quelques hamburgers inscrits au tableau d’affichage contiennent réellement de la viande de b£uf prise en sandwich dans un petit pain. Mais attention ! Le morceau de b£uf bio, sélectionné pour sa qualité est haché au jour le jour. Au lieu des poudres d’assaisonnement avec conservateurs généralement utilisées, on n’emploie ici que du poivre et du sel. Les petits pains û au lait û sont spécialement cuits par un boulanger catalan. Et surtout, toutes les cuissons sont réalisées au moment de la commande, pour garantir un maximum de fraîcheur. Ce qui fait dire à Eduard Bosch, un ancien chef de El Bulli qui supervise le projet :  » En fait nous accordons le même soin à la cuisson d’un hamburger qu’à celle de la meilleure langoustine. Si ce n’est qu’une langoustine prend moins de temps.  »

Le credo de Ferran Adria ? Jouer la carte de l’information. D’ici peu, les clients du Fast Good pourront consulter des  » fiches produit  » reprenant toutes les caractéristiques des aliments choisis et des filières bio activées. Un accent world û inspirations italienne, thaïe, mexicaine… û sera également mis dans la palette des hamburgers.

Les produits  » maison « , présentés dans l’armoire frigorifique, des jus de fruits aux salades en passant par de petits bocadillos (celui au thon fumé est fantastique !) sont aussi signés Ferran Adria. C’est encore toute sa créativité que l’on retrouve dans des détails anodins comme les paniers de supermarché mis à disposition pour faire son shopping ou comme les chiffres colorés, sortes de banderilles, qui permettent au serveur de distinguer immédiatement qui a commandé quel hamburger.

Côté décoration, Fast Good a choisi la vivacité des couleurs acides : vert pomme, rose fuchsia, bleu profond. Les formes rondes des années 1960 sont, elles, destinées à séduire une clientèle qui se situe majoritairement dans la tranche des 25 à 40 ans… Un public déjà conquis par la modernité du pari bio.

Texte et photos : Jean-Pierre Gabriel

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