Il est la star de la nouvelle gastronomie espagnole. Avec ses recettes conceptuelles, Ferran Adria a séduit les gourmets friands d’expériences gustatives inédites… Mais le chef surdoué s’attache aujourd’hui à réinventer la cuisine de tous les jours.

Recettes en page18.

Barcelone, sous les premiers soleils du printemps. Arpentant le célèbre marché couvert de la Boqueria : Ferran Adria. Le chef catalan, fer de lance de l’avant-garde créative, trois étoiles au Guide Rouge Michelin depuis 1997, fait tout simplement ses courses. Les badauds le reconnaissent sans peine , pour l’avoir vu à la télévision. Complaisamment, le surdoué de El Bulli pose pour quelques portraits. Puis il passe chez son poissonnier et son fournisseur de champignons. Chez Llorenç Petras, les premières grosses truffes d’été sont déjà arrivées. Mais il reste encore quelques petits  » cailloux  » noirs venus de la région de Vic, à l’intérieur des terres de Catalogne. Ferran Adria enveloppe aussitôt quelques-unes de ces truffes d’hiver, encore enrobées de terre, dans des feuilles de papier absorbant…

Pendant ce temps, devant la très belle bâtisse de la Portaferissa, une des rues du vieux quartier de Barcelone, qui abrite El Bulli Taller, l’atelier du chef Adria, quelques hommes s’affairent à remplir une grosse camionnette blanche.  » Chaque année, c’est la même chose, explique Albert Adria, le frère cadet de Ferran. Au début du printemps, nous transportons à Rosas une partie du matériel et des ingrédients qui nous ont été nécessaires ici pendant l’hiver. El Bulli n’est pas ouvert d’octobre à avril et nous sommes sans doute le seul restaurant au monde à fermer ses portes aussi longtemps. D’où ce véritable déménagement. Ces caisses-ci contiennent les deux modèles de dessiccateur que nous testons actuellement. Celle-là recèle quantité d’échantillons d’huiles.  »

A l’intérieur de l’immeuble, la décoration sobre et contemporaine tranche avec les allures extérieures de petits palais florentin. Le hall d’entrée sert de comptoir d’exposition pour les créations non culinaires de Ferran Adria, comme la vaisselle. Un escalier mène à deux petites salles réservées l’une à la bibliothèque, l’autre au classement des milliers d’articles de presse parus à ce jour sur le phénomène El Bulli. Ferran Adria est, il est vrai, devenu une star avec son concept de déconstruction. Principe ? Revoir les plats traditionnels en soumettant les ingrédients à des traitements high-tech… en jouant sur les contrastes de goûts et de textures pour le plus grand plaisir des gourmets friands d’expériences inédites.

Dans le salon, des canapés confortables font face à un écran plat sur lequel défilent les milliers de superbes photographies de mets griffés Ferran Adria qu’a prises au fil des années le photographe Francesc Guillamet. Jouxtant le salon, le centre nerveux de El Bulli Taller : une longue pièce rectangulaire. D’un côté, une fenêtre qui donne sur la terrasse. De l’autre, un plan de travail où sont soigneusement alignés les instruments clés de la technologie façon El Bulli. On reconnaît aisément une trancheuse ou un robot Kenwood. Les plus initiés repèrent le Paco Jet, sorte de turbine à très grande vitesse qui transforme un bloc de glace à la betterave en un onctueux sorbet, souple à souhait. Il y a aussi le Thermomix, une technologie encore nouvelle et peu répandue ou, dernier cri des chefs les plus en pointe, un bain-marie thermostatique qui permet des cuissons à température basse et constante. Le long d’un des murs se décline le répertoire des saveurs maison : des centaines de petits bocaux recelant essentiellement des épices. C’est ici que d’octobre à mars se concentre une large part de l’activité créative de El Bulli : la conception des futurs plats et cartes, un travail toujours remis sur le métier et que se partagent Albert et Ferran Adria avec le concours du fidèle et talentueux bras droit Oriol Castro. C’est ici aussi qu’ont été réalisés les deux premiers tomes d’une série d’ouvrages qui en comptera quatre et recensera les nombreuses créations culinaires qui ont vu le jour, année après année, depuis l’arrivée de Ferran à El Bulli, en 1983.

Les éditions en castillan et en catalan du premier tome û  » El Bulli 1998-2002  » û sont disponibles depuis fin de l’an dernier. Dans quelques mois sortiront les versions anglaise et française. Le deuxième tome, couvrant la période 1994-1997, soit celle de l’émergence du style propre à Adria, est déjà entièrement rédigé, pour paraître en Espagne cet automne. Feuilleter cet ouvrage affichant 4 465 grammes et parcourir les 800 pages de recettes (reprises aussi dans le CD qui l’accompagne) est tout simplement stupéfiant. Au-delà des 371 photographies couleur illustrant les plats, au-delà du texte extrêmement structuré des recettes, il est absolument unique en son genre. Découpé selon un schéma chronologique, il présente les nouvelles recettes de chaque année envisagée. A de très rares exceptions près, comme le fut la rétrospective 2002, le menu du Bulli est, en effet, entièrement revu à chaque millésime. A titre d’exemple, 2001 comptait 6 cocktails, 32 snacks, 26 tapas, 8 plats, 1 avant dessert, 13 desserts et 22 mignardises.

On ne se lasse pas de tourner les pages, de revenir en arrière pour mieux comparer les recettes présentées, numérotées de 455 à 825. Ce classement n’est pas fortuit. L’histoire du Bulli s’est construite sur des structures bien organisées. Ferran Adria a conservé tous ses agendas et peut, par exemple, vous montrer û consigné un jour du printemps 1994 û le premier dessin de sa fameuse menestra en texturas, une soupe déconstruite faite d’une combinaison de gelées, de mousses, d’écumes, de sorbets… chaque élément exprimant une saveur particulière : la betterave rouge, le basilic, le haricot blanc, etc. C’est ainsi que l’on peut dater également la création de la mayonnaise chaude û 1999 û, réalisée avec le fameux siphon qui a donné naissance aux écumes (espumas).

L’introduction du Paco Jet remonte aussi à 1999.  » Au-delà de l’excellente qualité du produit fini obtenu, cet ustensile nous a permis d’économiser du temps et de l’argent « , précise le chef. Et il a surtout permis de pousser plus loin encore l’innovation, notamment dans la recette de polenta gelée, puis plus tard avec la poudre glacée de foie gras. Ferran Adria et son équipe ont, en effet, observé le fonctionnement de cette machine qui part d’une substance congelée (par exemple l’appareil surgelé d’un sorbet) pour la transformer en la texture onctueuse d’une glace.  » C’est en interrompant le processus que nous avons découvert cette matière pulvérulente, une nouvelle texture, comme le fut avant l’écume sortant du siphon.  »

El Bulli, c’est la passion de créer.  » Un cuisinier qui aime son métier doit apprécier qu’il évolue, martèle Ferran Adria. Sinon, il ne l’aime pas. Ce qu’on ne comprend pas toujours, c’est que les écumes ne sont pas meilleures que les mousses. Simplement, maintenant, nous avons deux supports, deux textures différentes pour exprimer des goûts qui partent des mêmes matières premières. La gélatine chaude n’est pas meilleure que la froide. Simplement, maintenant, il y en a deux. Sur ces bases, la sensibilité de chacun conduira à des plats plus ou moins intéressants.  »

Artiste génial et cuisinier révolutionnaire, Ferran Adria û qui précise toujours que son succès est l’£uvre d’une équipe û est avant tout animé d’une immense envie de mettre savoir et technique au service de ses concepts. Mais une de ses plus grandes forces est qu’il a gardé une âme d’enfant. Il transgresse les règles de la gastronomie tout en nourrissant une grande capacité d’émerveillement. Aujourd’hui, El Bulli et ses concepts infusent dans toutes les cuisines de la planète, au risque parfois d’une banalisation.  » On parle aujourd’hui de  » bullinisation « , s’amuse Ferran Adria. Ce livre, comme les autres tomes à venir, vont encore renforcer cette tendance. On dit volontiers qu’on me copie. Mais lorsque dans un congrès de médecine, par exemple, de nouvelles techniques sont exposées et que d’autres médecins les appliquent, alors on parle de progrès, pas de copie ! On m’accuse parfois de toutes les choses peu intéressantes ou mauvaises qui sont élaborées avec le siphon. Mais personne ne dit que je suis aussi responsable des bonnes !  »

Au diable la polémique : Ferran Adria poursuit déjà de nouveaux objectifs.  » Lorsque je suis interviewé à la radio ou à la télévision sur mon livre, je sais que ma mère, par exemple, ne peut rien faire avec la déconstruction, lâche-t-il. Et il n’est pas question que les techniques du Bulli entrent dans la cuisine de chacun. En revanche, nous les cuisiniers, avons le devoir de nous intéresser à ce qui se passe dans les maisons. Combien de jeunes de 25 ans ne savent plus comment allumer une cuisinière ? Il faut réinventer la cuisine simple mais avec les données d’aujourd’hui. Les fabricants, les distributeurs, les cuisiniers, les journalistes ont permis la révolution de la cuisine  » publique  » mais pas de la cuisine  » privée « . Prenez une pizza… Vous allez la commander, parce que c’est plus simple. Mais choisissez plutôt une bonne pizza basique, avec seulement pâte et mozzarella. Dans l’attente de la livraison, vous faites sauter de petites tomates cerises, avec de l’huile et un peu de basilic. Vous réunissez les deux et votre pizza est deux fois meilleure.  »

 » Cuisiner à la maison  » : tel est le titre d’un livre mis en vente ce printemps par Coprabo, une chaîne de supermarchés espagnols. En couverture apparaît un Ferran Adria les deux mains chargées d’un sac en plastique à l’enseigne de Coprabo.  » Tout le monde sait que les recettes que les chefs publient ne sont pas faites pour les cuisiniers amateurs, reconnaît-il. Question de technique, de temps, de matériel disponible… Nous avons voulu donner la possibilité de faire simplement des choses bonnes et intéressantes, tout en achetant parfois des produits élaborés ou semi-finis. On n’imagine plus aujourd’hui faire son yaourt soi-même.  »

Et si vous mettiez vous aussi en pratique cette nouvelle philosophie ? Les recettes que Ferran Adria propose en exclusivité pour Weekend comprennent notamment un sorbet réalisé sans sorbetière, avec des fruits préalablement congelés.  » C’est un concept que j’ai découvert chez le chef français Joël Robuchon et je puis vous assurer que cela marche « , affirme- t-il, en dégustant le sorbet aux framboises que vient d’expérimenter Oriol Castro.

Avant de mettre le cap sur Rosas, Ferran Adria déjeunera dans son restaurant préféré à Barcelone : le japonais Shanku. Il a pris le soin de venir tôt, pour pouvoir échanger quelques idées avec le chef Hideki Matsuhisa. Assis au bar à sushis, il extirpe de sa poche les truffes du matin, méticuleusement lavées. C’est ainsi que ce jour là sont nés quelques essais mémorables de sushis à la truffe noire d’hiver, le savoir-faire de Hideki Matshuhisa s’ajustant aux rêveries de Ferran Adria pour compresser en petits boudins moelleux un riz d’origine japonaise cultivé près de Valence.  » J’aimerais un jour m’associer avec quelqu’un comme Hideki Matshuhisa, confie alors Ferran Adria. Et ouvrir un tout petit restaurant japonais… Quelques tables, pas plus.  » n

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