Tapie dans les coulisses des défilés, Floriane de Saint-Pierre a pour délicate mission de placer le bon créateur au bon endroit de mode. Portrait d’une chasseuse de têtes hors du commun qui a notamment géré l’épineux dossier Tom Ford.

S’ il ne fallait retenir qu’un seul événement de taille pour la saison hivernale 04-05, les spécialistes du luxe auraient beaucoup de mal à trancher entre les deux mini-séismes qui ont récemment secoué la planète mode. A ma gauche, le Français Jean Paul Gaultier qui a présenté sa toute première collection pour la prestigieuse maison Hermès ( lire à ce propos son interview en pages 42 à 48). A ma droite, l’Américain Tom Ford qui, au sommet de sa gloire, a fait défiler ses toutes dernières silhouettes sur les podiums de Gucci et de Yves Saint Laurent. Alors, qui remporte le duel des paillettes ? Dur dur. Pour contourner le dilemme et ne fâcher personne, on pourrait plutôt épingler le mot succession. Car dans les deux cas de figure, c’est surtout cette problématique-là qui a retenu toute l’attention des acteurs concernés dans la grande valse des défilés.

Quelle que soit la griffe de prestige, la question de la relève est, en effet, toujours délicate et complexe. Surtout lorsque le créateur en partance est une star de l’aiguille. Cachés dans l’ombre, les chasseurs de têtes entrent alors dans le jeu feutré de la succession. Mission : trouver la perle rare, à l’instar de Floriane de Saint-Pierre, considérée comme la plus grande spécialiste du recrutement dans le secteur de la mode et des produits de luxe.  » Je ne me définis pas comme une chasseuse de têtes, précise d’emblée l’intéressée. Je trouve le terme un peu réducteur parce qu’il ne s’agit, en définitive, que de la phase finale d’un long processus. Pour reprendre l’expression d’un de nos clients, je dirais plutôt que notre métier s’apparente à celui du médecin de famille. Concrètement, une marque a un bobo û il peut s’agir d’un disfonctionnement ou d’un bobo de croissance û et elle fait appel à nos services pour le soigner. Le plus important, c’est d’arriver à comprendre le  » patient « , de capter sa vision des choses et de décrypter ses envies futures derrière le malaise ambiant. A nous de trouver ensuite le remède au bobo du moment en suggérant également des pistes auxquelles la marque n’aurait pas pensé. Dans tout ce cheminement, la chasse de têtes proprement dite n’est qu’un outil ou une technique parmi d’autres.  »

Le sourire franc et le regard clair, Floriane de Saint-Pierre est devenue, au fil du temps, une figure majeure des coulisses du luxe. Albert Elbaz chez Guy Laroche, Christopher Bailey chez Burberry, Narcisso Rodriguez chez Cerruti, Christophe Lemaire chez Lacoste… On ne compte plus les nouveaux talents qu’elle a découverts et qu’elle a placés, avec succès, aux commandes artistiques de griffes prestigieuses en manque de sang neuf. Depuis, son bureau parisien de la rue du Faubourg-Saint-Honoré est convoité par les jeunes créateurs assoiffés de réussite et les maisons de couture désireuses de rebondir à plus ou moins long terme. Mais Floriane de Saint-Pierre ne se contente pas d’être uniquement sollicitée. Toujours à l’affût des Tom Ford de demain, elle dévore aussi la presse internationale et assiste volontiers aux défilés de fins d’année des grandes écoles de mode. En Belgique aussi ?  » Bien sûr, affirme-t-elle avec enthousiasme. Deux de mes collaboratrices étaient au dernier défilé de l’Académie d’Anvers et j’étais moi-même membre du jury de La Cambre cette année.  » Des coups de c£ur ?  » Oui, mais je préfère ne pas en parler, enchaîne la jeune quadragénaire. Dans ce métier, il convient d’être prudente et d’éviter les pronostics. On a tellement pris la tête des jeunes créateurs en leur disant qu’ils seraient tous le futur grand de demain ! Personnellement, je préfère les inscrire dans un processus de durée en insistant sur deux valeurs qui sont essentielles à mes yeux : le travail et l’humilité. De cette façon, je peux apprendre à mieux les connaître et à les suivre, comme le bon vin !  »

Discrète et respectée, Floriane de Saint-Pierre avoue ne pas savoir comment elle a finalement atterri dans cette profession singulière.  » Les coïncidences de la vie !  » répond-elle brièvement. Pourtant, la mode était bien présente dès les premières années de son existence parisienne.  » Mes parents ont toujours été sensibles à l’art contemporain et à une certaine idée de l’élégance, se souvient-elle. D’ailleurs, ma mère s’est toujours habillée chez Yves Saint Laurent et je l’accompagnais volontiers dans les boutiques. Je ne sais pas pourquoi, mais à un moment donné, j’ai exprimé le souhait de travailler dans la mode. A l’époque, il n’y avait aucun intérêt pour ce secteur et personne ne comprenait ce que j’allais y faire. Mais j’étais motivée. Le problème, c’est que je n’avais aucun talent créatif et j’ai donc choisi la voie financière, celle des chiffres et des budgets !  »

Son BAC en poche, la jeune fille entame en effet des études à l’Ecole supérieure des Sciences economiques et commerciales de Paris et décroche un premier boulot chez Dior en 1984.  » C’était passionnant, enchaîne-t-elle. Pendant six ans, j’ai connu un train à vapeur qui se transformait en TGV ! C’était un excellent poste d’observation. Nous étions très peu, très jeunes et nous avions surtout des responsabilités plus larges que nos épaules. Personnellement, je devais gérer les budgets des studios de création. Du haut de mes 21 ans, je devais donc dire aux créateurs de ne pas dépenser trop d’argent, ce qui était complètement fou ! J’ai vite compris que je n’avais aucun pouvoir, même si on attendait de moi que j’évite les dépassements. J’ai donc joué de toute ma diplomatie en disant aux créateurs que je serais virée et qu’ils auraient quelqu’un de beaucoup plus méchant que moi s’ils ne faisaient pas attention. Et cela a très bien marché !  »

Délicieusement convaincante, Floriane de Saint-Pierre consolide ses assises au sein de Dior et se voit confier, à la fin des années 1980, toute la partie financière des réseaux de distribution de la marque. Son nom finit par circuler dans le milieu financier et la jeune femme est finalement contactée par un bureau de chasseurs de têtes.  » J’en étais très fière, se souvient-elle. Je n’avais pas vraiment envie de changer de boulot mais la curiosité m’a poussée à accepter un rendez-vous. Il s’agissait d’un cabinet spécialisé dans les financiers, mais leur proposition ne m’a pas du tout intéressée. Une semaine plus tard, ils sont revenus à l’attaque avec une autre offre : ils m’invitaient à travailler comme consultante pour eux. Je pense que je les avais fait rire car, dans le milieu, j’étais assez atypique !  »

En 1990, Floriane de Saint-Pierre rejoint donc le cabinet Norman Parsons. Elle n’y travaillera que six semaines, avant de se décider à fonder son propre bureau de consultance. Une feuille blanche, un téléphone, une collaboratrice : la jeune businesswoman démarre avec le strict nécessaire. Son carnet d’adresses est toutefois déjà bien fourni et, petit à petit, les clients poussent la porte : Dior, Lacroix, Calvin Klein, Gucci… Les grands noms se succèdent et son cabinet acquiert rapidement une notoriété enviable. Aujourd’hui, le bureau parisien Floriane de Saint-Pierre SA compte une dizaine de personnes et possède même depuis peu une antenne à Milan. La recette du succès ?  » D’un point de vue objectif, je pense que nous connaissons le secteur à fond, affirme la responsable des lieux. Nous voyageons beaucoup, nous rencontrons les gens et nous disposons d’un fichier énorme qui nous permet de savoir exactement qui fait quoi dans l’univers de la mode et des produits de luxe. D’un point de vue beaucoup plus subjectif, je dirais que notre succès est aussi une question d’empathie : je suis persuadée que notre force réside dans cette faculté que nous avons à nous mettre à la place de nos clients. Nous arrivons toujours à les comprendre, même lorsqu’ils ne s’expriment pas à fond. Bref, je pense qu’il y a, en amont, une vraie analyse stratégique du secteur avec une dimension extrêmement rationnelle et, en aval, une approche beaucoup plus subjective qui s’appuie davantage sur l’humain. Un peu comme si nous disions : ô Quelles sont les âmes qui peuvent se comprendre ?  » La rencontre des deux pôles est très intéressante.  »

Portée par cette méthodologie mêlant audacieusement le rationnel et le subjectif, Floriane de Saint-Pierre ne cesse de relever aujourd’hui les défis des successions délicates. Dernier exemple en date : le départ de Tom Ford à la tête de Gucci et de Yves Saint Laurent.  » Nous avons eu le plaisir et le privilège de travailler sur cette problématique de succession, affirme-t-elle. Tout le monde se demandait quel serait le grand nom qui pourrait bien succéder à Tom Ford et nous pensions nous-mêmes au départ que nous devrions trouver cette fameuse perle rare. Mais en analysant consciencieusement la situation avec le groupe PPR, nous en sommes venus à la conclusion que les talents étaient déjà là. Certes, ils n’avaient pas de visibilité médiatique, mais ils étaient bel et bien là, formés par Tom Ford en personne !

Personnellement, je ne crois pas qu’il faille toujours tout casser. Durant plusieurs années, Tom Ford a établi des codes qui ont prouvé leurs succès. Donc pourquoi faut-il prendre le risque de choisir un créateur extérieur qui déstabilise ces codes et qui risque donc de brouiller l’image ? Moi, je suis très basique : quelqu’un de connu n’est pas né connu. A l’époque où nous avons placé Albert Elbaz chez Guy Laroche, personne ne savait qui il était. Aujourd’hui, la presse l’adore et tout le monde reconnaît son talent. Alors pourquoi les assistants de Tom Ford ne pourraient-ils pas relever le défi de la succession ? Une fois de plus, ces personnes ont été choisies et formées par le maître et je pense sincèrement qu’elles prouveront, au fil des saisons, leur réel talent.  »

Au sein de la maison Gucci, Frida Giannini, John Ray et Allessandra Facchinetti assument donc respectivement, depuis peu, la responsabilité des lignes Femme, Homme et Accessoires, tandis que Stefano Pilati a repris, de son côté, la direction de création d’Yves Saint Laurent. Dans le milieu de la mode, une grande majorité applaudit ces promotions internes, aussi sages qu’inattendues, qui consolident encore la crédibilité de Floriane de Saint-Pierre. Désormais, l’experte de l’ombre est attendue au tournant des successions à venir et on ne résiste pas au plaisir de lui demander son avis sur la relève à long terme de Giorgio Armani.  » Il faudrait déjà qu’on me contacte à ce sujet, tranche Floriane de Saint-Pierre. De toute façon, je ne vous citerai certainement aucun nom. Il s’agit d’une problématique beaucoup trop sérieuse pour répondre immédiatement : ô Il faut faire ça, ça, ça et ça ô. Et puis, cela ne se limite pas à un jeu de chaises musicales ! Non, la première chose que je ferais, c’est de passer énormément de temps avec lui. Je consulterais aussi ses archives, je lirais des biographies et je regarderais d’anciens défilés. J’essaierais de comprendre les raisons de son succès et ce que la marque a apporté en termes d’innovations vestimentaires et sociologiques. Et puis, j’essaierais de trouver la traduction actuelle de ces innovations passées. C’est ça, notre travail : arriver à comprendre la force d’une marque et trouver les bonnes personnes porteuses de ses valeurs, qu’elles soient connues ou inconnues, qu’elles fassent partie du milieu de la mode ou pas. Car, après tout, pourquoi un metteur en scène ne pourrait-il pas succéder à un créateur de mode ? »

Considérée désormais comme le premier cabinet de consultance mondial dans l’univers du luxe, Floriane de Saint-Pierre SA ne se contente pas de trouver de nouveaux directeurs artistiques au sein des marques, mais s’active également dans la recherche de profils adaptés aux plus hautes fonctions décisionnelles : PDG, directeurs financiers, directeurs marketing… Si ce dernier volet reste généralement confidentiel (les clients exigent souvent la plus grande discrétion), la publicité faite autour de l’engagement des créatifs est, quant à elle, presque inévitable.  » J’aime beaucoup le fait de travailler dans l’ombre, reconnaît Floriane de Saint-Pierre, et je ne cite un client que lorsqu’il m’en donne clairement l’autorisation. D’ailleurs, il y a des clients dont on ne parle jamais. Cela dit, certains directeurs artistiques ne se privent pas d’avouer, une fois installés, qu’ils ont été repérés par mon cabinet. Dans ce cas, je m’autorise à en parler aussi.  » En revanche, l’aspect financier est complètement tabou et aucune information ne filtre sur le montant des rémunérations. Normal. Il faut bien que la profession garde une part de mystère…

Frédéric Brébant

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content