Le répertoire gourmand de Michel Troisgros interprète avec maestria les saveurs acidulées, inscrivant ainsi le célèbre 3-étoiles de Roanne dans le tempo de la modernité la plus pointue. Le bonus ? Le grand chef a confié à Weekend un quatuor de recettes d’une fraîcheur toute estivale.

Michel Troisgros fait son marché sur la place de Roanne, le chef-lieu d’arrondissement de la Loire, rendu célèbre dans le monde entier pour abriter le plus ancien 3-étoiles de France.  » Notre métier, martèle-t-il, c’est la quête permanente du plus beau produit. L’extraordi-naire d’un plat, finalement, cela tient à tellement peu de choses…  » Le chef, du nom de la dynastie fondée en 1930 et qui détient 3 étoiles Michelin sans discontinuer depuis 1968, bavarde allègrement avec Jean-Pierre, son maraîcher, et Monsieur Schweitzer, féru de tomates et de quantité de légumes rares. Avec chacun, il évoque la visite récente de techniciens japonais. Ce petit groupe travaille sur l’acclimatation du wasabi, une plante utilisée comme condiment dans la cuisine japonaise et qui sert à la confection de la fameuse « moutarde » verte accompagnant sushi et sashimi.  » Plus de 90 % du wasabi commercialisé dans le monde n’est en fait que de la racine de raifort colorée en vert, révèle Michel. Le véritable wasabi que l’on vous sert râpé dans les grands restaurants au Japon est une racine au développement très lent. Parce que j’aime ce condiment, un de mes amis japonais m’a présenté au plus gros producteur de son pays. C’est ainsi que nous en sommes arrivés à l’idée de le planter dans notre région française.  »

Du wasabi, Michel passe aussitôt à  » notre  » moutarde.  » Mon père, Pierre Troisgros ( NDLR : le fils de Jean-Baptiste, le patriarche, et le frère de Jean avec qui, en 1955, il décroche la première étoile Michelin), a toujours adoré la moutarde. Il y avait deux pots sur la table, la forte de Dijon et la Savora, plus douce, plus anglaise. De ma grand-mère italienne, j’ai hérité ce goût pour la mostarda de Crémone, des fruits condimentés avec de l’extrait de moutarde.  »

Et Michel d’évoquer la saveur des aigres-doux typiques de la cuisine vénitienne et la personnalité de sa grand-mère maternelle.  » Elle s’appelait Anna Forte et vivait au Coteau, à quelques kilomètres d’ici, confie-t-il. Vers mes 10 ans, mon frère Claude (qui a son restaurant éponyme à Rio de Janeiro) et moi avons cessé d’habiter au-dessus du bar du restaurant pour aller vivre chez elle. Tous les soirs vers 18 heures mon père et ma mère nous rejoignaient et nous mangions tous ensemble. C’est Anna qui cuisinait. Mais mon père était là pour poêler ou rôtir viandes et poissons. Il appréciait aussi toutes sortes de condiments. Outre les moutardes, vous trouviez du Tabasco, de la sauce anglaise. Ses salades avaient de la nervosité. Mon oncle Jean et lui avaient le chic pour vous émincer une échalote à la dernière minute pour vivifier un plat. C’est sans doute là que se trouvent les origines de notre cuisine acidulée.  » Pour preuve ? Ces plats innovants, signés de Pierre et Jean Troisgros, comme le foie gras poêlé aux groseilles ou le très célèbre saumon à l’oseille.

Humer et savourer l’air du temps

En 1968, en couverture du magazine  » Gault et Millau « , Christian Millau titrait :  » J’ai découvert le meilleur restaurant du monde.  » La même année, le Guide Rouge Michelin attribuait à la Maison Troisgros la récompense suprême. Près de quarante ans ont passé et les 3 étoiles brillent toujours du même éclat. Il suffit de pousser la porte d’entrée du restaurant pour humer l’air du temps. Michel attribue ce sens de la modernité à son épouse Marie-Pierre, rencontrée à l’âge de 16 ans à l’école d’hôtellerie de Grenoble. C’est elle qui suit en permanence les nouveaux aménagements, veillant sur le choix des couleurs, des matières, des mobiliers, de la vaisselle. Mais le chef n’est pas en reste… En peinture contemporaine, son choix se porte sur Thomas Schütte ou Helmut Dörner. Pour le mobilier, il craque pour Starck ou Eames, dont il admire la  » Time Life Stool « . Quant à l’architecture, c’est un sujet qui le passionne. Il est intarissable, et il connaît les travaux des plus importants architectes du moment, à un point tel qu’on se demande s’il ne s’est pas trompé de vocation.

Ce qui frappe lorsque l’on rencontre Michel Troisgros, c’est son énergie, cet enthousiasme inextinguible qu’il met au service de l’exploration des saveurs. Tout son art se retrouve méthodiquement expliqué dans son livre  » La Cuisine acidulée  » (Le Cherche Midi, 2004). Et, en été, cet acidulé qu’il vénère se savoure dans des recettes comme les huîtres chaudes à l’oseille et au cumin ; le tronçon de turbot cuit en pâte perdue, jus au vinaigre de cidre ; la selle d’agneau aux écorces d’agrumes ; l’étonnante et succulente escalope de foie de veau au citron vert et anchois fumés ou encore le rond de tête de veau aux tomates acidulées, vinaigrette aux cornichons.

L’oseille, le vinaigre, les agrumes, les citrons verts et jaunes, les tomates et aussi la moutarde, la rhubarbe, la pomme verte, le coing, la grenade, l’abricot, le fruit de la passion, les fruits rouges et les vins blanc, rouge et jaune sont admirablement mis en scène. Le rôle de tous ces ingrédients dans les plats ? Leur apporter de la nervosité. Avec une joie enfantine, Michel se surpasse pour titiller nos papilles, éveiller une attention qui se serait endormie. Sa cuisine est donc tout sauf ennuyeuse, convenue. Car l’acidité lui permet d’oser beaucoup de choses.

Dans le répertoire de Michel, on trouve des accords nés à Roanne sous l’impulsion de la génération précédente et qui sont devenus des classiques, comme le fameux saumon à l’oseille ou le civet de lièvre aux baies de cassis, dont l’acidité est aussi apportée par le vin rouge. D’autres accords semblent plus surprenants, comme cette tarte moutardée aux sardines composée de pâte brisée, de tomates confites au four et de sardines préalablement badigeonnées de moutarde forte sur la face en contact avec les tomates. On peut également pointer les larmes de betteraves tiédies couvertes de truffes fraîches, le tout reposant sur une mousse de betterave au yaourt à l’huile d’olive et au vinaigre ou encore le homard rôti à la grenade ou le médaillon de veau aux éclats de grenade.

Les délices d’Asie (Troisgros compte une boutique et un café à Tokyo) séduisent irrésistiblement Michel. Décidément très inspiré, le chef a imaginé cet étonnant canard laqué  » Peking Style  » mikado d’endives et de rhubarbe. Et cet engouement n’est pas près de s’arrêter. La cuisine de Roanne déploie les richesses du yuzu, un extraordinaire citron japonais tandis que dans le petit jardin du restaurant, pousse du shiso pourpre, le basilic asiatique…

Carnet d’adresses en page 104.

Jean-Pierre Gabriel

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