Christine Laurent
Christine Laurent Rédactrice en chef du Vif/L'Express

(*)  » Victimes de la mode « , éd. La Découverte, 226 pages.

C’est fou ce qu’on aime se raconter des histoires. Non pas que notre vie soit ni râpée ni ratée. C’est juste pour y apporter quelques fioritures, deux ou trois touches colorées. On brode, on enjolive, on fabule aussi un tout petit peu. Rien de bien méchant.  » L’identité est inséparable d’une mise en récit « , affirme le philosophe Paul Ric£ur. Pas étonnant dès lors que ces rêveries trouvent naturellement refuge au creux de nos tiroirs et de nos penderies, dans les pinces, les plis et les replis de nos vêtements. Rien que des futilités, dénonceront les fâcheux. Pas sûr. Car parler chiffon est loin d’être frivole. Les fringues nous propulsent, au contraire, tout droit au c£ur de la condition humaine.

C’est ce que nous prouve le sociologue Guillaume Erner (*). Comprendre avant de juger, voilà ce qu’il nous propose. De fait, si on pointe volontiers les fashion victims, on s’interroge rarement sur leur volonté de se soumettre avec tant de facilité à la servitude nourrie par les tendances. C’est que la mode touche une question essentielle pour nos contemporains, celle de leur identité, épingle Erner. Notre engouement pour le look cacherait de fait la ferveur pour ce que nous avons de plus cher : notre petite personne.

Jusqu’il y a peu, la tradition permettait, tant bien que mal, de se définir et de trouver sa place dans la société. Aujourd’hui, ni la religion, ni les idéologies n’organisent plus l’espace social. Résultat : dans un monde désenchanté, l’individu est désormais seul responsable de sa propre biographie. Et il est si difficile de savoir qui l’on est. La mode, dans ce contexte, peut jouer un rôle intégrateur, explique Erner. Elle permet de se poser en s’opposant, de s’intégrer dans une société tout en s’en distinguant. Car chacune de nos tenues est construite de manière délibérée et consciente. On n’enfile pas tel jeans ou tel tee-shirt par hasard. Notre look informe l’autre sur l’image que nous voulons lui donner. Autant de panoplies enjôleuses pour construire nos apparences. On bricole pour devenir soi et prendre sa place, tout simplement.

Mais il s’agit de conjuguer subtilement imitation de l’autre et distinction, la différence étant devenue pour chacun un idéal de réalisation de soi. Le tout saupoudré d’une jolie dose d’ironie. Qui permet aux modeux d’être à la fois les acteurs et les spectateurs de leur histoire. D’inventer un nouveau langage dans leur rapport au monde et aux autres, tout en maintenant une vraie distance. Un jeu à la fois ludique et narcissique pas toujours facile à suivre. Même pour les plus grands couturiers devenus, à leur tour, les nouvelles victimes de la mode. Car aujourd’hui, la rue, capricieuse, est dangereusement créatrice. Et c’est elle qui les bouscule. Et c’est Christian Lacroix, lui-même, qui le dit !

Christine Laurent

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