Elle est allemande, mais défile à Milan. Elle semble distante, mais se révèle altruiste. Elle joue sur la tradition, mais dans un souci de modernité. Rencontre avec Gabriele Strehle, moteur créatif du label Strenesse, qui fait de l’harmonie sa philosophie de vie.

Carnet d’adresses en page 137.

Mélangeant la rigueur allemande à la sensualité italienne, les silhouettes griffées Strenesse semblent s’accommoder sans complexe de cette élégance nomade qui traverse les frontières. Le coup de ciseau est précis, l’allure déterminée et l’invitation à la séduction intelligemment suggérée. Maître d’£uvre de cette mode audacieuse, Gabriele Strehle semble avoir réalisé un rêve enclenché il y a trente ans déjà.

C’est en 1973 que la jeune femme fraîchement diplômée de l’école de mode de Munich rejoint en effet la société bavaroise Strehle, spécialisée dans un prêt-à-porter féminin ultraclassique. L’amour et le travail faisant parfois bon ménage, la styliste Gabriele Hecke (de son nom de jeune fille) tombe sous le charme de Gerd Strehle, fils des fondateurs et futur patron de la vénérable entreprise familiale. A cette époque, le jeune Gerd vient de lancer une seconde ligne de vêtements moins conventionnelle qu’il a baptisé Strenesse, un mot-valise formé de l’appellation Strehle et du mot français jeunesse, histoire d’interpeller un public allemand davantage séduit par la mode parisienne.

En quelques années à peine, le couple Gabriele-Gerd transforme l’inconnue Strenesse en un label pointu et apprécié pour son élégance raffinée. La styliste est promue directrice artistique de la société et devient officiellement Madame Strehle en 1985. Le défi étant relevé sur le territoire national, le couple rêve alors d’expansion européenne. L’année 1990 sera celle d’une double naissance pleine de promesses : d’une part, Gabriele et Gerd sont les heureux parents d’une petite Clara et, d’autre part, le couple lance Strenesse sur le marché international. La mécanique est bien huilée : cinq ans plus tard, la marque organise son premier défilé à Milan et signe un contrat d’implantation au Japon. Viendront ensuite, au fil des années, une ouverture sur les marchés américain et russe, le lancement de parfums et d’une ligne masculine, sans oublier bien sûr les boutiques en nom propre inaugurées ici et là.

Aujourd’hui, Strenesse compte parmi les grands noms du prêt-à-porter mondial et Gabriele Strehle semble plus sereine que jamais. Pour Weekend Le Vif/L’Express, la créatrice a accepté de faire le point sur sa philosophie de la mode, son attachement à la tradition, ses sources d’inspiration et ses rêves futurs.

Weekend Le Vif/L’Express : Comment la passion de la mode s’est-elle imposée à vous ?

Gabriele Strehle : Je pense qu’il s’agit d’une force qui était en moi quand j’étais enfant. A l’époque, je n’étais pas très extravertie, pas très sportive, et je passais pas mal de temps à faire des vêtements pour mes poupées. Je prenais beaucoup de temps pour moi. Adolescente, j’ai pris la décision de travailler dans un petit atelier de couture et puis, j’ai étudié la mode à Munich. Les choses se sont faites très naturellement…

Aujourd’hui, comment définiriez-vous votre vision du vêtement ?

Le vêtement doit élever la personnalité de celui ou de celle qui le porte. Et c’est pour cette raison que j’ai toujours recherché le confort de la personne avant tout. Le vêtement doit être comme une seconde peau. Autrement dit, la personne est prioritaire car elle doit se sentir à l’aise. Le vêtement vient après, mais d’une façon intelligente : il doit être à la fois conçu pour se faire oublier et mettre la personne en valeur. Je vous donne un exemple : quand une femme exagère dans sa façon de s’habiller, quand elle porte trop de bijoux ou trop de couleurs, on finit par ne plus voir son visage. Et cela, pour moi, c’est inconcevable. Ce n’est pas élégant du tout ! A mes yeux, la symbiose doit être parfaite entre le vêtement et la personnalité d’un individu, mais avec toutefois le bénéfice accordé à la personne. Ma vie est dédiée à cela : trouver les formes et la qualité idéales qui participent à cette conception de la mode. Et je suis très heureuse de le faire !

Dans votre conception de la mode, l’attachement à la tradition semble primordial…

Tout à fait ! Ma conception de l’élégance passe par la tradition. C’est un leitmotiv. Mais avec une approche qui se veut toutefois moderne. La qualité du vêtement est tout aussi essentielle et, dans cette optique, elle doit aider à supporter ce désir de tradition revisitée. Il faut donc arriver à traduire la qualité de la tradition dans une nouvelle approche en mélangeant, par exemple, du cachemire avec de l’élastique, de la soie, du lin… C’est ce que j’ai appris à mes débuts : faire évoluer la qualité de différentes manières pour souligner cet attachement à la tradition d’un point de vue moderne. L’idéal est de combiner la forme avec cette qualité : cela donne une silhouette qui ne doit être ni trop vieille ni trop mode. Il faut trouver le bon équilibre. Pour souligner cette importance de la tradition, j’ai d’ailleurs créé des étiquettes à l’intérieur des vestes pour homme où l’on peut écrire son nom et la date de l’achat. Pour moi, c’est une façon de dire aux gens qui portent mes vêtements :  » Voilà, j’ai créé cette veste spécialement pour vous. Acceptez cette idée de tradition que je souhaite amener sur une voie moderne.  » Finalement, il faut arriver à énoncer ce paradoxe : cette veste n’est pas vraiment une veste, c’est une atmosphère, c’est une façon d’être. Car, une fois de plus, le vêtement doit aider à élever la personnalité de l’individu.

Vous semblez vouloir fusionner les extrêmes : la tradition avec la modernité, la rigueur avec la sensualité…

Je le répète : il faut trouver le bon équilibre. Je suis allemande, mais je passe beaucoup de temps à Milan parce que j’y ai des bureaux et que les défilés de Strenesse y ont lieu. Franchement, je pense qu’il est important de faire bouger les traditions européennes d’une manière moderne. Car nos vies ont évolué. L’amour de la tradition n’empêche pas de mélanger les styles. En mode comme en cuisine, on peut jouer la carte de la fusion…

Qu’est-ce qui nourrit votre moteur créatif au jour le jour ?

Il y a beaucoup de choses. Il y a d’abord ma famille. Le fait aussi de rencontrer des gens. Observer la nature. Ecouter de la musique, qu’elle soit classique ou moderne. Contempler des tableaux. Entrer profondément dans tous ces processus créatifs et ressentir ce qui se passe, même si, pour moi, il est impossible de dire si je préfère tel ou tel type de musique, tel ou tel type de peinture. Cela dépend vraiment de mon humeur et de mes sentiments du moment. Et puis, il y a aussi la natation et mon rapport à l’eau. L’eau représente pour moi la méditation pure. Je peux m’asseoir sur une plage, au calme, n’importe où dans le monde et vivre un moment important où je me retrouve vraiment. C’est pareil pour la cuisine : cela peut sembler anodin, mais pour moi, cuisiner est aussi une façon d’être seule et de me retrouver face à moi-même. En plus, c’est aussi un processus créatif, ce qui ne gâche rien ! Bref, je dirais que, pour moi, l’important est de trouver un équilibre entre sa famille, ses amis, ses loisirs, ses contacts professionnels, sans oublier de se retrouver seule de temps en temps pour bien se nettoyer l’esprit. A partir de là, on peut se mettre à travailler…

Mais, par exemple, dans votre travail quotidien, votre fille de 13 ans vous inspire- t-elle parfois ? Je veux parler de son mode de vie, de ses amis, de sa génération…

Je vais vous dire quelque chose que très peu de gens savent et que je n’ai jamais dit à la presse. Jusqu’à présent, ma fille a toujours été un peu à l’écart de ma vie professionnelle. Bien sûr, elle voit les collections, elle apprécie certaines pièces, mais d’une façon générale, elle trouve la marque trop chère, donc ça ne va pas plus loin. Or, pour la saison de l’hiver 04-05 ( NDLR : cette collection sera présentée dans quelques jours à Milan), je lui ai proposé :  » Si tu veux, tu peux faire une pièce pour la ligne Blue ( NDLR : la ligne jeune de Strenesse). Tu peux réaliser la pièce qui serait idéale pour toi. Et tu pourras même renouveler l’expérience chaque saison.  » Elle a répondu :  » Oui, mais j’ai besoin d’un concept !  » et elle s’est révélée très active. Elle dessine depuis qu’elle a 5 ou 6 ans et elle est formidable. En fait, je lui ai dit que, de cette façon, elle pourrait mieux comprendre le travail de ses parents, le processus de création, le processus de fabrication et voir comment une silhouette se met à exister petit à petit. Bref, elle s’est installée quelques jours dans l’équipe et elle s’est réellement impliquée. Elle a imaginé plusieurs pièces, elle a vu les premières formes, elle n’était pas très contente et, finalement, elle a réalisé un tee-shirt pour la saison hiver 04-05. Mais le plus important, c’est qu’elle comprend désormais beaucoup mieux mon travail et qu’elle a appris énormément par elle-même. Aujourd’hui, elle est tellement enthousiaste qu’elle me demande déjà :  » Maman, quand commences-tu la saison d’été ? » ( rires).

Cela veut-il dire que vous espérez que votre fille reprenne, à long terme, les rênes de la société ?

Je ne la pousserai jamais dans cette direction. Personnellement, je sais ce que représente cette fonction et j’en ai souvent fait des cauchemars ! Donc, je ne veux certainement pas la forcer. Pour moi, l’important est qu’elle comprenne ce qu’est mon métier. C’est pour cela que je lui ai ouvert la porte. Au-delà de ça, si elle veut un jour s’investir à 100 % dans Strenesse, il faudra surtout qu’elle le ressente. Mais si elle ne le sent pas, elle fera autre chose. Il n’y a pas de problème ! On ne peut être innovateur et créatif dans son métier que si on y est véritablement heureux. C’est primordial et c’est valable pour tout le monde.

Mais dans vos rêves, vous aimeriez tout de même que Strenesse reste une entreprise familiale et donc que votre fille vous succède un jour…

Oui, bien sûr, j’aimerais que Strenesse reste une entreprise familiale dans le futur, mais je sais que cela représente beaucoup d’énergie. Donc, c’est à elle de voir ! Vous savez, l’authenticité d’une marque est tellement importante aujourd’hui. Il n’y a pas que le marketing ! Evidemment, la stratégie marketing est importante au sein de toute entreprise, mais l’essentiel reste, à mes yeux, la créativité. Et cette créativité doit venir du ventre, du c£ur et de la façon dont vous vous sentez dans l’entreprise. Elle est forcément liée à l’authenticité. Bref, j’aimerais vraiment que, dans vingt ans, Strenesse ait la même philosophie qu’aujourd’hui, quelle que soit la personne qui dirige l’entreprise.

Vous semblez être résolument  » à part  » dans le monde scintillant de la mode. Vous êtes plutôt discrète et pas très mondaine…

Je ne cherche pas à être différente, mais je pense que l’important est de faire ce que l’on ressent. Je ne suis pas contre les mondanités û d’ailleurs parfois j’y adhère ! û, mais je sais que si je sors trop, je risque de perdre l’esprit que je veux insuffler à mes vêtements. C’est pourquoi j’essaie de trouver un certain équilibre, même si cela peut parfois sembler étrange au regard des autres. Je ne suis pas Karl Lagerfeld !

Quelle est la chose la plus importante que vous ayez apprise dans votre vie jusqu’à présent ?

Il est important d’être deuxième. Je me bats pour cela et c’est un combat honnête. Car il ne faut pas toujours penser à soi. D’ailleurs, ma mère m’a jadis poussée à réfléchir dans cette logique : ou bien votre opinion est égoïste et elle bloque tout dialogue ; ou bien, elle est ouverte à l’autre et elle donne de la force à la discussion. C’est ça la base. Etre la première ne m’intéresse pas. Je préfère être deuxième. Car je ne veux pas être égoïste. Surtout au sein de ma famille.

Propos recueillis par Frédéric Brébant

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