Un appartement d’esthète, comme un temple. Taillé sur mesure pour et par Didier Ludot, antiquaire de mode, spécialiste de la haute couture française et collectionneur fou, épaulé par Félix Farrington, styliste fan de Marie-Antoinette et de porcelaine. Attention, précieux.

Il n’y a que lui seul, excepté Félix Farrington, pour choisir un appartement parisien parce que la balustrade du hall d’entrée, authentiquement xviiie siècle, est d’une rareté et d’une beauté à toute épreuve. Didier Ludot, inspiré par cette rampe Régence en bois de rose, vit dans un univers proustien, façon Saint Laurent. Derrière cette porte bleue, en hommage à une autre porte bleue, dont la couleur avait été choisie par Charlotte Aillaud, s£ur de Juliette Gréco, compagne du dernier des dandys, le baron Alexis de Redé, bref, en hommage à l’appartement de cette vieille dame chic et indigne qui avait rendu Didier Ludot dingue. Avec lui, tout est toujours référentiel. Et teinté de nostalgie. Car l’homme est une sommité en matière d’antiquités de mode, haute couture et haute fourrure comprises.

Mélange de genres

Didier Ludot est un collectionneur fou. Posséder plus de cinq mille vêtements griffés, n’est-ce pas définitivement se ranger dans cette catégorie-là ? Ses trésors portent la signature de Madame Grès, Cristobal Balenciaga, Madeleine Vionnet, Elsa Schiaparelli, Christian Lacroix, Courrèges, Paul Poiret, Yves Saint Laurent surtout. On ne verra rien de cette collection, qu’il lui est interdit d’exposer dans cet appartement de collectionneur, tout est soigneusement conservé ailleurs, c’est Félix Farrington qui l’a exigé, par contrat, il faut parfois pouvoir résister à ses passions. Tout au plus, pourrait-on y admirer, parfois posée sur une chaise capitonnée rouge, une paire de chaussures Roger Vivier, celle qu’il a achetée il y a peu, par exemple, en lamé argent, brodée de pierres du Rhin et de rubis, parce que, contrairement aux autres, celles-là sont un peu moins sensibles à la lumière et qu’une paire d’escarpins se marierait ma foi très bien avec le xviiie siècle et les années 80, le Sèvres et le Memphis qui donnent le ton.

Obsessions ordonnées

Reprendre son souffle un instant, car, ici, le regard s’affole au premier abord. Dans cet hôtel particulier, fin xviie siècle, remanié sous Louis XVI et scindé en deux sous Louis-Philippe  » pour en faire une rue « , l’étage des maîtres forme un appartement hors du temps. Gravures, porcelaines, bijoux, brocart, vermeil, rien n’est laissé au hasard. Surtout pas le bel ordonnancement des passions de Didier Ludot. Doublées de celles de Félix Farrington qui travailla comme styliste  » pour Monsieur Bohan chez Dior, pour Monsieur Saint Laurent, Monsieur Estérel et puis Monsieur Armani « . Le premier est obsédé par les robes (petites noires et haute couture), le second par la porcelaine. Résultat, leurs objets de désir, forcément  » sublimes « , trouvent ici leur place, côte à côte. Et tout a été refait, pensé, mouluré, tendu de cuir sang de b£uf pour mettre en scène leurs obsessions.

Aux cimaises, le portrait en bonne et due forme de leurs trois chiens, deux carlins et un bouledogue anglais, très religieusement baptisés Dior, Dita (pour Von Teese) et Wallis (pour Simpson). Dans la foulée, des tableaux de carlins qui viennent de chez la vraie Wallis, la duchesse de Windsor, ou de chez Alexis von Rosenberg, deuxième baron de Redé, des gravures, des bijoux, des statues, des livres, une bibliothèque qui fait le mur, – ils pensaient naïvement qu’elle serait assez spacieuse, mais c’était compter sans la boulimie de Didier Ludot,  » j’achète tous les livres qui se publient sur le monde de la couture « .

Vitrines vintage

Il est la mémoire de la haute couture française, Didier Ludot. De la grande maison de son enfance, celle de sa grand-mère, à Fougères, près de Rennes, où il passait ses vacances et son jeudi de congé, il a gardé le goût des (belles) robes. Il y avait là un étage avec décors de théâtre et vêtements inusités, à peu près rangés, les smokings de grands-pères, les fourreaux perlés des grand-tantes, les vestiges des mariages et des baptêmes, et surtout le droit de jouer avec ces habits de gala qui épataient encore la galerie, lui en premier. Il n’a jamais oublié les toilettes de sa mère, si élégante, sa petite robe noire qu’elle avait parée de bijoux turquoise, ces séances d’essayages chez la couturière, l’époque voulait que l’on copie alors les modèles de Jeanne Lanvin et de Mademoiselle Chanel. Il a tout conservé intact dans sa mémoire, passé son bac, son temps chez les antiquaires, écumé les salles de vente, étudié l’architecture d’intérieur, à l’école supérieure des arts modernes dans le Paris des années 70, fait l’étalagiste à la compagnie de l’Orient et de la Chine et laissé ses pas l’entraîner du côté du jardin du Palais Royal, Paris ier.  » C’était un endroit très triste, on n’y trouvait que des numismates, des marchands de timbre et un ou deux joailliers.  » Il y déniche pourtant une petite boutique à louer, il s’y installe le 1er avril 1974 et y vend ce qu’il a trouvé lors de ses chasses, des bijoux Art déco, en Bakélite, puis très vite des sacs, des bagages anciens,  » du rétro – c’est ainsi que l’on appelait alors le vintage. « 

Très vite, le bouche-à-oreille fait son office,  » des vieilles dames m’ont alors amené de la haute couture et de la haute fourrureà  » Il en aime les coupes, les tissus, les broderies et les histoires qui leur collent aux basques, les fantômes de celles qui les ont portées. L’on n’évitera pas le mot vintage, même s’il ne l’aime guère,  » trop galvaudé « , employé aujourd’hui  » à mauvais escient « . Son vintage à lui recouvre cette définition, la sienne, presque £nologique – un vêtement vintage comme  » un grand cru « ,  » représentatif d’une mode, du style du créateur, dans son état original, emblématique « .

Depuis, Didier Ludot a deux griffes, trois boutiques et six vitrines, joli terrain de jeu. Durant la Fashion Week, il se plaît à faire vivre ses devantures autrement, invite des créateurs différents, Zac Posen, Osman Yousefzada et Alexis Mabille ou la sculptrice iranienne Maryam Mahdavi qui, jusqu’au 3 avril prochain, avec ses meubles poétiques Infidèles, fait les beaux jours de sa boutique de la galerie Montpensier, Palais Royal. Il avoue, Didier Ludot, qu’il n’est jamais à une fête près. En septembre 2009, pour célébrer les 10 ans de sa collection couture  » La Petite Robe Noire « , un choix acéré de ce vêtement emblématique, la quintessence du chic parisien, il lance une autre ligne,  » DL Palais Royal « . à grand renfort de jolis mots signés Christian Lacroix, Catherine Deneuve ou Inès de la Fressange, avec parfum maison, une Eau blanche créée spécialement pour l’occasion par le nez Francis Kurkdjian et avec diffusion généreuse dans le grand bassin et la fontaine-sculpture de Pol Bury au c£ur du jardin du Palais Royal. Ambiance Si Versailles m’était conté.

Full sentimental

La nostalgie, c’est son rayon. Et les expositions aussi. L’occasion fait le larron. Il prête alors ses trésors, au Met à New York pour la rétrospective Chanel, au Modemuseum d’Hasselt pour le New Look, ou à Paris, au musée Galliera pour Jacques Fath, au musée de la Marine pour Les marins font la mode ou aux Arts décoratifs pour L’Histoire idéale de la mode contemporaine (lire en page 84). Tout cela lui permet  » juste  » de redécouvrir ses trésors.  » J’oublie parfois certaines pièces de ma collection. Quand on participe à une exposition, toutes ces robes qui n’étaient plus sorties de mes armoires depuis vingt ou vingt-cinq ans sont mises en beauté, bien repassées, bien mannequinées. J’aime alors me promener seul dans les allées des musées et je me souviens à qui je les ai achetées. Je suis sentimental avec les robes.  »

Il ne le niera pas, chaque robe une histoire. Il faut l’écouter raconter cette excitation au creux du ventre quand il entend les roulettes d’une valise frapper en cadence les dalles des galeries du Palais Royal et qu’une femme pousse la porte de sa boutique, entrouvre un carton Lanvin et qu’apparaît un bout de tissu d’une robe année 1930. Un petit miracle, souvent, comme avec cette robe Dior  » sublime  » tombée du ciel,  » trois jours avant les fêtes « .  » J’ai reconnu la broderie, le drap à peine soulevé. Celle qui voulait me la vendre avait été la proposer au musée Christian Dior à Granville, on l’avait envoyée balader, j’ai acheté la robe, elle était tellement belle, entièrement rebrodée de strass et de petites roses, elle datait de 1955, c’était mon cadeau de Noël.  » Pas question de la vendre, juste la mettre à l’honneur, en vitrine, pour le plaisir.  » Arrivent deux femmes un peu moches qui demandent son prix, je leur dis que je ne la vends pas, elles insistent, c’est pour une star, je donne un prix fou, elles me répondent que ce n’est pas un problèmeà  » Plus tard, Reese Witherspoon débarquera avec gardes du corps et sa clique, essai, battement de c£ur, elle est parfaite,  » faite sur mesure pour elle « , elle la portera aux Oscars en 2006 mais sans jamais dire que cette merveille vient de chez Didier Ludot. Ne pas s’étonner dès lors qu’il lui arrive de lâcher un ou deux trucs vachards, parfois, la vengeance est un plat qui se mange froid.

Royal trésor

Dans le salon céladon, rien qui puisse rappeler qu’on est au xxe siècle. Pas la peine de chercher la cuisine, seule entorse à l’époque, elle date vraiment du xxie siècle, mais elle est cachée là, derrière le trompe-l’£il, au fond à gauche. Un peu partout des jacinthes  » pour leur parfum magnifique  » et des hortensias séchés, cueillis dans le jardin qui borde leur  » cabane « , entre Rouen et Maisy, où coule la Seine. Des porcelaines encore, de la soie parme, une peau de zèbre, deux banquettes de hall, vénitiennes xviie siècle, un guéridon Transition, un totem de Ettore Sottsass, un petit secrétaire de voyage, avec laque chinoise et tiroirs secrets. Un mélange savant et ordonné, un goût pour les petites histoires, les empreintes digitales laissées sur ces objets précieux, comme sur ce porte-cigarettes, celui d’Yves Saint Laurent. Le lot 1 116 de la dernière vente aux enchères, un étui en argent doublé vermeil signé Fouquet, laque de Chine et serpent, il y a même encore un peu de tabac dedans. Quoi d’autre, pour l’inventaire, sous le regard bienveillant de Marie-Antoinette, du prince de Condé et d’une courtisane de Louis XV ? Un petit bronze, deux repose-pieds Regency, ayant appartenu au même YSL, des tabatières, des pastels collectionnés par l’un, des livres collectionnés par l’autre, des chaises recouvertes de tissus qu’ils font parfois refaire à leur convenance, tout ça sur fond de Mozart et de Brahms tandis que la petite chienne Dita couine, c’est l’heure de la promenade.

Par Anne-Françoise Moyson / Photos : Renaud Callebaut

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