En huit ans, l’inventeur de la chaussure qui respire est devenu n°1 en Italie et n°4 mondial. Cette marche triomphale doit tout à Mario Moretti Polegato, créateur du concept, fondateur et actionnaire majoritaire de la société. Portrait d’un battant dont l’ambition bouscule les grosses pointures du secteur.

Bien sûr, il aurait pu sortir le grand jeu. Marquer le coup en chaussant û un verbe amusant, quand il s’agit du 4e fabricant de chaussures mondial derrière Timberland, Clarks et Ecco û l’une de ses créations les plus excentriques. Par exemple, les lunettes qui peuvent servir également de trombone pour réunir des feuilles de papier. Mario Moretti Polegato, président de Geox Respira, n’a que l’embarras du choix. Branchez-le  » lunettes  » et il étalera sur son bureau une trentaine de paires de binocles fabriquées en un exemplaire unique. De toutes les formes et dans des couleurs qui rendraient Elton John malade de jalousie.

Non, le 1er décembre dernier, ce grand gaillard expansif de 52 ans, aux faux airs d’Ilie Nastase (un avantage certain quand on est également consul général de Roumanie pour l’Italie du Nord-Est), avait choisi une monture bicolore noir et blanc. Pour sonner la cloche qui marquait, ce jour-là, l’introduction de Geox à la Bourse de Milan, il Presidente se l’était joué sobre. Le marché, lui, s’était emballé, faisant grimper l’action du roi de la semelle à trous de près de 19 %, à 5,47 euros.  » Je n’avais pas besoin d’ouvrir le capital. Ce sont les financiers qui m’ont mis la pression « , commente Polegato, qui détient toujours 75 % de la société, avec son fils unique, Enrico, 23 ans, étudiant en droit à la faculté de Padoue.

Le bonheur ne se boude pas : les 355 millions d’euros que la Bourse devrait avoir rapportés au fondateur de Geox seront affectés à une ambition unique. Dévorante. Proclamée sans aucun complexe : devenir le n°1 mondial après s’être hissé en huit ans sur la première marche du podium italien. Les chiffres de la réussite parlent d’eux-mêmes : en 2004, le groupe a vendu 9,2 millions de paires de chaussures, soit 3 millions de plus qu’en 2003. Polegato est bien convaincu que sa marche triomphale ne s’arrêtera pas là. Son raisonnement est simple : 90 % des gens qui possèdent des chaussures marchent sur des semelles en caoutchouc ; demain, quand ils devront en changer, ils choisiront Geox et sa semelle à trous pour ne plus acheter autre chose, parce qu’ils seront convaincus de l’excellence du produit.

La foi du charbonnier est toujours émouvante. Surtout quand l’inventeur fait totalement corps avec son invention. En fait, chez Geox, l’homme s’est fait semelle, toujours prêt à montrer, démontrer et faire la réclame.

Les 250 magasins conçus par cet homme en constante ébullition sont sans chichis, sans vitrine non plus. Le client doit pouvoir toucher, regarder sous toutes les coutures. Sentir, peut-être.  » La star, c’est le produit « , dirait Jean-Pierre Coffe. Mario Polegato en est tellement persuadé qu’il n’a jamais voulu d’autre représentation publicitaire. Pour présenter Geox, pas de jeune femme bien sous tous rapports ou de sportif connu tous muscles dehors. Uniquement le dessin sans fioritures d’une semelle d’où s’échappent les jets puissants d’une vapeur dont on ignore l’origine, mais dont on se doute qu’elle ne doit pas être inodore. Moretti Polegato en rigole encore :  » Les Allemands m’ont dit que c’était moche et les journaux de mode italiens n’en voulaient pas.  » En 2005, il n’y a plus aucune contestation.

Tout commence en 1992 outre-Atlantique par une erreur d’appréciation. Polegato, £nologue de formation et diplômé en droit, était venu dans le Nevada pour représenter la société viticole familiale à un congrès sur le vin. Après la clôture des travaux, il avait décidé de faire une promenade dans les Rocheuses, armé d’une paire de chaussures à semelles de caoutchouc qui devaient, pensait-il, faire largement l’affaire. Il se trompait. Il fait atrocement chaud. Le randonneur transpire tellement des pieds qu’il pense s’évanouir. Alors, prenant un couteau, il taillade le dessus de ses semelles. Hélas ! le lendemain, il pleut et ses chaussures se mettent à pomper l’eau. Dès lors, Mario Moretti Polegato n’aura plus qu’une idée : mettre au point une technique qui permette aux chaussures d’évacuer la sueur et les odeurs, tout en restant imperméables.

Passer à l’acte

 » La plupart des gens ont des idées qu’ils exposent à leurs amis ou à leur famille sans leur donner de suite. Moi, je suis passé à l’acte, c’est tout « , explique Polegato. Les premiers pas sont hésitants. Soucieuse du confort de ses cosmonautes, la Nasa a bien mis au point une membrane qui correspond à ce qu’il recherche. Mais celle-ci est trop fragile pour être insérée dans une semelle. Il faudra associer les chercheurs de l’université de Padoue, ceux du CNR de Milan et leurs homologues allemands de Munich pour déboucher sur quatre brevets déposés immédiatement dans le monde entier. Le secret ? Une semelle percée de minuscules trous dans laquelle est encastrée une membrane spéciale prise en sandwich entre deux couches d’un matériau fin et très résistant.

Si le rêve est américain, c’est dans le nord-est de l’Italie qu’il a pris corps. A Montebelluna, au pied des Préalpes vénitiennes : depuis plus d’un siècle, cette petite ville calme et riche est un haut lieu international de la chaussure, sinon la capitale mondiale du snow-boot. 400 entreprises s’entassent dans ce sanctuaire de la godasse (de sport principalement) de 50 kilomètres de côté : 150 producteurs et 260 sous-traitants, qui font travailler 9 000 personnes en Italie et 70 000 dans le monde entier.

Pour bien comprendre le phénomène, il faut prendre de la hauteur, monter à la villa Zuccareda Binetti, qui abrite le musée de la Chaussure de montagne et de sport. Une trentaine de grands groupes, dont Benetton, Geox, Rossignol ou Tecnica, ont mis la main à la poche pour financer le projet et fourni la plupart des vitrines qui témoignent de l’extraordinaire vitalité de l’industrie locale. De la botte de postillon du xviie siècle à la ballerine d’escalade libre du début du xxie siècle, en passant par les chaussures de ski des années 1930 et les coques intégrées pour le vélo.

 » L’une des principales caractéristiques du district est sa capacité à changer rapidement « , analyse Aldo Durante, le directeur du musée. Montebelluna s’est développée dans la chaussure de montagne parce que la ville était le premier marché que les montagnards italiens trouvaient sur leur route quand ils descendaient de leurs sommets enneigés. Vient ensuite la mode du ski réservé au départ aux classes aisées, puis la vague irrépressible des sports d’hiver.

Pour Montebelluna, le big bang date de 1966. Cette année-là, l’Américain Bob Lange met au point la coque en plastique.  » Qu’il s’agisse de ski ou d’autres sports, le district est alors tombé dans la culture de la chaussure technique « , embraie Durante. Ceux qui ne peuvent pas suivre disparaissent, alors que la production s’industrialise et que débarquent les grosses pointures dotées de moyens financiers sans commune mesure. Conséquence : commencées en 1974, avec le rachat du groupe italien Caber par l’américain Spalding, qui tombera ensuite entre les mains de Rossignol, lui-même racheté par Adidas en 1997, les restructurations s’accélèrent dans les années 1990. Place aux multinationales habituées aux combats des marchés extérieurs. L’autrichien HTM rachète Brixia (marques Munari et San Marco). Salomon se paie San Giorgio et Nike met la main sur Canstar. Mais les champions locaux montent, eux aussi, en puissance : Dolomite et Tecnica fusionnent, tandis qu’un consortium de Montebelluna reprend le groupe Lotto, l’une des sociétés historiques du district.

Oubliez le bruit des regroupements industriels et le fracas des batailles financières ! Tous ont masqué une cruelle réalité : côté technique, le district avait plutôt tendance à roupiller gentiment. Depuis les années 1970 et le plastique injecté, aucune innovation majeure n’était venue bouleverser ses habitudes. Bien sûr, çà et là, certains fabricants ne sont pas restés les pieds dans le même sabot. A Asolo, la famille Parizotto, qui avait repris la vieille société Scarpa en 1957, a bouleversé la traditionnelle chaussure de ski de fond.  » Les fondeurs ne juraient que par le cuir. Nous avons réussi à leur faire adopter le plastique « , souligne, pas peu fier, Sandro Parizotto, président de Scarpa, devenue le leader mondial sur ce marché. Bien joué, mais le télémark est bien trop limité pour pouvoir relancer une zone de crise. En 2003, selon le dernier rapport de l’Observatoire économique de Montebelluna, le district a perdu 7 % de part du marché en volumes et 5 % en valeur. Pas le pied.

Durante en mettrait sa main au feu :  » Les révolutions techniques n’arrivent pas tous les jours. Geox en est une.  » Curieusement, Mario Moretti Polegato n’a pas cherché au départ à monter sa propre production. Convaincu qu’il serait accueilli comme le Messie par une industrie à la recherche d’un nouveau souffle technologique, il voulait seulement vendre son idée. Personne ne croit dans l’avenir de sa trouvaille. Les grands groupes étrangers et les industriels locaux s’essuient les pieds sur sa semelle. Humiliant.

Miser sur les hommes

Alors, en 1996, Polegato transforme sa petite entreprise baptisée  » Pol  » (comme Polegato)  » Scarp  » (de  » scarpone « , brodequin en italien) en Geox : Geo pour la terre et X pour la technologie. Les tout débuts sont laborieux. Un observateur anonyme se souvient :  » Il y croyait totalement. D’autres auraient jeté l’éponge.  » L’acharnement est d’autant plus méritant que Mario n’avait pas vraiment besoin de Geox pour vivre. Les Moretti Polegato ne sont pas pauvres comme Job, comme l’exigerait une  » success story  » pur sucre. La famille de Mario, présente depuis trois générations dans le vin, possède Villa Sandi, l’un des dix premiers groupes viticoles italiens (40 millions d’euros de chiffre d’affaires).

L’appui familial n’explique pas tout. Il faut prendre en compte le terreau que constitue Montebelluna.  » Même s’il sortait de la chaussure de sport, Geox a bénéficié de la culture ambiante « , analyse Durante. Le fondateur de Geox reconnaît volontiers qu’il ne savait rien de la production et qu’il a misé sur les hommes. Un commando de base de cinq personnes choisies pour leur connaissance du secteur et leur foi dans la semelle qui respire.  » Je leur ai simplement dit :  » Si vous croyez en moi, vous pourrez devenir de très grands managers.  » Promesses tenues. Huit ans plus tard, les cinq mousquetaires occupent le haut de la hiérarchie d’une société qui emploie au total plus de 8 000 personnes, pour un chiffre d’affaires de 320 millions d’euros.

En 2005, Mario se croit tout sauf arrivé. Avec garde du corps aux petits soins, Rolex Saytona (comptez 9 000 euros) au poignet, collection de Lamborghini et de Ferrari dans ses garages et parties de chasse aux quatre coins du monde, il le pourrait pourtant. Hier, il était pris (notamment) par le montage d’une fondation réunissant des poids lourds industriels de la région et l’université de Venise pour que les entrepreneurs du district puissent utiliser gratuitement les labos vénitiens. Aujourd’hui, c’est le comité d’éthique û dont les buts restent encore flous û à mettre en route. En font partie Umberto Paolucci, président de Microsoft Italie, et Joaquin Navarro-Valls, conseiller du pape, avec qui la famille Moretti Polegato a des liens étroits.

Demain, il s’agira peut-être d’envisager de nouveaux lieux de production. Geox a été ainsi l’un des premiers à délocaliser sa fabrication en Roumanie, à Timisoara, où se retrouvent aujourd’hui plusieurs centaines de sociétés italiennes. Depuis, d’autres implantations en Slovaquie, en Croatie, au Mexique ou en Indonésie ont suivi. Si le développement économique de la Roumanie intéresse vivement Mario Moretti Polegato en tant que consul du pays, Geox y trouve aussi largement son compte : les salaires des ouvriers roumains ne dépassent pas les 120 euros par mois et les syndicats sont inexistants, avec qui Monsieur Mario a eu quelques mots en Italie.  » L’avenir du district est de garder une avance en matière de design, et de recherche. Tout le reste peut être délocalisé « , affirme-t-il.

A Montebelluna, l’ancienne cotonnerie qui sert de siège à Geox n’abrite plus que le management, les chercheurs, les concepteurs et l’école des cadres. Chaque matin, quand il le peut, Moretti Polegato fait sa tournée. Curieux et vigilant. Difficile d’ignorer cet homme omniprésent, connu comme le loup blanc chez les entrepreneurs italiens, parfois raide dans sa gestion quotidienne et tout à la fois inventeur du concept, fondateur de la société, président du conseil d’administration et actionnaire majoritaire. Mais ne l’appelez pas patron, cela le heurte : il plaide volontiers la plus grande délégation de pouvoir.  » Pourquoi imposerais-je quoi que ce soit, puisque Geox n’a pas de concurrent ? »

Pour le moment. L’avenir, lui, est plus nuancé. La semelle qui respire a déjà convaincu un large public. Mais, pour devenir n°1 mondial, Mario Moretti Polgato devra s’imposer dans d’autres secteurs plus techniques, comme la chaussure de sport. Déjà, le district bruit de mille et une rumeurs d’association avec des fabricants spécialisés. L’affaire promet d’être chaude. Nike, Adidas et les autres ne se laisseront pas faire. Bien au contraire.  » Pour l’instant, nous ne sommes pas en concurrence frontale mais, s’il vient chasser sur nos terres, nous ne resterons pas sans réagir « , avertit Sandro Parizotto, chez Scarpa, également grand fabricant de chaussures de marche sous licence Gore-Tex. D’ores et déjà, le groupe américain a annoncé qu’il allait améliorer les capacités de respiration de sa fameuse membrane. Mario Moretti Polegato, qui consacre 3 % de son chiffre d’affaires à la recherche, reste serein : 35 brevets dorment dans ses coffres. Peut-être pense-t-il aussi à ce pied mécanique du labo de Montebelluna, breveté Geox et destiné à tester les nouvelles semelles, qui suit son chemin dans les pires conditions qui soient. Nuit et jour. Increvable.

Georges Dupuis

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