Mobilier, portables, téléviseurs, hôtels… A près de 74 ans, l’Italien Armani appose sa griffe tous azimuts. Plus qu’une soif de conquêtes, une façon pour le couturier le plus riche du monde de conjurer le temps qui passe.

Vêtus de pantalons fluides, de sarouels grèges ou violines et d’écharpes en soie brillante, les jeunes hommes sont assis en tailleur, la tête baissée, dans la pénombre. Tous sont tournés vers l’entrée de la scène, qui soudain s’illumine pour accueillir le maestro, sobrement vêtu d’un pantalon et d’un tee-shirt bleu nuit. Les têtes se relèvent alors, comme si le soleil apparaissait enfin. Une mise en scène spectaculaire – et new age – pour le final du dernier défilé Homme de Giorgio Armani, qui s’est déroulé à Milan le 24 juin dernier et qui célèbre – une fois de plus – l’empereur de la mode italienne, le couturier le plus riche du monde. Cette consécration milanaise s’est poursuivie à Paris, où, le 3 juillet dernier, à l’Elysée, le président français Nicolas Sarkozy a remis au styliste, 74 ans, les insignes d’officier de la Légion d’honneur.

Homme secret et paradoxal, à la fois ami des stars et peu porté sur les mondanités, créatif et homme d’affaires, Giorgio Armani a su construire en trente ans  » un empire industriel comparable à celui de Chanel « , estime Didier Grumbach, président de la Fédération française de la couture et auteur d’ Histoires de la mode (Ed. du Regard). Aujourd’hui, la petite entreprise de confection créée en 1975 affiche une santé insolente, avec 1,7 milliard d’euros de chiffre d’affaires en 2007, et 300 millions d’euros de bénéfices, en hausse de 17 % par rapport à 2006. Le couturier a longtemps été  » le roi de l’élégance souple, sans fioritures mais avec juste ce qu’il faut de sophistication « , affirme la journaliste de mode Marie-Ange Horlaville, décrivant la ligne de vêtements pour hommes consacrée par le film American Gigolo (1980), où Richard Gere portait des costumes Armani le rendant plus sexy que jamais. Depuis, la société milanaise est devenue un empire multimarque, déclinant simultanément sept collections – de Giorgio Armani à Emporio Armani, en passant par Armani Jeans, Armani Junior, Armani Privé, Armani Collezioni ou Armani Exchange – et de nombreuses activités annexes, lunettes, montres, bijoux, jusqu’aux parfums, maquillage, meubles, fleurs, chocolats, téléphones portables ou aux téléviseurs à écran plat… Et bientôt des hôtels – notamment à Dubaï – et des ordinateurs !

Une rigueur quasi militaire

Qu’est-ce qui fait courir Giorgio Armani ?  » Je n’ai plus trente ans devant moi, confie-t-il à Weekend dans un français impeccable. Je veux profiter au maximum du temps qui me reste.  » Allure sportive, toujours bronzé, il possède  » une telle énergie qu’il épuise ses collaborateurs « , assure une employée parmi les 5 000 du groupe. Cette volonté de passer à la vitesse supérieure ne date que d’une dizaine d’années.  » A cette époque, tous les grands groupes de luxe cherchaient à racheter les petites marques « , se souvient Robert Triefus, directeur de la communication internationale. Le couturier reçoit lui-même, en 2000, une proposition de LVMH :  » J’ai hésité seulement deux secondes avant de décliner l’offre « . Mais, partagé entre le rêve et le pragmatisme qu’il a hérité de sa famille, d’origine modeste, il doit se transformer en 1985 à la mort de Sergio Galeotti, son ami et manager, en gestionnaire  » à l’instinct infaillible « , affirme Robert Triefus.

Désormais créateur et PDG de la dernière entreprise de luxe indépendante, il mène ses troupes avec une rigueur quasi militaire et se découvre un sens de l’économie qui le pousse, avant de quitter son bureau, à vérifier plutôt deux fois qu’une qu’il a éteint la lumière.  » Monsieur Armani « , comme l’appellent ses employés, aime travailler dans un esprit de famille, mais ses exigences sont sans limites. Intuitif, le créateur comprend qu’il ne pourra s’en sortir que s’il rachète toutes les usines fabriquant ses vêtements.  » Il a senti avant les autres que l’ère des licences était terminée « , analyse Didier Grumbach. De toute façon, le roi du vêtement fluide aime tout contrôler, au point de refuser d’entrer en Bourse pour continuer à prendre seul ses responsabilités. Et c’est sans conseil ni actionnaire extérieur qu’il décide de jouer sur sa renommée pour se développer. Avec une stratégie : étendre la marque à toutes les composantes du  » style de vie « , vaste concept englobant la maison, la gastronomie ou le voyage.

Une diversification tous azimuts

Vélos, chocolats, raquettes, fleurs, confitures ou téléphones à écran tactile. Cet inventaire à la Prévert donne le tournis. Et inquiète.  » C’est comme dans un jeu de dominos. Plus on en ajoute, plus l’équilibre est difficile et plus on prend des risques « , explique Joel Benzimra, du cabinet AT Kearney.  » Le risque s’accroît encore davantage pour les marques de luxe, où la part de l’imaginaire va au-delà du critère fonctionnel « , observe le consultant. C’est pourquoi  » il ne faut pas aller trop loin dans les déclinaisons « , renchérit un autre spécialiste. Un écueil que n’a pas su éviter, en son temps, Pierre Cardin, qui a signé pour plus de 800 licences diverses et variées, pulvérisant son image.

La diversification tous azimuts d’Armani fait craindre la même dérive. Sauf que le styliste italien revendique, selon son entourage, une  » vraie cohérence entre les sous-marques « . Ainsi, les téléviseurs, les chocolats et le mobilier pourront être utilisés pour les clients des hôtels. Et puis, malgré les apparences, la prudence reste de mise.  » Nous savons bien que la confusion est dangereuse « , affirme John Hooks, directeur financier, qui assure que l’heure est à la  » clarification  » des différentes enseignes. Un vrai besoin. Peu comprennent, en effet, les subtilités des sous-marques, la palme revenant à des clients qui pensaient qu’Emporio Armani était le frère de Giorgio !

Le sens du détail

Armani n’est décidément pas Cardin. Parce que, estime Joel Benzimra, l’indémodable patron s’implique suffisamment dans ses partenariats pour éviter d’écorner son image. Perfectionniste jusqu’à l’obsession,  » il ne délègue rien, pas même le choix des fleurs ou la couleur des serviettes « , affirme une employée. Avant de signer son contrat avec Samsung, Armani s’est laissé trois ans pour discuter des modalités ! Tounghee Lee, vice-présidente chargée du marketing de l’entreprise coréenne, évoque  » une collaboration très suivie « . Mais c’est l’accord avec L’Oréal – couronné de succès, puisque Armani Parfums est le n° 2 de la division luxe du géant des cosmétiques, notamment grâce à Acqua Di Gio, l’eau de toilette pour homme la plus vendue au monde – qui est le plus révélateur de l’état d’esprit d’Armani.

 » Avec lui, le travail, exigeant et chaleureux, se fait dans la pérennité « , affirme Patricia Turck-Paquelier. Chargée de la marque au sein de L’Oréal, elle côtoie depuis douze ans le styliste, qu’elle juge  » plein de tendresse et de pudeur sous des dehors réservés « . Pour autant, cette collaboration n’est pas de tout repos.  » On travaille au-delà du contrat « , avoue-t-elle.  » Tous les mois, raconte Renaud de Lesquen, directeur général international de la division, nous allons à Milan, afin de lui présenter nos nouvelles idées, de lui faire approuver nos projets et de décider ensemble de la marche à suivre pour nos affaires.  » L’empereur du luxe n’hésite jamais à demander à L’Oréal de revoir sa copie, parfois même pour un détail.

Ce maintien dans le très haut de gamme, Giorgio Armani en connaît l’importance. En 2005, le créateur imagine ainsi une ligne de haute couture,  » au moment où toutes les maisons l’abandonnent « , affirme Béatrice Ifrah, directrice générale d’Armani Privé. Cette initiative lui a donné  » une nouvelle légitimité « , estime Didier Grumbach. Pour preuve, les commentaires élogieux de la presse au lendemain de son dernier défilé, qui s’est tenu le 30 juin dernier au Palais Chaillot, à Paris. Il faut dire que la collection, épurée et graphique, privilégie l’élégance non ostentatoire, renouant ainsi avec les codes chers au maestro (lire aussi en page 11).

Des amis bien choisis

Armani soigne également sa publicité – il y consacre 8 % de ses revenus annuels – et surtout sa communication. A ce jeu, il surpasse ses concurrents en utilisant le tout-Hollywood. Photographié avec les plus grands acteurs, de George Clooney à Tom Cruise en passant par Cate Blanchett ou Julia Roberts, il les utilise pour ses campagnes de pub sophistiquées – récemment, David Beckham et Josh Hartnett – et les habille pour Cannes ou les Oscars.

Paradoxalement, cet homme adore se coucher tôt et vivre entouré de sa famille.  » Réservé dans un monde de glamour « , comme il se décrit lui-même, Giorgio Armani n’a qu’un but : préserver la marque qu’il a construite.  » J’ai monté cette affaire durant toute mon existence. J’ai beaucoup lutté et j’y ai peut-être sacrifié ma vie personnelle « , analyse-t-il. C’est cette volonté de pérenniser à tout prix son empire qui lui donne la force de poursuivre, encore et encore, l’aventure. Le système qu’il a mis en place permet déjà à l’enseigne de passer les périodes de crise, quand la diversification donne sa pleine mesure.

Mais ce n’est pas suffisant. Conscient d’être indispensable à la bonne marche de son entreprise, malgré la présence de sa s£ur, de son neveu et de sa nièce – destinés à lui succéder un jour – il n’a de cesse de faire croître son groupe.  » Armani doit continuer après moi « , scande-t-il, conscient de l’incertitude qui règne pour la suite. Alors, malgré son yacht et ses maisons – dont une à Saint-Tropez – il ne prendra sans doute jamais sa retraite. Continuant à tenir fermement la barre de son groupe. Et profiter de ce qu’il appelle, un brin mélancolique, son  » petit futur « …

Corinne Scemama

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