Il ne fait pas bon être misogyne par les temps qui courent. A la télé, au cinéma, dans les magazines ou en politique, il n’y en a plus que pour elles. Elles ? Les femmes bien sûr, rondes ou fluettes, bourgeoises ou fauchées. Une vague rose – aïe, déjà un cliché sexiste ! – qui ratisse large. Et n’épargne pas la pub, ce miroir grossissant de nos petites et grandes vertus. Dès l’an passé, on a ainsi vu fleurir dans les magazines de mode des annonces peuplées de copines au look siamois sans un atome de testostérone (ni un couffin d’ailleurs) à l’horizon. Exit les maris, amants, pères et autres confidents. Comme si, à deux (Prada), à trois (Anti-Flirt) ou en meute (Moschino et Dove), les filles avaient décidé de faire bande à part. Un refrain  » girls only  » que continuent d’entonner aujourd’hui aussi bien Estée Lauder (version ethnique haut de gamme), Gucci (version urbaine dynamique), Sprung Frères (version bon chic mauvais genre) que Naf Naf (version jeunes pousses en goguette).

Pendant des décennies, ou plutôt des siècles, les femmes se sont coltinées les seconds rôles. Sans broncher. Parce que Dieu, l’étiquette et les conventions en avaient décidé ainsi. A peu de frais, les hommes se persuadaient qu’elles y trouvaient leur compte, sinon leur bonheur. Une belle mécanique qui se grippa un jour de 1857 quand un grain de sable du nom de Madame Bovary s’introduisit dans le système. Non, les femmes ne prenaient pas un plaisir particulier à jouer les mères et les épouses modèles dans l’ombre de leurs pas encore alter ego. Oui, elles aspiraient à l’autonomie, au libre choix et à ce qui passait alors pour un gros mot, l’égalité. Bref, dans leurs rêves, l’horizon ne se confondait pas avec les murs de leur cuisine. Un premier pavé – de 500 pages exactement – dans la mare des convenances. Qui sera suivi de milliers d’autres – en pierre ceux-là – un siècle et des poussières plus tard lors d’une révolution de velours comme les pantalons pattes d’ef qu’arboraient ses hussards. Entre-temps, il y en a eu des batailles, souvent acharnées, dont l’une des plus emblématiques est celle menée par les suffragettes pour obtenir ce droit élémentaire : pouvoir voter. Même après le big-bang de Mai 68, la route de l’émancipation fut encore longue. La Terre ne s’est pas faite en un jour. Et si la forteresse phallocrate en avait pris un coup, sur le terrain, de nombreuses poches de résistance subsistaient. Aujourd’hui, tout n’est pas réglé, loin de là, mais les femmes tiennent enfin leur revanche. Et ne se privent pas de le faire savoir, avec une ostentation qui n’est pas toujours exempte d’esprit revanchard. L’air de dire :  » Ah, vous nous en avez fait baver ! Eh bien, désormais, ce sera comme bon nous semble, que ça vous plaise ou non.  »

En mettant en scène des gangs de filles, les publicitaires n’ont rien inventé évidemment. Ils se sont juste inspirés de ce qu’on appelle, faute de mieux, l’air du temps. Car à bien y regarder, les signes d’une féminisation de l’ADN médiatique pullulent un peu partout. En particulier sur le petit écran. Qu’elles sont ainsi les séries télévisées qui cartonnent cet hiver ?  » Desperate Housewives  » et  » L Word  » (gros succès outre-Atlantique, débarqué plus discrètement chez nous sur Plug en novembre dernier). Et qui en sont les principaux protagonistes ? Des femmes et encore des femmes. Hétéros, mariées et névrosées dans le premier cas, lesbiennes, bi et pas moins en proie aux affres de l’existence dans le second. Humour cinglant, dialogues au cordeau et casting millimétré ne sont pas étrangers au succès de ces comédies de m£urs qui drainent indistinctement un public féminin et masculin. Comme quoi, une surreprésentation de donzelles n’effraie plus l’audimat. Ni ne déclenche automatiquement une rafale de haussements d’épaules et de sourires entendus. Comme pour dire :  » Encore un truc de nanas où il sera question de fripes, de bigoudis et de poudres à lessiver.  » Et même quand les préoccupations homos s’en mêlent, les hétéros ne désertent plus le canapé. C’est dire…

Homme largué cherche JF compréhensive

Le cinéma se pare des mêmes couleurs. Mais sur un mode plus intimiste. Reste que là aussi la femme y tient de plus en plus le beau rôle. Interrogée en septembre dans  » La Libre  » pour sa magistrale interprétation de Gabrielle dans le film homonyme de Patrice Chéreau, qui dissèque la (non)relation d’un couple de la bourgeoisie du début du xxe siècle, Isabelle Hupert était la première à s’étonner de cet intérêt soudain pour la psychologie féminine.  » L’exhibition de la frustration ou des questionnements féminins sont appréciés des spectateurs, faisait-elle ainsi observer. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce que ces interrogations sont très révélatrices du monde dans lequel nous vivons. Peut-être parce que les femmes ont toujours été perçues comme faibles.  » Sous-entendu : maintenant qu’il est de bon ton de s’intéresser à l’autre moitié de l’humanité autrement qu’avec le dictionnaire des clichés sexistes en tête, un monde inconnu – la femme – émerge subitement du néant. Et attend la visite des cartographes… Dans ce registre justement, le réalisateur Abel Ferrara a pris une longueur d’avance, lui qui remonte aux sources de la lutte des sexes dans  » Mary  » pour réhabiliter avec audace le personnage de Marie-Madeleine – campée par l’excellente Juliette Binoche. Dépeinte en putain dans les Evangiles canoniques, elle est présentée par des sources apocryphes méconnues comme une messagère du Christ promptement écartée et discréditée par l’entourage – mâle – du fils de Dieu qui n’aurait pas supporté qu’une représentante du sexe faible se voit attribuer un rôle aussi central. Une révision – correction ? – de l’histoire favorable aux femmes. Tiens, tiens…

Autant de signes annonciateurs d’un nouvel ordre des sexes dans lequel l’homme serait relégué au second plan ? On sait que les mâles ont perdu la mainmise sur l’échiquier affectif. Déboussolés par une révolution des mentalités qu’ils ont accompagnée – pour ne pas dire subie – plus qu’encouragée, ils ont bien du mal à se mettre au diapason de leurs partenaires, elles-mêmes traversées par des courants contraires. Déjà qu’ils n’arrivent plus trop à se cerner eux-mêmes, balancés qu’ils sont entre une féminité désenclavée et une masculinité tantôt en berne, tantôt en proie à un sursaut d’orgueil. En résulte un jeu de chaises sentimentales qui débouche parfois, souvent, sur de solides incompréhensions entre les deux  » camps « .

On peut donc faire l’hypothèse que ce sac de n£ud identitaire conduit certaines femmes à préférer la compagnie de leurs semblables. Les hommes étant soit trop machos, soit trop mous ou trop… féminins. Bref, dans tous les cas à côté de la plaque. Et rarement, sinon jamais, sur la même longueur d’onde. Pour paraphraser un proverbe bien connu, elles se disent qu’il vaut mieux être entourées de filles que mal(es) accompagnées… Certains créateurs de mode jouent la même partition. A l’image de Kenzo, dont le défilé automne-hiver 05-06 se clôturait sur un tableau baroque peuplé de nymphettes. Ou de Givenchy, qui a placé sa collection de l’été 2006 sous le signe du duo et du trio de madones dans des décors d’un blanc  » kubrickien « . Dans les deux cas, on aurait dit des tribus d’amazones, fières, élégantes, inaccessibles. Un virage sectaire que les principales intéressées assument pleinement comme en témoignent leurs mines réjouies et complices dans les campagnes de pub saturées en £strogène.

La fiction, la pub et la mode ne sont pas les seuls terrains où s’expriment ces velléités séparatistes. Dans la vie de tous les jours aussi, les filles expriment de plus en plus souvent le désir de rester entre elles. Que ce soit pour les sorties (le Living Room à Bruxelles organise tous les mardis des soirées réservées aux nanas), pour les loisirs (la chaîne de salles de sport Passage Fitness First a ouvert récemment un Ladies Club rue Antoine Dansaert, en plein c£ur de la capitale) ou pour les voyages (une agence basée à Ecaussinnes, Itinérance, propose une formule 100 % nénettes qui, lit-on dans la brochure de présentation,  » répond aux souhaits réels mais pas toujours avoués de nombreuses femmes, qu’elles soient mariées, mères de famille, ou célibataires, veuves, divorcées de se retrouver pendant une courte période loin des travaux quotidiens, de la routine, dans un endroit très dépaysant « ).

Ce sexisme prend parfois des formes étonnantes. Comme avec les dream dinners, ce concept de soirée cuisine entre amies très en vogue aux Etats-Unis. Chaque participante paie une quote-part pour la nourriture et repart avec des plats pour la semaine. Mais le plus étonnant, et sans doute le plus significatif du changement d’attitude, ce sont ces  » ladies room  » qui se propagent dans les hôtels internationaux. Une dizaine de chambres du Radisson SAS de Bruxelles sont ainsi dévolues à la gent féminine. Parmi les petits  » plus « , des lotions démaquillantes, un set de manucure, des magazines de mode et surtout un service exclusivement féminin. Une politique ségrégationniste – il faut bien appeler un chat un chat – qui n’a rien de philanthropique. Elle repose sur des arguments économiques, les femmes représentant en effet désormais 50 % des programmes  » frequent flyers  » des compagnies aériennes et dépensant en moyenne un milliard de dollars (840 millions d’euros) chaque année pour se loger lors de leurs déplacements professionnels. A ce prix-là, elles attendent un confort sur mesure et quelques privilèges rien que pour elles…

Les femmes font le coup de poing

Les bastions de la virilité ne résistent pas plus à cette lame de fond. Les rings de boxe sont par exemple pris d’assaut par des filles qui ont vu Hillary Swank, alias  » Million Dollar Baby « , dérouiller de solides gaillards, même si ce qui les attire avant tout dans le noble art c’est la qualité de l’entraînement plus que la castagne. Ce qui ne change rien au constat : pas moins de 20 % des licenciés de la Fédération française de boxe sont des combattantes, issues de toutes les catégories sociales. Dans la même veine, on peut encore citer les  » Rude Girls « . Un surnom qui désigne à l’origine les reines anti-machos au verbe rageur des ghettos jamaïquains qui enflamment les  » sound systems « , ces soirées plus ou moins clandestines, plus ou moins structurées. Par extension, le terme s’applique aujourd’hui à toutes les filles en colère – et adeptes du mélange des genres – de la scène rock (Juliette Lewis et ses Licks), du hip-hop (la Française Missing), de la littérature (la biographe et auteure préférée de Courtney Love, Poppy Z. Brite) ou de l’art contemporain (la performeuse du Porn Art féministe Annie Sprinkle). Comme quoi, même la posture du rebelle insoumis et subversif n’est plus l’apanage des seuls hommes…

La montée en puissance des réseaux associatifs participe du même élan émancipateur et revendicateur. Deux exemples parmi d’autres : le collectif hexagonal  » Ni putes ni soumises « , qui a essaimé dernièrement en Belgique, et  » Les femmes chefs d’entreprise  » (mais on pourrait tout aussi bien citer  » Zonta « , qui rassemble des femmes actives dans la vie économique, culturelle administrative et sociale, ou  » Soroptimist  » à l’échelon mondial). Objectif des premières : lutter contre les atteintes à la dignité et à l’intégrité dont sont trop souvent victimes les filles, en particulier dans les banlieues. Et des secondes : faire sauter, par le biais du networking, le  » plafond de verre « , cet agrégat d’obstacles invisibles et artificiels qui se nourrit des préjugés et qui empêche encore les plus méritantes de gravir les derniers échelons de la hiérarchie (seuls 3 % des fauteuils des comités de direction sont occupés par des femmes en Belgique).  » En rejoignant ces réseaux ou en participant à leurs activités, les femmes montrent qu’elles sont décidées à sortir de l’ère de la discrétion « , diagnostique la sociologue Jacqueline Laufer.

Le rêve féministe est-il en train de se réaliser ? A première vue, et ce faisceau convergent d’indices plaide en ce sens, la cause des femmes progresse sur tous les fronts (en tout cas dans nos pays…). Parfois au prix de solides remises en question d’ailleurs. Comme en Suède, ce pays champion toutes catégories de l’égalité homme-femme, où l’on prône à présent le retour de la non- mixité dans les classes élémentaires pour inciter les enfants à évoluer en dehors des schémas traditionnels… Mais à bien y regarder, tout n’est pas si rose (sic). Les avancées peinent dans certains domaines. Quand elles ne sont pas carrément supplantées par des régressions. Qui sont d’autant plus inquiétantes qu’elles bénéficient parfois de la complicité des femmes elles-mêmes ! La journaliste et écrivaine américaine Ariel Levy vient de publier à ce propos  » Female Chauvinist Pigs  » ( » Machos au féminin « ), un essai qui fait grand bruit au pays de l’Oncle Sam. Elle y décrit l’essor des comportements trash et sexe chez les jeunes Américaines, qui puiseraient leur  » inspiration  » dans l’esthétique porno, autrefois cantonnée à la marge mais qui aurait déteint sur la vie quotidienne au cours des dix dernières années. Il suffit d’allumer sa télévision et de se brancher sur MTV pour s’en convaincre… Le plus étonnant, c’est que ces jeunes filles, bien souvent des étudiantes, ne se considèrent en rien comme des victimes, selon le vieux schéma féministe de l’exploitation. Elles adhèrent à cette  » culture  » machiste et revendiquent ce look et ces attitudes de  » salopes « , de dévergondées. Le pire, c’est que ce seront bien souvent les mêmes qui renonceront plus tard à une carrière professionnelle, et donc à l’autonomie financière qui va avec, pour s’occuper de leurs enfants et de leur mari. Un conformisme chasse l’autre. Et si l’on y prend gare, le rêve pourrait bien tourner au cauchemar. La roche Tarpéienne est proche du Capitole.

Laurent Raphaël

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