L’art et la cuisine partagent volontiers la même table. Au menu : happenings culinaires, food-art, visites gourmandes au musée. A voir et à manger. Pupilles gustatives en éveil.

Qu’on pense aux hommes légumes croqués par le peintre maniériste Arcimboldo, aux ripailles de Bruegel l’Ancien et de Jacob Jordaens, à la laitière de Vermeer, aux natures mortes poissonneuses de James Ensor, aux boîtes de soupe Campbell’s d’Andy Warhol ou aux cartons de Corn Flakes de Jeff Koons, l’histoire de l’art est truffée de références à la nourriture. Par la peinture, ces artistes se la jouent beau pinceau, représentent une réalité symbolique, ou suggèrent une métaphore. Mais aucun d’entre eux ne s’empare de la nourriture comme matériau même de l’£uvre d’art. Il faut attendre les années 1960 et l’avènement du Nouveau Réalisme (équivalent français du pop art) pour que l’artiste Suisse Daniel Spoerri invente le Eat-Art proprement dit. Au c£ur de sa réflexion pop sur les objets communs et le quotidien, il fait du repas et de tout son décorum sa matière première. L’artiste fige le souvenir de festins entre amis dans des  » tableaux-pièges « . La table telle que les convives l’ont laissée devient au final le tableau : une nature morte bien réelle, mies de pain et vaisselle sale comprises. Quarante ans après, l’art et la nourriture se contaminent plus que jamais.

Dans la sphère de Thierry Marx

 » La cuisine ça se regarde, ça se médite, ça se mange « . Verbatim de Thierry Marx, chef triplement étoilé du très avant-gardiste Relais & Château de Cordeillan-Bages (Pauillac). De la parole à l’acte, il n’y a qu’un pas que ce pionnier de la gastronomie moléculaire franchit allégrement. Jusqu’à hisser la contemplation de la belle chère aux cimaises des galeries. Direction le Laboratoire, à Paris. Actuellement au menu de ce nouveau lieu d’exposition multidisciplinaire consacrant la porosité des frontières entre l’art et la science, Dans la sphère de Thierry Marx donne à penser la création culinaire sous un angle à la fois poétique et expérimental. En collaboration avec le physicien Jérôme Bibette, le chef de Pauillac a en effet mis au point des billes de saveur aussi légères que des bulles de savon. Dans une atmosphère futuriste, soulignée par les étonnantes vidéos  » gastro-arty  » de Mathilde de l’Ecotais et un design sonore fait de  » crocs « , de  » glouglous  » et de  » pshhht « , le visiteur est invité à goûter trois plats expressément créés pour l’occasion : navet daïkon, homard à l’américaine et poire Belle Hélène. Soit l’entrée, le plat et le dessert. Servis dans une Bento Box dessinée par des étudiants en design de l’ENSCI (Ecole Nationale Supérieure de Création Industrielle), chaque met se décline en trilogie : la structure du produit (l’aliment brut, sans transformation), la matière brute déstructurée (sous forme de billes) et la reconstruction dans une forme contemporaine imaginée par le chef.

Par-delà la prouesse technique, cette rencontre inattendue entre l’art culinaire et la science des colloïdes (minuscules particules en suspension dans un fluide), sert un discours quasi métaphysique sur l’acte de manger. Selon Marx, tout l’intérêt de sa cuisine déstructurée réside dans la meilleure compréhension du produit et partant, dans la maîtrise des émotions qu’il souhaite transmettre au client. Loin de l’image du parfait petit chimiste qui commence à nuire sérieusement aux disciples de la cuisine moléculaire, le chef défend une cuisine mise en récit, fantasmée, porteuse d’identité. Un discours qu’il porte en lui depuis dix ans. Ce qui est neuf, par contre, c’est qu’il investisse ici un lieu culturel à la faveur d’une mise en scène qui exacerbe l’aspect performatif de la cuisine. Et confine au happening :  » Je recherche cette confusion avec le monde de l’art affirme Marx. Parce que le cuisinier a, de fait, un pied dans l’art et un pied dans l’artisanat. Tout le temps. C’est-à-dire que vous êtes forcément dans une démarche créative pour inventer un plat qui a quelque chose à dire. Mais vous êtes aussi capable de le dupliquer plusieurs fois. Et ça, c’est de l’artisanat. Là est l’ambiguïté. Je la cultive. « 

Visites gustatives au MAC/VAL

Ce métissage entre l’art et la gastronomie, le Musée d’art contemporain du Val-de-Marne (MAC/VAL), à Vitry-sur-Seine, le défend très clairement au cours de visites gustatives qui remportent de plus en plus de succès. Tous les premiers dimanches du mois, l’équipe du restaurant du musée (le bien nommé Transversal) imagine des plats miniatures à mettre en dialogue avec les collections.  » Devant la chaise électrique de l’artiste Malachi Farrell, par exemple, le spectateur reçoit une fleur de Sichuan qui a la particularité de provoquer en bouche une décharge de 9 volts « , explique Gilles Stassart, directeur du Transversal. Pas un peu gadget tout ça ?  » Pour certains puristes, coincés dans leur tour d’ivoire, peut-être. Or, ici, nous sommes dans un musée de banlieue. Avec le jargon de l’historien de l’art, on a peu de chances de faire naître des émotions. En utilisant le goût, on propose un discours qui n’exclut personne. Au contraire : cela permet à un large public de pénétrer dans le monde de l’art contemporain.  » Percer l’opacité de la création en lui donnant du goût ? Il fallait y penser.

Raccord avec la philosophie expérimentale du MAC/VAL, le Transversal est par ailleurs conçu dans un esprit d’innovation perpétuelle.  » Généralement, les restos de musée ressemblent à des restos de gare, juge Gilles Stassart. Ici, on a voulu faire un lieu à vivre.  » Un concept baptisé  » cuisine contextuelle  » : les visiteurs curieux peuvent inventer leur repas à partir de produits bruts ou déguster une assiette spécialement conçue en rapport avec le travail de l’artiste exposé dans les salles. Le tout dans une ambiance Eat-art : le resto en lui-même est en quelque sorte une salle du musée où sont accrochées des £uvres d’art inspirées de l’univers food ou carrément composées à partir de nourriture. L’artiste taïwanaise Charwei Tsai a par exemple montré une série de trois photographies de pieuvres (photos, page 20) sur lesquelles elle a calligraphié son numéro de passeport, manière originale de questionner le regard que l’on porte sur l’autre, l’étranger, l’alien. A l’invitation du MAC/VAL, six créateurs se sont emparés de glaces et de sorbets pour créer des sculptures comestibles. Quant à Aurélie Mathigot, prochaine artiste invitée au resto, elle présentera son Panier Pic Nic, installation monumentale représentant des paquets de chips et autres sandwichs tricotés…

Galerie Fraîch’Attitude

Epiphénomène ? Pas si sûr. A Paris, la galerie Fraîch’Attitude fonctionne depuis 2001 exclusivement sur les rapports pas vraiment évidents entre l’art contemporain et… les fruits et légumes.  » Notre ambition est d’élargir aux yeux du public leur image traditionnelle en montrant qu’au-delà de la dégustation  » physique  » des produits – le besoin, le plaisir – peut exister une dégustation culturelle qui l’affine et la complète « , lit-on sur le site de la galerie ( www.galeriefraichattitude.com). Quatre fois par an, un peintre, un de- signer, un photographe, un vidéaste, un installateur ou un plasticien investit le lieu avec ses pièces  » illustratives ou métapho- riques « . Des sculptures à grignoter de Dorothée Selz aux photographies de Rip Hopkins tirées du livre Les Alchimistes du fourneau sur Pierre Gagnaire et Hervé This, en passant – ici aussi – par les textiles gourmands d’Aurélie Mathigot, il y a à voir et à manger. A une époque où les cloisons volent en éclats, où l’art est mis à toutes les sauces, il y a fort à parier que la consécration des choses de la bouche sur l’autel de l’art vire au mariage longue durée. Le tournant pris par la Documenta de Kassel lors de sa dernière édition l’automne dernier ne contredit pas cette prédiction. Pour la première fois de son histoire, cette grande messe de l’art contemporain avait invité un cuisinier à figurer à son programme (lire aussi Weekend Le Vif /L’Express du 3 août 2007). Il s’agissait bien entendu du chef espagnol Ferran Adrià. Dont le célébrissime El Bulli, vient, pour la troisième année consécutive d’être promu meilleur restaurant du monde par le très influent magazine britannique Restaurant. Une belle… performance.

Baudouin Galler

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