HUPPERT CLASS

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Isabelle Huppert aura marqué 2016, au point de s’imposer comme l’une des actrices du moment, des deux côtés de l’Atlantique. Et 2017 s’annonce sous les meilleurs auspices, avec plusieurs films et une probable nomination aux Oscars. Entretien avec un monstre sacré.

C’est tout simplement l’actrice française la plus primée de tous les temps. En une centaine de longs- métrages, d’innombrables récompenses et un record de films présentés à Cannes – vingt, dont dix-huit en compétition officielle -, Isabelle Huppert a posé une empreinte forte sur le cinéma hexagonal, et conquis l’élite des réalisateurs internationaux. A tel point que la presse américaine en a fait l’une de ses favorites pour la course aux Oscars, suite à son triomphe inédit aux Gotham Awards début décembre dernier, quelques jours à peine après avoir été mise à l’honneur par la Los Angeles Film Critics Association et le New York Film Critics Circle.

Ultime consécration, la statuette dorée couronnerait une comédienne dont la riche filmographie n’a jamais connu de passage à vide et sur laquelle le temps semble ne pas avoir d’emprise, comme si elle le prenait de court en enchaînant les engagements sans aucune faute de goût. Intense, complexe et mystérieuse, elle offre aux metteurs en scène qu’elle choisit l’usufruit d’un talent aussi étendu que son répertoire, dont les contours tendent à la fois à s’affirmer et se flouter au fil des années. La preuve avec ses trois principales sorties de 2016, L’Avenir, Elle et Souvenir. Dans les deux premiers, elle joue respectivement une prof de philo qui voit son quotidien cossu s’effondrer et une businesswoman violée, lancée dans un duel pervers avec son agresseur. Quant au troisième opus, déjà sorti en France et à l’affiche chez nous dans quelques jours (*), IsabelleHuppert y incarne une vedette déchue de la variété française, finaliste malheureuse de l’Eurovision derrière l’insurmontable machine à tubes que fut Abba dans les années 70. A l’aube d’un improbable come-back, celle qui est entre-temps devenue ouvrière charcutière réenfile ses sémillantes tenues de scène, que le réalisateur Bavo Defurne confia à la créatrice belge Johanne Riss (lire par ailleurs).

Brûlante ou glaciale, victime ou bourreau, Isabelle Huppert se délecte de tous les paradoxes. On ne s’étonnera d’ailleurs pas de la voir bientôt embrasser le rôle de Madame Hyde de Serge Bozon, avant de renouer, une fois encore, avec Michael Haneke pour Happy End et Benoit Jacquot pour Eva. Entre autres films prévus pour 2017.

Pour l’heure, c’est au théâtre que nous la retrouvons, car malgré ses très nombreux tournages, elle refuse de négliger les planches et a livré une prestation incendiaire dans le Phèdre(s) de Krzysztof Warlikowski, repris à Liège en décembre dernier. C’est là que nous l’avons rencontrée, quelques heures avant qu’elle apprenne sa nomination aux Golden Globes ce 8 janvier.

Revenons sur la remise du Gotham Award, un moment très spontané alors que vous êtes souvent dans le contrôle, et que vous avez gagné à peu près tout ce qu’il était possible de…

(Elle interrompt) Je n’ai pas tant que ça été primée par surprise, détrompez-vous. En fait, c’était pratiquement l’une des premières fois qu’on me décernait une récompense sans que je m’y attende du tout. J’ai eu beaucoup de prix d’interprétation, mais ce n’est pas une surprise, de recevoir un tel prix. Dans ce cas-ci, j’étais là parce qu’on m’avait invitée et j’y suis allée avec beaucoup de plaisir, mais je savais que c’était un événement très américain, très new-yorkais même, et c’est la première fois qu’ils le remettaient à une actrice étrangère. D’où mon étonnement, voilà.

On reparle d’Elle avec cette moisson de distinctions, mais le film avait déjà fait l’objet de polémiques, notamment à Cannes. Comment l’avez-vous vécu ?

Aucune polémique n’a entouré la sortie d’Elle. Ou alors elles ont été souterraines, et ne sont pas arrivées jusqu’à moi. En France ou aux Etats-Unis, le film a toujours été reçu au-delà de la controverse. Mais disons qu’il a pu susciter des discussions. Le plébiscite des critiques américains est bien la preuve assez éclatante que si le film était resté circonscrit à sa polémique, il n’aurait pas atteint ce genre de suffrages. Mais il reste… un film de Paul Verhoeven. Donc provocateur.

Vous avez été primée pour Elle et L’Avenir, deux longs-métrages  » très français « . Si le premier bénéficie de l’aura de Paul Verhoeven, le second est vraiment éloigné des canons US…

Mais Mia Hansen-Love fait partie de ces cinéastes français qui ont été repérés très tôt outre-Atlantique et qui y sont appréciés, un peu comme Claire Denis ou Catherine Breillat. Beaucoup de femmes cinéastes françaises qui sont très aimées par les Américains. Pour Mia, c’est plus récent, parce qu’elle est beaucoup plus jeune que Claire ou Catherine, qui ont, là-bas, les faveurs de critiques depuis longtemps déjà. Donc c’est inattendu, mais pas totalement, car je sais que ce sont des films que les Américains regardent avec intérêt.

A propos de femmes, le caractère pro ou anti-féministe de votre personnage dans Elle, c’est une question qui vous agace ?

Non, au contraire. S’il y a une notion que j’ai beaucoup reprise, c’est sa condition de personnage post-féministe. Elle n’est évidemment pas une victime, donc en ce sens, on peut dire qu’elle est féministe. Mais en même temps, elle n’est pas non plus dans la caricature, ni de la femme de pouvoir, ni dans sa manière d’envisager la vengeance. C’est un film qui brouille complètement les pistes entre les sexes, car à la fois elle n’est pas dans cet archétype féministe – qui d’ailleurs peut recouvrir les oripeaux de l’attitude masculine – et elle est aussi un peu l’homme du film, sous certains aspects : elle vit seule, elle n’a pas peur, elle a une manière d’être courageuse… Je ne dis pas que le courage est l’apanage des hommes, mais disons qu’elle ne craint pas sa faiblesse.

La portée sociale de vos rôles intervient-elle dans vos choix ?

Je pense que je me le dis, mais d’une manière inconsciente et intuitive, donc ce n’est absolument pas théorisé sur le moment. Après, quand je dois parler du film et que je lis les commentaires, ça me renseigne sur ce que j’ai fait sans y réfléchir, ça met des mots sur quelque chose qui était déjà là.

Dans L’Avenir, votre personnage prononce cette phrase terrible :  » De toute façon, nous, les femmes, à 40 ans, on est bonnes pour la poubelle.  » Vous avez le sentiment de contribuer au débat sur la condition féminine ?

A mon sens, ce sont des films qui apportent beaucoup à ces questions, à ce qu’on appelle  » l’empowerment « , un mot très américain, que les médias reprennent souvent. Ça signifie la prise de pouvoir, et on l’entendait régulièrement pendant la campagne de Hillary Clinton. Ces longs-métrages parlent aussi de ça. Et c’est en partie pour cette raison qu’ils trouvent cette résonance.

Vous avez souvent illustré une certaine forme de transgression bourgeoise, c’est quelque chose qui vous amuse ?

En toute sincérité, et ce n’est pas une posture de vous répondre ça, c’est totalement en dehors de mon champ de réflexion. Ce sont juste de très beaux rôles, enfin même pas des rôles, d’ailleurs, mais des descriptions d’états et de situations à travers le prisme d’un regard de grand metteur en scène. Savoir si ça dérange, ça n’entre pas du tout dans mes préoccupations.

Serait-ce peut-être que ces personnages transgressifs sont plus complexes, et donc plus intéressants ?

D’abord, je ne les considère pas comme des personnages transgressifs. Après, un film est toujours fait pour encourager la réflexion, bousculer les esprits, amener des questions. C’est un effet de loupe, sous laquelle on place des situations. Dans le cas de Verhoeven, elles sont issues d’un livre, et peuvent paraître sinon exagérées, du moins totalement inhabituelles. Mais à partir de là, au contraire, il s’agit plutôt de montrer des conduites tout à fait normales.

Autre chose qui a marqué à la fois certains moments clés de votre carrière, comme La Pianiste, mais aussi votre actualité plus récente, L’Avenir, Souvenir, ou Phèdre(s), c’est le fait de séduire un partenaire plus jeune…

C’est surtout le cas plus récemment. Dans L’Avenir, on s’en rapproche de façon subtile. Dans Souvenir, c’est l’un des thèmes principaux, mais ce n’est pas souligné comme tel et je trouve ça remarquable. C’est juste une chose complètement normale, un tout petit peu problématisée à travers la famille, mais de manière assez amusante et originale. Rien n’est exagéré, les éléments sont seulement mis en place. D’ailleurs, cette différence d’âge, on pourrait penser que c’est lui qui y résiste, alors que c’est elle – au même titre qu’elle résiste à tout. C’est aussi ce qui fait l’intérêt du film, c’est qu’il avance vers un certain but alors que mon personnage va dans le sens contraire, par peur de se confronter à la réussite et à la vie en général.

Son retour à l’anonymat est un choix, mais un choix un peu forcé, et l’on s’aperçoit que dès les spots rallumés, c’est une autre femme…

Oui, mais comme chacun le sait, dans toute femme, il y en a plusieurs. Il y a une part d’elle qui se rallume, et une autre qui résiste. Il y a une forme d’intelligence dans ce film, qui se situe à la limite de l’onirisme, de la simplicité du conte – et toute la beauté qui peut y être associée -, puis aussi de la fable sociale, et donc quelque chose d’un peu plus sinueux, qui lui donne sa richesse.

Dans Souvenir, vous portez des robes de la Belge Johanne Riss. Vous avez participé à leur conception ?

Oui, elles sont très, très belles. Disons que j’ai suivi de près leur élaboration, et c’était vraiment formidable. Johanne, le chorégraphe, Denis Robert, et Pink Martini, qui signe la musique, ont parfaitement compris le projet de Bavo Defurne, cette esthétique du kitsch et du mélo revendiquée et assumée, à laquelle ils souscrivent complètement. C’était de sa part un choix judicieux.

Pour en revenir aux robes, quel est votre rapport au costume ?

On a beaucoup travaillé avec les costumiers, le récit n’est pas réaliste, mais d’emblée, il y a une stylisation sur les gestes, les plans, une vraie proposition de mise en scène. Bavo est un véritable metteur en scène, tout est pensé, très réfléchi. Mais il fallait rendre crédible ces étapes successives, elle est ouvrière au début, puis viennent les coiffures, le maquillage et les tenues. Johanne a fait des robes qui tombent pile-poil toutes les deux, que ce soit la première, la verte portée lors de l’éliminatoire, puis la seconde, à palmes.

Elles jouent un rôle central dans le film, et en deviennent presque un personnage grâce au leitmotiv de la fermeture Eclair.

C’est un joli détail, oui. Elle ne peut pas y arriver seule, cela représente toute la métaphore du besoin que l’on a de l’autre.  » L’autre « , c’est celui qui vous remonte la fermeture Eclair.

(*) Souvenir de Bavo Defurne, en salle ce 18 janvier.

MATHIEU NGUYEN

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