Des écrans de cinéma aux catwalks des défilés, de nos iPods à nos assiettes, l’Inde est partout. Inspirant les créateurs, fascinant les investisseurs, elle exporte aussi ses talents qui dépoussièrent l’imagerie parfois kitsch du sous- continent. Coup de flash sur ces post-Bollywood stars.

lire le pitch du nouveau film de Wes Anderson, A bord du Darjeeling Limited (1), on dirait que l’Inde et le cinéma occidental sont liés par un étrange karma. Un peu comme si le même scénario se réincarnait, encore et encore, pour donner lieu à des variantes plus ou moins réussies d’une histoire similaire : celle d’un type paumé, débarqué en Inde sans trop savoir pourquoi, prêt à se prendre la claque de sa vie jusqu’à toucher le fond. Pour mieux, ensuite, sauver son âme. Ici encore, pas de doute : les trois frères Whitman, incarnés par Owen Wilson, Jason Schwartzman et Adrien Brody, ont un sérieux air de Patrick Swayze de La Cité de la Joie (1992), voire même de Johnny Depp dans le très attendu Shantaram (2009), surnom d’un ancien taulard reconverti en patron de dispensaire.  » Il n’existe aucun lieu semblable sur terre, les moindres aspects de la vie quotidienne y sont radicalement différents des nôtres, précise Wes Anderson dont l’ambition au fil des plans serait ni plus ni moins  » d’imprégner le spectateur de l’esprit de ce pays pour lui donner l’impression de vivre lui-même une véritable expérience spirituelle « .

Ce v£u pieux, cet éternel fantasme de la quête mystique du sacré, Raj de Condappa entend les Occidentaux s’en gargariser depuis plus de quarante ans. Installé à Pondichéry, cet éditeur qui a passé toute sa jeunesse en France ne minimise pas l’existence d’un fossé culturel entre ces deux mondes qu’il connaît bien, entretenu par des clichés qui ont la peau dure.  » L’Occidental qui arrive ici rêve de trouver la paix de l’âme et la sagesse rien qu’en posant le pied dans le pays, sourit-il. Le contraste avec ce qu’il découvre est énorme.  » Et le choc inévitable, avec la pauvreté la plus crue qu’il rencontre au détour des rues branchées de Bombay ou de Bangalore…

 » Dehors, on voit des gamins à poil qui dorment dans des ordures. Quelle eau boivent-ils ? s’interroge le scénariste et dessinateur de bandes dessinées Joann Sfar dans Maharajah, récit contrasté de son voyage en Inde à bord du  » Palace on Wheels « . Je crois que cela ne m’amuse pas tellement de faire mon maharajah dans un train de riches au milieu de petits Mowgly qui grattent leur déjeuner dans des tas d’ordures.  » David, 30 ans, consultant pour une société informatique qui outsource une partie de son business en Inde fait preuve de la même perplexité.  » Vous lisez Le Monde 2 qui vous parle de Bangalore comme de la nouvelle Silicon Valley. Vous arrivez là-bas, et vous découvrez qu’il n’y a pas d’égouts, pas de routes asphaltées. On en est loin.  »

Marketé comme le nouvel eldorado des affaires, l’immense marché du sous-continent attise toutes les gourmandises.  » Rien qu’en Belgique l’ambassade indienne délivre chaque année plus de 35 000 visas, ajoute Bernard Guisset, porte-parole de Jet Airways, dont le hub européen est installé à Bruxelles. La part de notre clientèle affaires ne cesse de croître. A terme nous espérons transporter un million de passagers par an.  » Depuis le mois d’août dernier, la compagnie indienne assure trois vols quotidiens à destination de l’Inde et trois autres vers la côte Est des Etats-Unis. Sa clientèle cible ? Touristes et businessmen européens et américains bien sûr mais surtout la mythique  » classe moyenne  » urbaine indienne, estimée à plus de 300 millions d’individus. Et dont la taille, comme le pouvoir d’achat, ne cesse de grimper.

 » Cette nouvelle Inde des gratte-ciel, des jeunes patrons de start-up et des politiciens sortis de Bollywood – c’est plein de Schwarzie ici -, c’est elle surtout qui attire l’Occident « , assure Raj de Condappa. En particulier les marques de luxe qui, à la suite de Louis Vuitton qui ouvrit la voie en 2003, cherchent toutes à s’implanter dans ce pays, les yeux rivés sur la partie visible… et dorée de l’iceberg.  » Dans le monde des affaires, l’Inde aujourd’hui est une sorte de bus providentiel, explique Suhel Seth, manager de Counselage India, société de conseil en branding basée à New Delhi. Nul ne sait où il va. Ni s’il y aura de la place pour tout le monde. Mais personne ne veut le rater  » (2). Rachna Joshi-Nair a travaillé pendant cinq ans pour le groupe LVMH, pilotant l’ouverture de la première boutique Vuitton à New Delhi avant de fonder à Paris son bureau de design. Elle connaît bien son pays. Et surtout, son extrême complexité.  » Ici, il y a toujours différents niveaux de lecture, de compréhension, détaille la jeune femme. Plusieurs époques cohabitent. Certains habitants vivent encore comme il y a cent cinquante ans. D’autres sont au top de la modernité. Et c’est cette coexistence qui choque les Occidentaux, davantage que les Indiens qui ont toujours connu cela. « 

Moins tentés qu’on ne le dit de vivre  » à l’occidentale « , les jeunes éduqués, cultivés, restent très attachés à des valeurs traditionnelles plutôt en perte de vitesse en Europe et aux Etats-Unis.  » Quand ils s’installent à Paris, à New York, ils ne supportent pas l’individualisme de ces grandes villes, souligne Rachna Nair. Ne pas connaître leurs voisins, être isolés, c’est ce qu’il y a de plus dur pour eux. Car au pays, les fils cohabitent encore souvent dans la maison de leurs parents avec leur femme et leurs enfants. La famille en Inde est essentielle.  » S’y intégrer est primordial. Ce qui explique sans doute que bardées de diplômes, vêtues de jeans Levi’s et de Converse, une grande majorité des jeunes filles finissent encore aujourd’hui par accepter un mariage  » arrangé « .

Le poids de ces traditions influence aussi le développement potentiel du chiffre d’affaires des marques de luxe.  » Rares sont les gens ici qui peuvent s’offrir du Kenzo ou de l’Armani, insiste Anamika Khanna, jeune styliste de Calcutta. Surtout, je ne vois pas de femmes indiennes porter un tailleur ou une robe de créateur à un mariage indien dans les quinze années à venir.  » Un coup d’£il aux photos de la noce de Vikram Chatwal, dandy et jet-setteur new-yorkais, patron d’une chaîne d’hôtels de luxe, avec la top indienne Priya Sachdev suffit pour s’en convaincre : c’est au pays, vêtus de saris et de kurtas richement brodées que ces représentants de la très (très) riche bourgeoisie indienne se sont mariés…

L’über-luxe n’est pas comme en Chine, une nouveauté : les élites locales biberonnées aux bagages Vuitton et aux bijoux Cartier en sont les porte-drapeaux. L’Inde qui possède depuis des siècles sa propre culture et ses propres marques de luxe est davantage un marché à apprivoiser qu’à conquérir.  » Prenez une star de Bollywood comme Aishwarya Rai, précise Olaf Van Cleef, consultant en haute joaillerie pour Cartier. En la voyant, les Français vont avoir tendance à me demander pourquoi elle a besoin de porter autant de bijoux, cinq bracelets, des bagues, des colliers, des boucles d’oreille. Je leur réponds qu’elle est indienne. Que l’Inde est une mosaïque culturelle. Et que pour elle, porter une simple robe blanche de Dior, ce n’est pas assez. Ça, ce n’est pas l’Inde. Il faut l’accepter et le respecter  » (3).

Est-ce pour se mettre au diapason de cette esthétique enivrante que de nombreux créateurs occidentaux semblent s’être laissés envoûter par la magie indienne ? Cartier, d’abord, dont la fabuleuse collection de haute joaillerie  » Inde mystérieuse  » revisite les codes des maharajas d’autrefois. John Galliano pour Christian Dior, bien sûr, qui dans sa dernière collection croisière se réapproprie les splendeurs du Raj. Mêmes envies de broderies chez Nicolas Guesquière pour Balenciaga, d’imprimés cultes adoptés par les hippies de Goa chez Alexander McQueen, de couleurs d’épices et de curry pour Carolina Herrera. Sans oublier Hermès qui, à quelques mois de l’ouverture de sa première boutique dans l’hôtel Oberoi de New Delhi, a placé l’année 2008 sous le signe de l’Inde.  » Le sari est le vêtement le plus élégant du monde pour une femme « , affirmait même Jean Paul Gaultier dans les coulisses du défilé printemps-été 08.

 » Les créateurs occidentaux nous copient ? La belle affaire, s’exclame Raj de Condappa. Je ne trouve pas cela dérangeant. De jolies femmes qui portent des vêtements colorés, des saris revisités, pourquoi pas ? Mais tout cela, c’est de l’imagerie bollywoodienne.  » Les élégantes à haut pouvoir d’achat à qui les griffes de luxe tentent de faire les yeux doux ne jurent encore que par le streetwear.  » Seul le top management a les moyens de s’offrir un sac Prada « , assurent Nitu et Mubashsharaha, toutes deux informaticiennes dans une société de consultance à Pune, au l’est de Bombay. Pour elles, le look oscille entre jeans et le duo  » salwar – kameez « , le pantalon et top ajusté qui remplace souvent le sari au quotidien.

 » Le prêt-à-porter haut de gamme comme on le connaît en Europe n’a pas d’équivalent en Inde, insiste Rachna Joshi-Nair. Les marques comme Armani, Prada, Dior, Vuitton doivent se faire connaître par la classe moyenne. Créer une envie, une raison d’acheter leurs produits.  » Pas sûr dans ce cas que les nouvelles collections vaguement inspirées des créations indiennes y parviennent.  » Si vous visitez une région du monde quelques semaines et que vous créez une collection sur la base de ce voyage, cela ne peut être que superficiel, très premier degré, regrette la jeune femme. Pour comprendre la culture d’un pays et s’en imprégner, il faut y avoir vécu.  » Pour elle, tout le monde aurait intérêt à prendre exemple sur le Japon.  » Là-bas, le mariage entre tradition et design occidental est particulièrement réussi. « 

La clé du succès de ce métissage viendra aussi des créateurs indiens qui sont de plus en plus nombreux à exporter leur talent et à jouer à fond la carte des mélanges. Anoushka Shankar, fille du grand Ravi Shankar et demi-s£ur de Norah Jones, laisse prendre à son sitar des accents jazzy. Chef étoilé du Benares, à Londres, Atul Kochhnar met subtilement en scène des recettes qu’il découvre à chacun de ses retours au pays. Acteur – il interprète le chef de train dans le film de Wes Anderson – et joaillier, Waris Ahluwalia, chic sikh new-yorkais, fait produire ses collections de bijoux branchés dans les meilleurs ateliers de Rome et de Jaipur. Quand au styliste Manish Arora ( lire pages 50-51), invité de la Fashion Week parisienne en septembre dernier, il manie avec la même fantaisie des imprimés mettant en scène des divinités indiennes ou la célèbre tour Eiffel.  » Manish Arora ? Il est trop occidental… et aussi trop cher pour nous « , s’écrie Nitu. En Europe, pourtant, on le célèbre pour son irrésistible  » indian touch « … Encore une autre facette de la célèbre complexité indienne.  » Tous ces échanges sont encore trop récents « , constate Rachna Joshi-Nair.  » Nous sommes en train de basculer de la culture du  » nous  » à la culture du  » je « , écrivait, lors du lancement du Vogue India en septembre dernier, la rédactrice en chef Priya Tanna. Chaque femme indienne financièrement indépendante découvre aujourd’hui le plaisir de consommer sans se sentir coupable.  » Et de passer sans remords d’une petite robe de cocktail noire signée Prada au sari brodé de fils d’or des grands soirs…

(1) En salle dès le 19 mars prochain.

(2) In The International Herald Tribune,

6 décembre 2007.

(3) In The Hindu, 14 octobre 2005.

Isabelle Willot

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content