Loin de l’orientalisme romantique dépeint par l’Occident, la belle byzantine se révèle une ville cosmopolite et survoltée.

L a Turquie est-elle en Europe, oui ou non ? Si la question faisait débat aux dernières élections européennes, elle est largement dépassée à Istanbul. Entre deux mers et deux continents, cette mégalopole de 8 millions d’habitants, dont la moitié a moins de 25 ans, se sent déjà européenne, toujours orientale, et de plus en plus cosmopolite. Ceux qui connaissaient la belle byzantine à travers l’orientalisme romantique de Pierre Loti ou les mosaïques de Sainte-Sophie devraient rafraîchir leur regard en partant pour les bords du Bosphore. Miss Univers est un jeune mannequin turc, et c’est un groupe local û chantant en anglais û qui a remporté l’Eurovision 2003. Festivals de musique et de théâtre s’y enchaînent, la Biennale d’art contemporain jette des ponts entre les artistes des cinq continents, et les amateurs de world music y on trouvé un havre, sous l’impulsion du musicien soufi et DJ Mercan Dede. Bref, Istanbul grimpe au baromètre des mégalopoles arty et noctambules, n’ayant plus rien à envier à New York ni à Barcelone. A entendre bruisser cette formidable énergie, on sent que le meilleur est encore à venir.  » Ne parlons pas d’Europe ou d’Asie, Istanbul est une synthèse, observe Hale Kizil Irtem, une jeune journaliste de 30 ans, cheveux rouges et courts, lézard tatoué sur l’épaule. Moi aussi, je suis une synthèse : je vis comme une Européenne, mais je ressens en permanence les effets de ma culture asiatique.  » Et c’est bien ainsi qu’elle envoûte, cette méduse urbaine, et qu’il faut la parcourir. En balançant sans cesse entre Orient et Occident, entre décadence et mysticisme, entre terre et mer. Entre les vertiges d’un avenir survolté et les lumières du passé.

Voici, juste à propos, que le taxi jaune qui nous emmène depuis l’aéroport, au bord de la mer de Marmara, entame un ultime virage au pied des murailles du sérail, le palais des sultans ottomans. Et soudain Istanbul se dévoile, immense. Ses sept collines étalent leur anarchisme urbain jusqu’au pied du Bogazi, la gorge, comme on appelle ici le Bosphore : la matrice d’Istanbul, qui donne à la mégalopole sa lumière et son atmosphère si particulières, toujours encombrée d’un trafic incessant de pétroliers géants, de ferry-boats reliant les deux rives comme des métros et de frêles chaloupes de pêcheurs chahutées par les flots.

Puisque la ville est née ici, sa découverte peut commencer par le quartier de Sultanahmet, où se concentrent ses plus glorieux monuments. Parfait pour la première journée, histoire de réviser ses classiques. Au palais de Topkapi, on peut certes méditer sur les fondations européennes en passant sous Babüssaade, la porte de la Félicité, édifiée au XVe siècle, l’épicentre de l’Empire ottoman lorsqu’il régnait sur un bon tiers du Vieux Continent. Mais il faut surtout visiter le harem, labyrinthe de légendes et de fleurs, ciselées dans le marbre ou grimpant, multicolores, sur les murs recouverts de faïences jusqu’au plafond. Suivent Sainte-Sophie, la plus grande des basiliques byzantines (ces temps-ci malheureusement encombrée en son ch£ur d’un immense échafaudage), et, en face, baignant dans l’azur de ses précieuses mosaïques, la mosquée Bleue. Non loin des deux, sous les pavés et les tilleuls ombrageant l’immense place, se cache une merveille : la citerne byzantine de Yerebatan. Sous les voûtes de brique tenues par 336 colonnes, la plus belle des citernes souterraines antiques, construite par l’empereur Justinien, coule quinze siècles d’heureux clapotis, imperméable au chaos moderne qui la couvre. Une passerelle zigzague entre les colonnes, au-dessus d’une eau cristalline, éclairée par un jeu de lumières sous-marines où frétillent quelques carpes. Le lieu, magique, est investi d’£uvres conceptuelles à chaque édition de la Biennale d’art contemporain.

Avant de quitter la rive sud de la Corne d’Or et ses musts, une ultime merveille byzantine vaut le détour : Saint-Sauveur-in-Chora. Préservée des hordes touristiques, oubliée au pied des anciennes murailles occidentales de la cité, cette ravissante église du XIe siècle abrite de purs chefs-d’£uvre en mosaïques du XIVe siècle, contant la vie et les miracles du Christ. Derrière l’église, un petit jardin invite à la méditation. Une parenthèse de verdure dans un quartier calme et populaire, dont il faut se délecter : elles sont rares sur la rive nord, là où nous attend l’Istanbul contemporain, encombré et bouillonnant.

On franchit donc le pont de Galata, avec la tour du même nom en point de mire. Est-ce l’escalade, ou l’atmosphère bohème de ses vieux immeubles abritant des artistes, des galeries d’art et des petits cafés, qui donne à ce quartier un air montmartrois ? Les escaliers débouchent enfin sur une longue avenue piétonnière, traversée par un brave tramway rouge, couinant et bondé. Bienvenue sur Istiklal Caddesi (prononcez  » djadesi « ), l’avenue de l’Indépendance, la colonne vertébrale de la vie culturelle et noctambule stambouliote. Sur ses flancs se déverse un dédale de ruelles, de passages couverts et d’impasses, éclairés par les enseignes clignotantes, des centaines de tavernes, étals de breloques, clubs underground, cafés-galeries d’art et boutiques New Age. Au pied des hauts immeubles rococo récemment restaurés se succèdent cinémas, cafés, librairies, boutiques de streetwear et de musique, où l’on fait la chasse aux indirim, les soldes. Car Istanbul est aussi le paradis du shopping et des fashion victims : on y trouve tout, trois fois moins cher… Le reste de l’après-midi s’égrène dans les venelles escarpées de Cukurcuma, à chiner dans les boutiques des brocanteurs et des antiquaires en contrebas du lycée de Galata, avant de faire une pause dans l’ambiance zen et branchée du Limonlu Bahçe, le  » jardin des citronniers « .

A la nuit tombée, on s’invite à un vernissage de la Galerie VII, en face du passage Markiz, le nouveau lieu chic où l’on croise le Tout-Istanbul. A l’heure très aléatoire du dîner, le choix est difficile. Tavernes à vin, grillades anatoliennes ou cuisine fusion chez Changa, genre carpaccio de coquilles Saint-Jacques à la japonaise arrosé d’un chardonnay australien ? Finalement, on choisit de grimper au  » grenier « , le Tavanarasi Restoran, un lieu favori de la jeunesse nomade et artistique, pour dîner avec la ville illuminée à ses pieds. Au dernier étage de cet immeuble du quartier d’Asmali Mescit, aucune chance de croiser un touriste. A la table voisine, on fait connaissance avec des musiciens du groupe Harem, que son métissage musical classe parmi les meilleures formations de world music. Ils sortent d’un concert au Babylon, la scène la plus réputée d’Istanbul pour sa programmation musicale (surtout ethnique, électro ou jazz). Plus tard, il faudra choisir parmi les centaines de bars et de clubs du quartier.  » Je veux boire du vin à Galata, me saouler à Beyoglu et tomber amoureux d’une fille à Cihangir.  » C’est une vieille chanson grecque qui le dit…

Antoine Ozeel

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